L’affaire Merah reste certes dans les esprits, mais du fait que le chasseur alpin Cédric Cordier, victime d’une tentative d’assassinat à La Défense, ne souffrira sans doute que de séquelles psychologiques, l’opinion française n’est guère mobilisée ou sensibilisée contre la propagande jihadiste. Il en est tout autrement au Royaume Uni où le ministère de l’Intérieur, relayé et amplifié par la presse conservatrice, envisage de censurer les supports appelant au jihad, directement ou indirectement,  à la suite des funérailles du fusilier-tambour Lee Rigby et de la sixième arrestation liée, de près ou de loin, à cet acte de guerre.

Ce n’est certes pas pour abonder dans le sens de Riposte laïque que je me fais ici l’avocat du démon (sheitan) en soutenant que la question du djihad (ou jihad) pose un très sérieux problème aux autorités laïques et religieuses soucieuses d’endiguer la propagande islamiste radicale. On aura beau tergiverser, édulcorer, se lancer dans des exégèses, gloser, tout rappel de textes fondamentaux de l’islam des origines peut justifier pleinement – quelles que soient les écoles traditionnelles admises par la religion musulmane – qui interprète la lutte contre toute atteinte à n’importe quelle composante d’une population musulmane en tant qu’obligation personnelle de riposter.

Je ne m’en voudrais de mettre en doute la bonne foi des aumôniers militaires musulmans des armées françaises et britanniques, mais ils ne sont crédibles qu’auprès de celles et ceux qui veulent bien admettre leurs interprétations alors que rien ne les y engage formellement.

Il faut considérer deux choses… D’une part, aucune fatwa, aucun mot d’ordre d’un quelconque imam ou ayatollah n’oblige vraiment un musulman à l’admettre en son for intérieur, il s’en trouvera toujours un autre pour soutenir autre chose, voire l’inverse. Cela vaut bien sûr dans les deux sens : celui de l’apaisement tout comme la radicalisation. D’autre part, tout pays sur lequel s’élève une mosquée peut-être considérée terre d’islam à jamais (même si le bâtiment est régi par un bail emphytéotique théoriquement caduc à terme), et tout musulman résidant dans un pays « voisin » (au sens large) d’une terre d’islam peut se sentir fondé à se livrer au jihad. Seul·e·s les faibles d’esprit, les gravement handicapés, quelques autres, et non les femmes et les enfants (voire les esclaves) sont dispensés de l’obligation de riposter.

Or, et la presse anglaise (Guardian, Independent…)  s’en fait l’écho, notamment avec des caricatures de drones, il est indéniable que des populations musulmanes fassent l’objet d’attaques pouvant provoquer les fameux « dommages collatéraux » frappant des civils.

Au Royaume-Uni, le MI5 en est à six arrestations découlant du meurtre du « tambour Rigby » (en fait un soldat d’élite ayant été engagé en Somalie et Afghanistan). La BBC, notamment, a fait état des propos de divers chefs religieux ayant séjourné en Grande-Bretagne et soutenant les assassins. Du coup, Theresa May, ministre de l’Intérieur, s’interroge sur l’opportunité de censurer les « hate preachers », tant bien même n’appelleraient-ils pas clairement à la violence… tout en justifiant, par le rappel des textes, implicitement, celles et ceux qui s’y sont livrés.

Ce qui fonderait tout islamiste à faire état d’atteintes à la liberté d’expression.

Arthur Martin, du Daily Mail, s’est intéressé à « l’encyclopédie de la haine ». Ou plus exactement des haines, puisque l’islamophobe est le pendant de la jihadiste. Il mentionne le nouveau magazine Azan qui, après Inspire et d’autres, soutient la thèse d’une troisième guerre mondiale à laquelle toute musulmane, tout musulman, se doit de participer.

Les termes « jihad » et « obligation » étant de graphies identiques en anglais et en français, il est facile, via un moteur de recherches, de prendre conscience de l’ampleur du phénomène. Bien sûr, parmi la myriade de pages que fait remonter la requête, on trouvera des réfutations (véhémentes, haineuses, condamnant l’islam en bloc, ou se voulant factuelles, ou tentant de minorer ou magnifier la portée des textes, en leur conférant une signification purement spirituelle).

Mais en se contingentant aux seules pages en français, il est très clair que les thèses les plus radicalement belliqueuses, s’appuyant sur l’interprétation littérale des textes, prédominent. C’est moins évident dans les commentaires. Certains vont dénoncer le terrorisme « aveugle » (notamment dans leurs pays d’implantation), tout en estimant justifiée la riposte (jusqu’à la résurrection de la fin des temps) dans les pays à dominantes musulmanes.  Une large partie des musulmanes et musulmans (qui n’est pas forcément majoritaire, tout comme l’islam n’est pas forcément toujours prédominant dans la population de culture musulmane) admet fort bien que toute ingérence extérieure dans un pays musulman est parfaitement condamnable et doit être combattue.

De toute manière, l’aval d’un émir, ou sa condamnation, est secondaire : quiconque se veut moujahidine, où qu’il se trouve, tout comme Breivik, l’auteur des tueries d’Oslo et Utoya, peut se sentir fondé dans ses convictions intimes.

