Quand le langage s’éteint.


Il vient d’avoir 18 ans. C’est un adulte. Pourtant, à le regarder longuement, c’est plutôt l’impression d’un jeune enfant qu’il me laisse. Un jeune enfant perdu. Un corps svelte, maigre, fragile. De grands yeux noirs, sombres, tristes, mais profonds, qui vont vite devenir le lien entre lui et moi, notre seul moyen de communiquer. Sa bouche est fermée, que dis-je, soudée ! Elle bouge, s’exprime en mimique, mais à aucun moment ne laisse passer ne serait-ce qu’un filet d’air. Je donnerai beaucoup pour partager un repas avec lui, afin de vérifier qu’elle n’est pas définitivement fermée, cette bouche…

Il m’inquiète, beaucoup. A chacune de mes visites, je sais qu’1 millier de questions vont me poursuivre les nuits et jours à suivre. Son regard, rempli de larmes, aussi. Mais, me sachant l’unique lien entre lui et l’extérieur, entre lui et sa vie d’avant, sa vie de lycéen comme les autres, je continuerai d’y aller.

Quand je pousse la porte de sa maison familiale, il me fait l’honneur de quitter sa chambre, pour venir nous rejoindre, sa mère et moi, dans la salle commune. Si je parle d’honneur, c’est parce que c’est exceptionnel. Son quotidien se passe dans sa chambre, avec 2 seules sorties dans la journée, au moment des repas, repas qu’il prend seul, à l’écart. Alors pour moi c’est un honneur qu’il me fait, à chaque visite. Je pense aussi que cela doit être un très gros effort, de rester, 1 heure avec nous, nous qui parlons, lui qui reste muet.

Pourtant, à chaque nouvelle visite, je m’adapte de mieux en mieux à la situation, faisant abstraction de tous les obstacles. L’absence de parole de mon interlocuteur privilégié ne me met plus mal à l’aise. Je m’y suis fais, développant même des stratégies de communication.

Je m’efforce de le regarder dans les yeux, de le solliciter, de lui parler sans relâche, de lui poser des questions et de réagir à ces hochements de têtes, ses gonflements de joues, ses regards changeants.

J’ai l’immense espoir de le voir me parler, me dire un mot, m’écrire un mot, une phrase, ou tout simplement me faire un geste me demandant de l’emmener, de le sortir de cet environnement où il semble sombrer.

Timidité maladive, mutisme, autisme, dépression, psychose…. tant de diagnostics inquiétants qui pourraient expliquer la situation de ce jeune.

Moi, ce que je vois, c’est un enfant qui souffre, qui souffre tellement qu’il est en train de se couper du monde. C’est un jeune adulte qui, à l’aube de sa majorité, à l’aube de son premier diplôme, arrête sa vie. Il arrête sa vie scolaire, sa vie sociale, sa vie communicative. Il s’enferme dans un quotidien solitaire inquiétant. Il me laisse l’impression, tant physiquement que psychologiquement, de redevenir un petit enfant.

Demain, je vais de nouveau entrer dans son chez lui, m’assoir face à lui, caresser ses chats, et tenter d’entrer en communication avec lui, tenter de trouver le mot, le geste qui pourrait le faire changer d’avis, le faire revenir avec nous, dans sa vie. Je vais à nouveau plonger dans son regard à la fois profond et sauvage, et tenter de comprendre, comment, on peut, consciemment ou inconsciemment, décider un jour, par la perte de parole, de quitter le monde.

19 réflexions sur « Quand le langage s’éteint. »

  1. [b]Courageux témoignage.

    Votre métier, Fata, est un sacerdoce, et il vous faut beaucoup d’abnégation, et un psychisme particulièrement bien équilibré, pour que, lorsqu’il est l’heure de rentrer dans votre foyer, vous puissiez ne rien laisser paraître devant votre petite famille.

    J’aurais été incapable d’exercer votre métier.

    Au plaisir de vous lire

    SOPHY[/b]

  2. Bonjour Sophy,
    merci pour votre commentaire.
    Je crois effectivement qu’on ne peut exercer ce genre de métiers correctement que si on aime le faire ! Mais c’est valable pour tous les métiers, non ?!
    En parler avec des collègues m’aide beaucoup pour faire la coupure avant de rentrer chez moi, et écrire me permet aussi de pouvoir relativiser.
    Bonne journée.

