Islam européen : plutôt la mosquée que la fiche de paye

Les élections municipales s’ouvrent en Belgique ce dimanche matin 14 octobre et comme un peu partout en Europe, la question de la place des étrangers – entendez, surtout des musulmans – dans la vie publique alimente les débats. Joëlle Milquet, ministre de l’Intérieur, est candidate pour la mairie de Bruxelles et elle a plaidé pour des « accommodements raisonnables », soit une certaine tolérance à l’endroit des manifestations à caractère religieux – entendez port du voile, cantines halal, horaires aménagés pour les femmes musulmanes – qui ne battrait pas en brèche « neutralité et laïcité ». C’est vrai que c’est tellement plus simple que de favoriser l’accès à l’emploi, au logement, et à des rémunérations plus élevées pour les « étrangers ».   

La Belgique vote ce jour pour élire ses bourgmestres ou échevins (maires et conseillers municipaux) qui entreront en fonction courant décembre prochain. Dans ce pays, la question du vote des étrangers ne se pose plus depuis 2004 et même à Anvers, où le séparatiste flamand Bart De Wever, président de l’Alliance néoflamande (NVA), risque de l’emporter, le futur conseil municipal comportera sans doute quelques étrangers établis en Belgique depuis cinq ans ou plus : même sa liste en compte cinq…

Tout comme, en France, le Rassemblement bleu Marine (voire le FN) ne stigmatise plus les immigrés en tant que tels, Bart De Wever et la NVA ne s’en prennent plus frontalement à eux mais aux seuls clandestins et délinquants. Contrairement au Vlaams Belang, la NVA ne développe plus un discours de stigmatisation de la population non-Européenne et non chrétienne en son ensemble.

Mais à Bruxelles, la candidate du CDH (Centre démocrate humaniste – centriste), Joëlle Milquet, par ailleurs ministre de l’Intérieur et de l’Égalité des chances, vice-Première ministre, a pris le risque, à l’occasion d’un entretien avec Maghreb TV (qualifiée de chaîne belgo-marocaine), de prendre l’opinion et l’électorat majoritaire à rebrousse-poil en défendant l’idée d’un « accommodement raisonnable » pour favoriser « l’interculturalité » et en clair, assurer une certaine visibilité aux musulmans en Belgique.

Aménager les menus dans le cantines, les horaires dans les piscines (pour que « les femmes puissent nager ensemble ») ne pose pas problème, il suffit d’adapter de manière à ce que les règles soient les mêmes pour toutes et tous : c’est « une question de respect » des convictions…

Interculturalité ou communautarisme ?

Je ne doute pas de la sincérité de Joëlle Milquet, qui avait cru bon de condamner fermement la vidéo L’Innocence des musulmans (« insultant pour l’islam et totalement irrespectueux (…) absurde, écœurant et parfaitement condamnable »). Je ne suppute absolument pas qu’elle va pêcher des voix parmi la communauté musulmane bruxelloise. Je ne vais pas lui reprocher l’attitude imputée au candidat CDH de Mouscron, Hassan Haraga, que trois candidates de partis concurrents, elles aussi porteuses de patronymes maghébins, accusent de sexisme à caractère confessionnel. Il se présenterait comme le candidat « de la mosquée » et stigmatiserait les femmes ne portant pas le foulard et n’ayant de toute façon pas leur place dans la vie politique, devant se consacrer à leur foyer…  Si elles étaient avérées, ces accusations disqualifieraient un candidat très peu dans la ligne de son parti et notamment contraires aux convictions de Joëlle Milquet, qui soutient aussi de fermes options féministes…

Mais on peut s’interroger, avec Jean-Philippe Schreiber, universitaire, auteur de La Crise de l’égalité (éds Espace de libertés), qui confie au Vif que « on a cru compenser les inégalités sociales qui frappent lourdement les immigrés, souvent issus de pays musulmans, par la satisfaction de revendications particularistes, souvent religieuses, au détriment des valeurs démocratiques de progrès. ».