L’autre élément plaidant pour le maintien de telle propagande, imprimée ou en ligne, tient à ce que les services de contre-terrorisme seraient encore plus démunis, en dépit de leurs échecs, de leurs tris parfois « malchanceux » (affaires Merah ou Adebolajo-Adebowale et consorts, Tsarnaev…), pour surveiller et prévenir en son absence.

Favoriser l’expression islamique pacifiste (ou permettant à des aumôniers militaires musulmans d’accorder leur bénédiction) est une option ; restreindre la propagande belliciste islamiste une autre ; s’en prendre à toute manifestation ostensible (par exemple, interdire, dans les universités et autres lieux, des réunions lors desquelles hommes et femmes sont séparées) une troisième…

La presse britannique évoque souvent la censure ayant visé les thèses nationalistes irlandaises. On pourrait ici évoquer les nationalismes corse, basque, voire breton… Mais qui peut dresser un bilan et en tirer des conclusions définitives, irréfutables ?

On redécouvre « l’enfer » de l’ORTF. Les appels de l’OAS n’ont jamais été diffusés sur les ondes métropolitaines. Pour quel résultat ? Même s’ils ne l’avaient été qu’au nord ou au sud de la Loire, à l’est ou l’ouest du méridien de Paris, en vue d’en mesurer l’impact, quelles conclusions aurait-on pu en tirer ?  

Aucune unanimité (de la classe politique, dans les services, l’opinion) n’est envisageable, et il serait très difficile de dégager une majorité fiable. Évidemment, on peut préjuger de la réponse à une question brute telle que : « faut-il censurer la propagande islamiste ? ». Mais où commence-t-elle ? Quels sont les critères objectifs ? Soutenir que le retrait total des troupes françaises d’Afghanistan (il est massif, mais partiel), du Mali (et pays voisins) est souhaitable est-il assimilable à de la propagande islamiste ? Je suis plutôt favorable à l’un, plutôt réticent pour l’autre, sans pouvoir fonder ad vitam mes arguments sur des bases irréfragables.

« Mille scolastiques sont venus ensuite, comme le docteur irréfragable, le docteur subtil, le docteur angélique (…) qui tous ont été bien sûrs de connaître l’âme très clairement », écrivait Voltaire.

L’Ofcom britannique (qui n’est pas le quasi-équivalent du CSA français) pourrait voir ses pouvoirs renforcés. Déjà, depuis 2010, 5 500 « items » (sources, soit sites entiers, brochures ou éléments, commentaires, on ne sait) ont été mis « hors ligne » ou interdits de publication.

Il est à présent envisagé de fermer des madrassas, de tenir pour responsables les animateurs des mosquées invitant des prédicateurs indésirables, &c.

Le « jeu » en vaut-il la chandelle, les budgets non négligeables que cela implique, et du fait que j’ai consulté nombre de sites islamistes afin de rédiger cette contribution, me verrais-je recevoir la visite d’enquêteurs (qui ont fort à faire plus utilement par ailleurs) auxquels j’ouvrirai volontiers ma porte ?

L’opinion britannique s’est divisée à propos de la couverture des événements de Woolwich par la presse, bien davantage que la française après que des dires de Mohamed Merah aient été rapportés textuellement. Même les rédactions sont partagées : n’a-t-on pas infligé des souffrances à la famille de la victime, s’est-on, par sensationnalisme, prêté à une involontaire propagation des thèses des djihadistes meurtriers ? Les médiateurs, au sein des rédactions, font part des remarques recueillies (fort diverses, il est aussi reproché d’avoir entretenu l’islamophobie), et tentent de ne pas trancher sans s’embarquer dans des développements emberlificotés. Dur métier…

Divers groupes du style Islam4 (for, pour le Royaume-Uni, Islam4UK, la Belgique…) ont été prohibés, si ce n’est vraiment dissous. Il est question d’étendre ces mesures à des groupes ou supports n’appelant pas clairement au jihad et au terrorisme tout en faisant copieusement état. Ceux propageant, favorisant « la haine et la division ». Sur quelles bases légales qui n’incrimineraient pas une communauté particulière, et comment le faire sans, par exemple, durcir les réactions face aux groupes islamophobes (comme la British Defense League) qui mordraient sur la ligne « blanche » ?

Le débat serait de même teneur en France et les divers « identitaires » pourraient tout autant s’opposer à une « police de la pensée ».

On comprend que les plus circonspects véhiculent le message « hâtons-nous, mais lentement ».

La majorité parlementaire britannique (conservateurs et libéraux-démocrates) n’est pas seulement divisée, mais clivée (la ligne de démarcation étant floue, y compris à l’intérieur de chaque formation).

Il pourrait en être de même en France, tant dans la majorité que dans l’opposition (à l’instar de ce qui se présente avec le mariage pour tous, l’union civile élargie, le devenir de la législation sur le mariage, à restreindre ou étendre). Les musulmans britanniques « mainstream » sont tout aussi interpellés.