  3. Bonjour Eleina,
    je vous avoue qu’après ma première visite à ce jeune homme, j’étais totalement bouleversée, et me suis écroulée dans ma voiture !!
    Bonne journée

  4. Tu es sa fenêtre sur le monde et sa porte de sortie, qu’il n’ose pas encore emprunter.
    Je suis certain que tes gestes seront des clés pour aimer le monde.
    Les chats sont peut-être aussi, des « espaces transitionnels » qui vous unis et pour lui, de lien avec les autres.
    Dans ses silences, il doit certainement te dire beaucoup plus qu’il n’y parait.
    Bravo et courage Fata, sa petite lumière finira par s’allumer!

  5. [b]je ne sais pas si le langage s’éteint,
    mais en tout cas il y a un gross Problem de moderation
    sur C4N AVEC LA MISE AUX OUBLIETTES DES COMMENTAIRES :
    [u]ON SE CROIRAIT REVENU AU TEMPS DE ROBERT LE DIABLE[/u] !!![/b]

  6. Joaquim, si seulement il pouvait t’entendre et comprendre que le monde peut être fait de lumière ! Merci pour tes encouragements.
    Biz

  7. [quote]J’ai l’immense espoir de le voir me parler, me dire un mot, m’écrire un mot, une phrase, ou tout simplement me faire un geste me demandant de l’emmener, de le sortir de cet environnement où il semble sombrer.

    Timidité maladive, mutisme, autisme, dépression, psychose…. tant de diagnostics inquiétants qui pourraient expliquer la situation de ce jeune. [/quote]
    Fata, conservez cet espoir car à un moment où à un autre, d’après votre récit, il fera un geste…C’est tellement fort déjà de passer UNE heure (en silence en plus)en votre compagnie. Le regard établit déjà une lueur de communication, un contact tenu mais réel.
    Votre témoignage me serre le coeur:donnez-nous des nouvelles de ce jeune homme,…

  8. Bonjour Siempre,
    je suis heureuse que d’après mon récit, une lueur d’espoir en chacun de vous pointe !! Cela va m’aider à continuer, car chaque rencontre me coûte…
    Je vous donnerai des nouvelles.
    Bonne journée.

  9. Mais comment vous dire fata , sans risque de bouleverser votre raison résonante, ou votre perception du monde, de l’autre, de toute altérité, que : plus que vous ne le pensez – ou savez – c’est lui qui vous éclaire, vous illumine… vous rapproche de l’indicible compréhension de ce qui vous sépare encore s’en doute de votre conditionnement à l’affect qui vous empêchera de créer tout lien subsumant avec lui.
    Ecoutez donc vos mots, oserais-je vos maux … voici la description de, vous le dites vous-mêmes, votre impression: « [i]c’est plutôt l’impression d’un jeune enfant qu’il me laisse. Un jeune enfant perdu. Un corps svelte, maigre, fragile. De grands yeux noirs, sombres, tristes, (…) Sa bouche est fermée, que dis-je, soudée ! (…) Son regard, rempli de larmes, aussi. Mais, me sachant l’unique lien entre lui et l’extérieur, entre lui et sa vie d’avant, (…) Je m’efforce de le regarder dans les yeux, de le solliciter, de lui parler sans relâche, de lui poser des questions et de réagir à ces hochements de têtes, ses gonflements de joues, ses regards changeants.
    J’ai l’immense espoir de le voir me parler, me dire un mot, m’écrire un mot, une phrase, ou tout simplement me faire un geste me demandant de l’emmener, de le sortir de cet environnement où il semble sombrer.
    Timidité maladive, mutisme, autisme, dépression, psychose…. tant de diagnostics inquiétants qui pourraient expliquer la situation de ce jeune.»/i]
    Et toujours et encor ces impressions qui vous submergent: « Moi, ce que je vois, c’est un enfant qui souffre, qui souffre tellement qu’il est en train de se couper du monde. Il s’enferme dans un quotidien solitaire inquiétant. Il me laisse l’impression, tant physiquement que psychologiquement, de redevenir un petit enfant.[/i]
    Et vous esquissez une réponse, la réponse sans vous y attarder, sans même prendre le temps de vous y appesantir et saisir ainsi VOTRE résolution, cette résolution à cet affect qui vous submerge et vous empêche toute approche permissive et la connexion véritable: « [i]Je vais à nouveau plonger dans [b]son regard à la fois profond et sauvage[/b], [u]et tenter de comprendre, comment, on peut[/u], consciemment ou inconsciemment, décider un jour, par la perte de parole, de [u]quitter le monde[/u][/i].»

