Dans un long entretien avec Ali Kayalar (d’Hürriyet, Turquie), le président tunisien Moncef Marzouki a clairement lié problèmes sociaux, pauvreté, et implantation salafiste en Tunisie. Pour lui, il faut distinguer entre les salafistes belliqueux et les autres mais il conçoit aussi que les problèmes sociaux sont la clef de l’implantation d’un islamisme radical qui a de lourdes répercussions sur l’activité économique, et notamment sur le tourisme.
En dépit des récents attentats ayant défrayé la chronique en Turquie, et que son gouvernement attribue à des groupes étroitement liés au régime syrien, le pays reste une destination prisée par les touristes. Selon le président tunisien Moncef Marzouki, la Turquie attire 30 millions de touristes, soit actuellement six fois plus que la Tunisie. Rappelons qu’en 2008, la Tunisie avait reçu plus de sept millions de touristes, dix fois davantage qu’en 1974. Le recul est donc net.
Dans un long entretien donné au quotidien turc Hürriyet, le président tunisien n’a pas abordé directement la question des causes du recul de la fréquentation touristique en Tunisie, mais ce n’est pas s’avancer beaucoup que de les estimer liées à l’image du pays, écornée par l’agitation salafiste radicale. Avec, de la part du gouvernement, des atermoiements, des discours contradictoires.
De ce point de vue, Moncef Marzouki semble encore peut enclin à trancher résolument. Des Tunisiens combattent en Syrie ? « La Syrie est entrée en guerre civile (…) Bien sûr, nous ne croyons pas que participer à une guerre civile soit le jihad. Il s’agit d’une guerre civile étrangère. ».
L’islam tunisien est majoritairement malikite, mais l’influence salafiste, plus rigoriste, est croissante. Avec des composantes diverses, au sein d’un « vaste spectre » incluant aussi des salafistes ne prêchant pas la violence, constate Marzouki. Même les groupes prônant la violence « ne sont pas une menace pour la stabilité du pays, mais pour son image ». Le problème tient à ce que, « derrière la façade religieuse, il y a les problèmes sociaux ».
Le salafisme radical attire des jeunes chômeurs, certains ayant pratiqué la délinquance ou l’usage des drogues, et rejoindre les groupes violents leur procure un sentiment de « réhabilitation sociale ». Un « lumpen prolétariat » croissant a été le déclencheur de la révolution et il peut aussi l’enterrer. « Si nous ne tirons pas deux millions de Tunisiens de la pauvreté, nous aurons échoué car s’il est important d’avoir un État démocratique, il est encore plus important de donner du travail aux gens. ».
Selon lui, la vie politique tunisienne se focalise sur la nécessité d’écarter tout retour à une dictature, qu’elle soit du type de celle de Bourguiba qui concentrait tous les pouvoirs et « devint un dictateur », ou de celui du régime de Ben Ali. « C’est vraiment notre obsession en Tunisie : prévenir une dictature. ». D’où la focalisation sur la répartition des pouvoirs, l’option d’un régime parlementaire s’opposant à celle d’un régime présidentiel.
Il n’empêche que lorsque l’article 5 du projet de constitution admet la liberté de culte religieux mais ne mentionne pas la liberté de pensée ou de conscience, quand il est stipulé d’un côté que tous les citoyens sont égaux en droit mais que seule ou seul une ou un musulman pourra accéder à la tête de l’État, cela peut s’interpréter comme des tergiversations. De plus, Jabeur Mejri, qui avait eu le front de proclamer son athéisme, a été condamné à sept ans de prison, peine confirmée en appel. On lui reproche d’avoir publié des caricatures religieuses sur Facebook et d’avoir commis ainsi une atteinte à la morale et troublé l’ordre public.
L’agence de notation Moody’s vient de faire passer le statut de la Tunisie de Ba1 à Ba2 en l’assortissant d’une perspective négative : « les fondamentaux de l’économie tunisienne sont détériorés, tout retard dans le processus politique aura des répercussions négatives ».
La situation intérieure est fluctuante et l’une des députées d’Ennahdha, Souad Abderrahim, laisse entendre qu’elle entre en dissidence, pourrait se représenter en indépendante, voire même rejoindre Nida Tounes (ce qu’elle a implicitement laissé entendre avant de se rétracter), en raison du « discours religieux ciblé de certains des cadres d’Ennahdha qui ne font pas la séparation entre la prédication et la politique. ». En fait, c’est le processus décisionnaire au sein d’Ennahdha, avec des dirigeants plus égaux que d’autres, et orientant la formation en cercle restreint, qui est mis en cause. Côté Nidaa Tounès, ce n’est guère plus clair, et Chami Remili, de son comité pour la jeunesse, a aussi démissionné en raison notamment des liens renforcés du parti avec l’ex-RCD (parti de Ben Ali).
D’un autre côté, le ministère tunisien a refusé son autorisation à la formation d’un nouveau parti intitulé « Hezbollah Tunisie », lequel viserait l’instauration d’un califat. Il a été aussi procédé à l’arrestation d’un suspect accusé d’avoir concentré un dépôt d’armes à Mnihla. La région du Kef fai- l’objet d’une intervention militaire d’envergure pour retrouver des terroristes repliés depuis Jebel Châmbi.