À fort juste titre, Yasmin Alibhai Brown, dans The Independent, relève que, lorsqu’un Breivik ou un autre (terroristes de l’IRA dans sa tribune libre), passe à l’acte, agnostiques, athées ou chrétiens des civilisations occidentales ne ressentent pas le besoin de battre publiquement leur coulpe sur le mode du quel serpent avons-nous nourri en notre sein. Elle est moins convaincante, à mes yeux, en écrivant « arrêtons de nous étendre sur ce que nos textes sacrés disent ou ne disent pas » (soit de ressasser d’anciennes histoires). Mais tout à fait fondée à relever que nombre de musulmanes et musulmans, parmi les plus libéraux et démocrates, se laissent gagner par l’envie de faire déporter les djihadistes le plus loin possible, « sur une île lointaine, glacée », où ils pourront sans fin se monter la tête à propos de leur califat. Il n’est pas sûr que les habitants des Falklands (Malouines) ou de Sainte-Hélène aient fort envie de ce voisinage, même au large… Cette référence indirecte à Alcatraz ou Guantanamo m’évoque aussi des rafles, des déportations indiscriminées. Mais j’admets devoir me réfréner pour ne pas abonder le propos de Yasmin A. Brown… avant de songer que tout un archipel n’y suffirait peut-être pas.

Pour elle, la réponse consistant à former des imams « approuvés » (par les pouvoirs publics) est largement insuffisante : ces terroristes relèvent de la psychiatrie, progressons dans l’approche de ces cas cliniques. Cela fournit une belle chute, mais n’est-ce pas botter en touche ?

Elle ne croit pas non plus à l’efficacité d’un plus fort contingentement de la propagande islamiste sur la Toile avec un argument fort : c’est malaisé, coûteux, et revient à vouloir vider le puits sous le tonneau des Danaïdes. Mais les autorités se voient contraintes à l’annonce qu’elles vont au moins tenter quelque chose.

Il est très facile de conclure par de belles envolées. Mais cela ne satisfait que son propre ego ou ceux de qui partagent vos vues exprimées (qui parfois dépassent réflexion et même conviction profonde).

La réalité est que toute modération peut-être interprétée telle une mesure timorée ou une démesure répressive. Ce sera toujours trop, ou trop peu.

Du mariage pour tous j’estime qu’il faudra peut-être laisser passer deux législatures pour disposer d’un recul suffisant afin de voir ce qu’il impliquera réellement. Ses adversaires me répliqueront que je me comporte en apprenti-sorcier. Que leur rétorquer d’irréfutable ?

Sur la prévention des attentats djihadistes, et le tarissement de la propagande islamiste, on dispose certes d’expérimentations (en divers pays), radicales (Libye, Tunisie des dictatures), composites (Maroc, avec un parti islamique majoritaire), et des approches occidentales diversifiées, temporaires (le Prevent agenda britannique par exemple), réversibles, évolutives.

Manuel Valls prône l’intransigeance en s’appuyant sur des exemples d’expulsions (celle de l’imam Mohamed Hammami étant censée en précéder d’éventuelles autres et faisant suite à celles d’imams ou militants étrangers du temps de Claude Guéant). La fédération Foi et Pratique, dont ce « cheikh » était le président, dispose encore d’un site (aux contenus étiques, voire expurgés) accédé ce jour même. Elle était considérée, quasi-officiellement, « piétiste prosélyte » (soit pacifique, mais « évangéliste », au sens profane).  

Le Conseil d’État belge, la chambre belge des députés, se dépatouillent du problème : durcissement, statut quo, s’en prendre aux associations elles-mêmes ou seulement à ceux de leurs membres qui dérapent (ou se révèlent).  Nous ne sommes, en France, ni plus guère moins ou davantage futés que nos voisins, ou que les Québécois ou tant d’autres. Admettons-le aussi, athées ou agnostiques, laïques, n’avons pas forcément des vues plus éclairées que celles de nos compatriotes catholiques, protestants, orthodoxes, israélites, bouddhistes (voire &c., et bien sûr musulmans) qui tentent d’animer des « cafés », des « rencontres » interconfessionnelles. Rappelons aussi que les deux djihadistes de Woolwich avaient reçu une éducation chrétienne, présumée « de paix et amour du prochain ».

Mais il faut conclure : eh bien, peut-être, tentez de voir le film de la Tunisienne Nadia El Fani, initialement intitulé Ni Allah, ni maître, qui a dû être renommé Laïcité, Inch’Allah, et son prolongement, Même pas mal (grand prix du documentaire au Fespaco, festival africain). Tentez de les faire projeter en France. Si vous êtes d’accord avec ses propos (voir sur Sisyphe.org), songez qu’avant de blablater (comme moi-même ci-dessus) sur l’approche législative ou réglementaire, il est des causes à défendre, portés par des individualités. Cela comportera peut-être des risques, des retours de bâton, mais il faut bien tenter quelque chose. « Ni haine, ni crainte », écrivait Tocqueville, et tant d’autres après lui. Sachons aussi peut-être pardonner sans oublier… Il faudra bien y parvenir ; en Bosnie, pour ne citer qu’un exemple proche.