    Si vous ne jouez pas avec vos maux mis en mots sous lyrisme qui semble toucher tous les contributeurs (trices)… soyez d’abord lucide à votre antinomie de ce telling story: » son regard rempli de larme « / » son regard à la fois profond et sauvage « …

  10. Son approche, si elle est autistique, est déconnectée de tout affect (soit d’abord personnel, et/ou inductivement transrelationnel) seule sa conciliation avec une animalité qu’il pressent intuitivement libre et sauvage lui permettra de créer un lien, une connexion à lui-même à travers l’animal. En l’occurence cheval , dauphin, certainement, chat, chien, peut-être, lui permettront de re-parcourir le chemin qui l’éloigne de ce que l’on nomme humanité ; s’il est en dépression, et si l’aide d’antidépresseur(s) est parfois utile (rarement à son âge), il faut avant tout le sortir de son habitat quotidien et de ses nouvelles habitudes ainsi acquises en et dans son isolement, et, au grand air, face à la nature, le mettre à l’épreuve d’un projet de groupe à accomplir et du seul engagement qu’il choisira lui-même de faire afin de reconstruire cet élan, son élan de vie: ELAN VITAL qu’il semble avoir perdu. Une autre perspective est de le laisser devenir performer, j’entends lui donner ou le laisser un temps s’enkyster et se révéler par le libre cours accorder à sa créativité quelle qu’elle soit.

    Dépression ou autisme deux directions qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre, mais qui se rejoigne, si sa neuro-motricité est intacte bien sûr, dans la perception qu’il est le seul à prendre, j’entends saisir, de l’environnement qui l’entoure. Et votre descriptif me laisse bien dubitatif quant à l’aide qu’il pourrait de vous s’enquérir.

    Ne prenez pas sous défiance ces quelques mots qui rebondissaient juste sur les maux que vous projetiez.
    – il n’est pas d’impression à avoir, il n’y a que résolution à votre irrésolution, si c’est une aide que vous désirez lui apporter la translation qu’il vous reste à découvrir passe s’en doute par une intégration de vous-même dégagée de tout affect. Et ceux qu’il soit autiste ou dépressif.

    Point de leçon fata, soyez en convaincue, je rebondissais simplement sur le lyrisme décalé de votre tellin’ story, concernant l’approche autistique ou dépressive.

    bien amicalement

  11. Bonjour Hasta Siempre,
    merci pour votre contribution, intéressée et intéressante.
    Relater ici cette expérience est avant tout pour moi un moyen de m’en défaire affectivement et de prendre distance avec ce qui me bouleverse. Ecrire est « ma thérapie ».
    Professionnellement, cette situation dépasse mes compétences. Mon rôle est de faire le relais avec des professionnelles plus compétents, mais aussi qui peuvent se déplacer puisque ce jeune n’est pas sorti depuis septembre. Et la problématique ne s’arrête pas au psychisme du jeune… je n’ai pas développé ici la problématique globale pour laquelle j’interviens, ce n’est ni le lieu, ni le but.
    Je ne suis pas psy, et laisse donc le professionnel psy faire son diagnostic et tenter de donner du soin à ce jeune.

    Bonne journée.

  12. Bonsoir HASTA Siempre, 1)
    « une intégration de vous-même dégagée de tout affect ».
    Me voici bien étonnée. Je n’exerce pas la profession que je puis supposer de Fata. Je n’exerce pas non plus la vôtre qui me semble plutôt psychologique.
    À mon humble (ce qui est complètement faux) avis, on ne peut , vis-à-vis de quiconque, se dégager de tout affect et il y aurait, dans cette façon là, un petit parfum de je-m’en-foutisme pour les autres, de « l’écoute, c’est peut-être mon métier, mais ne me demandez pas de m’intéresser à la personne », « on se voit une 1/2 heure et à la semaine prochaine », etc. Quoi que vous sembliez en penser, l’être humain a besoin qu’on s’intéresse à lui, qu’on lui offre une certaine empathie, un peu de douceur (moi, la schlague, je la réserve aux Sarko et autre Le Pen). Sans faire partie le moins du monde d’un quelconque secteur social ou médical, il m’est arrivé de passer beaucoup de temps avec des personnes (je dis des personnes, pas des gens)à écouter ou bien à parler sans qu’ils me répondent forcément.