Mohamed ne sera pas promu adjudant ou major ? Bah, il peut toujours s’épancher auprès de l’aumônier musulman. Bachir ne comprend pas pourquoi sa remise de peine lui est refusée ? Le visiteur coreligionnaire lui prêchera la résignation. Rachida se plaint que les revendications salariales de ses collègues restent insatisfaites ? La patronne offrira un mouton pour l’Aïd et lâche une prime de foulard (un par an). Samira est en panne de soutien scolaire pour intégrer la section de mécanique ? On pourra la dispenser d’éducation physique et comme cela ses parents seront dispensés de lui acheter un survêtement. Je sais : c’est très caricatural… et même outrancier.

Je comprends fort bien que Christiane Taubira souhaite recruter 15 nouveaux aumôniers musulmans en 2013, puis en 2014, pour les pénitentiaires. Les syndicats de surveillants sont plutôt ou carrément pour, leur présence peut faciliter une meilleure réinsertion. Et puis, un coran, c’est moins coûteux que du matériel pédagogique pour une véritable formation…
De « ni(e) dieu », on passe trop facilement à « ni maître », pensent peut-être encore nombre de nos dirigeants, et mieux vaut un imam en phase avec l’administration qu’un présumé « vide spirituel » supposé propice à diverses formes de radicalisation ou des prêtres-ouvriers syndicalistes libertaires.

Cela étant, l’islam conforme aux souhaits des dirigeants n’a pas suffi, en Tunisie par exemple, peut-être bientôt au Maroc, à combler les ventres vides. Un islam beaucoup plus radical brandissant haut le « goupillon » (ou le drapeau du califat) est souvent plus utile au sabre d’un pouvoir sans partage. Ce n’est pourtant pas garanti, et l’islam plutôt rigoriste au Yémen (en tout cas en apparence, versions sunnite ou chiite telles qu’enseignées dans les écoles publiques) ne règle pas les problèmes sociaux (en particulier ceux des femmes, dont la condition s’est détériorée du fait des conflits).

Rogatons roboratifs ?

L’accommodement raisonnable, notion en vigueur au Canada, fait débat en Belgique, et l’universitaire Hervé Hasquin, spécialiste de la laïcité, auteur par ailleurs d’une conférence intitulée « La laïcité en danger d’antireligion »,  constate que l’islam est devenu la seconde religion d’un pays, la Belgique, de tradition très majoritairement catholique mais aussi agnostique. Pour lui, on ne doit pas dissocier le politique, l’économique, et l’appréhension du fait religieux. Il considère que l’assimilation est un mythe, fondé sur un universalisme réducteur. L’interculturalité lui semble une condition nécessaire qui ne doit pas impliquer pour autant que toute pratique culturelle soit considérée équivalente et puisse s’affranchir des règles fondamentales. En l’espèce, il n’y a pas de doctrine intangible, et personne n’a l’a réponse pour savoir « qui doit s’ajuster » au cas par cas, relève Hervé Hasquin qui dénonce qu’il faut pas tomber dans une hiérarchisation des droits fondamentaux mettant en tête les libertés religieuses. Égalité entre femmes et hommes, liberté d’expression (donc, aussi, le droit au « sacrilège »), et autres droits fondamentaux doivent rester intangibles et primer. 

18 % de la population belge (naturalisée ou non) est allogène (naissance hors territoire). La Belgique est le seul pays catholique européen à n’avoir pas signé une forme de concordat avec le Vatican. Dans les années 1950, en Bruxelles et en Wallonie surtout, les ligues laïques ont été très influentes, et la tradition maçonnique libre-penseuse (agnostique, voire anti-religieuse) y reste forte. Il y a peut-être, en Belgique comme ailleurs, « autant de laïcités qu’il existe de laïques », considère H. Hasquin.

La recherche d’une voie médiane pour concilier l’unité et la diversité est aussi vieille que l’humanité dans les sociétés démocratiques, « la complexité étant le fruit de la démocratie », soulighe H. Hasquin.

Faire de la laïcité une croyance, un dogme, va à l’encontre du principe du libre-examen qui doit permettre d’apporter des réponses pragmatiques aux situations. L’un des socles reste la liberté de penser qui implique qu’on puisse se convertir à une religion de son choix et de la réfuter, soit d’opter pour l’apostasie.