Mais à l’inverse, l’ambassade des États-Unis s’est plainte d’un verdict trop clément pour une vingtaine de personnes s’étant livrée à l’attaque du consulat américain le 14 septembre 2012. L’Observatoire tunisien pour l’indépendance de la magistrature a protesté en retour. Mais il est vrai qu’une peine de simple emprisonnement totalement assortie de sursis, cela ne se voit en France que pour des vandales fortement appuyés par la FNSEA. Il s’était produit des affrontements, des policiers avaient été blessés, il y avait eu des morts (trois, puis quatre), l’école américaine avait été pillée, saccagée, incendiée…
Le président tunisien souhaite une entente entre musulmans modérés et « laïques modérés ». Mais il ne précise pas ce qu’il entend par là. De même, quand l’Association centriste pour la sensibilisation et la réforme estime que des Femen dénudant leur poitrine pourraient « attirer un châtiment divin sur la Tunisie », on ne sait trop s’il s’agit là d’une vue modérée et si elle n’assimile pas les « laïques modérés » à des « détraqués ». L’association centriste réclame l’installation de caméras pour repérer les « mécréants » qui n’observeraient pas le ramadan, en attendant de repérer ceux qui n’observeraient pas les prières.
L’avocat Tarek Ben Salem, qui tentait d’intervenir pour que des journalistes puissent approcher les Femen, a été roué de coups, notamment par des confrères « salafistes ». Les journalistes ont été appréhendés par la police (tant pour les protéger que pour établir que les Femen les avaient conviés à l’avance et qu’ils s’en étaient donc faits les complices).
À court terme, la saison touristique pourrait être compromise par des heurts entre policiers et vendeurs ambulants. Mardi dernier, les affrontements violents auraient fait une victime collatérale, un homme de 70 ans, à Bizerte.
Le dinar tunisien est certes tombé à 2,122 contre un euro (le Smic est à 272,5 dinars, la baguette de pain à moins de 200 millimes), mais l’hôtellerie reste chère comparativement au Maroc (sauf petits hôtels pas ou peu étoilés ou régions peu touristiques), et si les problèmes sécuritaires sont vraiment contingentés (inexistants dans les zones et grands complexes touristiques), l’attractivité du pays a faibli.
Pour le président Marzouki, le salafisme ne touche que les plus pauvres et régressera. C’est fort possible. Mais cela suppose selon lui un taux de croissance de 6 %. Objectif fort ambitieux.
Sur le plan des mœurs et de la paix civile, cependant, la situation évolue. Divers ulémas ou imams se définissant « zeitouniens authentiques » (théologiens traditionnels tunisiens, malékites acharites) ont proposé une charte qui condamne le recours à la violence dans tous les cas (sauf pour défendre la nation, l’ordre public) et « l’incitation verbale à déclarer des gens mécréants ». Même si le texte engage à respecter « les symboles religieux sacrés du peuple tunisien », c’est une avancée. Laquelle aurait pu être suggérée par le gouvernement ou, en tout cas, divers ministres. Pouvaient-ils aller plus loin et laisser libres les mécréants de se proclamer tels ?
Mais, reprenant des estimations du ministère des Affaires religieuses, le président du parti de la Justice et de développement, Mohamed Salah Hedri, a indiqué au Temps (.tn) que le tiers des mosquées tunisiennes étaient touchées par l’influence salafiste wahabitte. Les propos du président laissent penser qu’une partie de la gouvernance tunisienne s’en accommode du moment qu’il s’agirait de la tendance « wahabbite quiétiste ». Laquelle n’en considère pas moins apostats tous ceux qui se sont prononcés postérieurement à la mort de Mahomet, comme le résume Mohamed Salah Hedri. Le PJD se veut, pour résumer, « salafiste moderniste », et ne renie pas tout à fait le modèle du parti majoritaire turc.
Le ministère de l’Intérieur a autorisé le PJD ainsi que huit « nouveaux » partis (dont le Mouvement Ennahda). La Tunisie compte donc à présent 21 partis autorisés, alors que 19 obtenaient des sièges lors des élections d’octobre 2011. Cela étant, il existe d’autres formations politiques (plus de 160 s’étaient formés aux lendemains de la révolution). La plupart n’est sans doute pas trop disposée à s’attirer la vindicte des salafistes, mêmes modérés.
Les temps où l’ancien président Bourguiba rompait publiquement le ramadan (en buvant un verre de jus d’orange, en mars 1964) sont lointains. Il faudra s’y faire.
[b]Pour « tenir » la populace rien n’est mieux que la pauvreté et la religion ![/b]
Voui Zélectron…
Ironie du sort, Marzouki vante l’attractivité touristique de la Turquie, et paf, le surlendemain, grosses manifs dans la capitale turque, répression quelque peu aveugle et brutale (pour le moins).
Le tourisme turc a été fortement développé par la clientèle des pays de l’Est, laquelle est beaucoup moins attirée par la Tunisie. Mais cela pourrait évoluer.
[b]Zut ! j’ai oublié : ou encore une « bonne » doctrine politique enfoncée avec les bottes ![/b]