  13. Hasta, 2)

    La plupart du temps, ces personnes repartaient en me disant, simplement : « ça m’a fait du bien, d’être un peu avec vous. » D’accord, derrière, j’avais mes heures supplémentaires, celles que je n’avais pas consacrées à mon travail. Mais l’HUMAIN, Siempre, l’humain, qu’en faîtes-vous ?
    Il en faut de l’affect. Il en faut à nouveau et il est bon qu’il se développe. C’est avec lui, dans son côté : « je fais attention à toi, je te comprends – ou, au moins, tu vois, j’essaie, j’essaie car je vais y arriver –  » Un geste de sympathie, un sourire franc, vrai, qu’on y arrive. Fata, ce qui est formidable, est que ce jeune homme ait des chats. On devrait, d’ailleurs, prendre beaucoup exemple sur leur comportement. Dans une famille, ils choisissent leur humain préféré, restant toujours très discrets, très affectueux – avec un affect très développé. Ils m’ont beaucoup appris. J’en ai un peu assez des psy (pas beaucoup fréquentés mais pas mal de copains – hilarants -). Ils ont des schémas, des cases, il faut rentrer dedans, à tout prix. Vous ne me ferez pas le coup, j’ai compris le système dès l’enfance, je l’ai rejeté et j’ai très bien réussi ma vie : sans aucun moule, au contraire. Si on prend soin de ne pas le bousculer, de ne pas vouloir le remettre dans la « norme », de chercher à dégager, petit à petit ce qui lui fait envie, ce qui l’attire, il est vraisemblable qu’il paraîtra, toute sa vie, un curieux personnage mais qu’il la fera, sa vie. Il a sans doute vécu un choc, une situation traumatisante, peut-être, qui s’est matérialisée comme telle sur plusieurs semaines. N’en faîtes pas un « cas clinique », ni de lui, ni de Fata qui agit… humainement (affect !) Espérons donc qu’un jour ceux qui ont reçu le même formatage (entendu dans la bouche d’un jeune professionnel de 32 ans…)finiront par comprendre la vieille rengaine : « loin de me léser, mon frère, tes différences m’enrichissent ». Car nous avons droit à la différence, dans les limites de la liberté, de l’égalité et surtout, de cette fraternité que le monde occidental essaie vainement de reconstruire sur les ruines d’un capitalisme effréné. J’ai toujours eu pour principe de tendre la main, d’aider au maximum et, comme ma mère me l’a enseigné (ah, mais nous y voilà !),transmettre à autrui ce que j’ai eu la chance de recevoir. Mais Bon Dieu ! Quel affect ! Allez, une louche de plus :
    « Que la paix règne sur la terre et l’amour dans le coeur des Hommes. »
    Elle a tout pour plaire, la Gribouille…

  14. Chair Gribouille,

    je pense qu’à la re_lecture de cette contrib tu te rendras compte que, de la ti phrase qui t’as fait rebondir, tu retrouveras aisément la réponse à ton sursaut. Il n’y a rien en ce que vous dites qui s’éloigne de la mienne, ou alors me suis-je vraiment mal exprimé, ou fait comprendre.

    Vous dites… (euh… tu dis): « on ne peut , vis-à-vis de quiconque, se dégager de tout affect et il y aurait, dans cette façon là, un petit parfum de je-m’en-foutisme pour les autres, de « l’écoute »
    – ce je m’en foutisme que vous y corréler est indu. (ceci dit cette superposition est très souvent commise)

    Il est curieux… effet de synchronicité (ou pas ), que sur ce sujet précisément, mon article de ce matin ait été relégué par la modération dans les limbes (de ce qui ne semble pas correspondre) de leur conditionnement. Mais je m’engage à l’éditer ici en contrib selon ta réponse à venir.

    Te renvoie nonobstant sous cet article: [url]http://www.come4news.com/l-agonie-du-travail-944414[/url] , à certaines de mes contribs qui pourraient, s’en doute, te faire ricocher sur l’étale flot de l’instant, et incidemment éclairer davantage mes propos ici.

    sourire

    [u]NB:[/u] autre corrélation:
    [url]http://www.come4news.com/la-philosophie-au-lycee,-est-ce-utile-958192[/url]
    – bien que mon développement en ait été censuré.

    Gardons_nous et Re_gardons_nous

  15. Merci Gribouille pour votre contribution.
    Aucun travailleur social (enfin je crois, j’espère) ne peut mettre totalement de côté ses affects. Travailler souvent, et de si près avec l’humain ne rend pas insensible, tout au contraire. J’espère vraiment ne jamais être blasée par les situations difficiles.
    Juste une petite réaction par rapport aux animaux: quasiment dans toutes les familles que je rencontre à domicile, l’animal est présent (chien, très souvent chat), et à toute sa place !
    Bonne journée.

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