Tout le problème des religions (en France notamment, les trois principales, soit la chrétienne surreprésentée par le catholicisme romain, l’islam et le judaïsme, tentent constamment de se conforter l’une l’autre pour s’assurer plus de visibilité publique et davantage de fidèles), c’est que, jusqu’à présent, le donnant-donnant ne s’applique pas. L’islam (ou plutôt les islams) veut toujours davantage de reconnaissance, mais se refuse encore à proclamer très ouvertement les possibilités de conversion ou d’abjuration (dans les faits, les islams européens ne criminalisent pas les kafirs, ou apostats). C’est en tout cas l’interprétation que font les milieux laïques qui craignent que d’accommodement en accommodement, le raisonnable devienne déraisonnable.

Mais pourtant, en Belgique, les accommodements raisonnables, qu’ils soient factuels, ponctuels, circonstanciels, informels, ou entérinés, n’empêchent pas l’association Insoumise et dévoilée, de Karima Safia (auteure d’un livre éponyme), de prospérer et de se faire largement connaître.

Cela ne doit pas occulter que si l’assimilation quasi-immédiate et généralisée est sans doute un mythe, l’intégration passe par l’emploi, le logement, la formation, la maîtrise de la langue du pays d’accueil, la possibilité de participer pleinement à la vie publique.

Ancienne première échevine de Bruxelles, Joëlle Milquet n’a pas fait que des gestes ou déclarations. Elle a aussi tenté de mener ou impulser des actions concrètes pour améliorer la vie dans les quartiers les moins bien lotis en transports ou équipements, même si beaucoup reste à faire, et l’opposition municipale en reconnaît parfois le bien fondé. 

Le député Alain Destexhe (MR) a dénoncé vendredi dernier des propos « scandaleux et inadmissibles » après les déclarations de la ministre, le mercredi précédent, sur Maghreb TV. Ces accommodements constitueraient selon lui « une pression terrible sur les femmes musulmanes qui ont fait le choix de l’intégration. ». La ministre a rétorqué qu’elle avait toujours combattu le communautarisme.

Pragmatisme ou dogmatisme ?

En ce domaine, prévoir quelle cause entraînera quel effet tient souvent de la divination. Est-ce le fait de tolérer le foulard qui entraînerait une reconnaissance « des communautarismes religieux déjà omniprésents dans certains quartiers de Bruxelles », comme le dénonce Alain Destexhe, ou le fait que ces mêmes quartiers ont été – faute de pouvoir accéder à mieux – transformés en concentrations communautaires qui fait que, de facto, le port du foulard pour les femmes y est devenu la norme ?

Et en fait, globalement, ces accommodements sont-ils si cruciaux ? Sans aucun doute pour des cas particuliers, individuels. Mais ils n’intéressent pas forcément une vaste majorité des populations présumées particulièrement concernées. Une étude de Gallup, portant en 2007 sur les musulmans de Londres relevait que 54 % d’entre elles et eux considéraient que la population britannique en général devrait mieux faire pour faciliter les pratiques religieuses des minorités. Ce qui fait quand même 46 % pour considérer que le « problème » n’en est pas vraiment un. De plus, ces musulmans londoniens exprimaient davantage de confiance dans la police, la justice, la sincérité du processus électoral, et le gouvernement que l’ensemble de la population (avec des écarts de l’ordre de 9, pour la police, à 28 %, pour le gouvernement).

Par ailleurs, l’étude de Gallup a démontré que pratique religieuse et radicalité n’étaient absolument pas corrélées. L’enquête a porté sur 500 musulmans du Grand Londres (et 1 200 personnes du Royaume-Uni) : tandis que la population globale condamnait la violence en faveur d’une « cause noble » à 72 %, ces musulmans étaient 81 % à penser de même. 88 % des musulmans interrogés considéraient leur religion « très importante » pour leur vie personnelle. On ne sait si le sondage a été effectué globalement auprès d’une population de cultures musulmanes ou prioritairement parmi la partie la plus religieuse d’entre elle.

Les accommodements raisonnables peuvent possiblement (cela ne peut être démontré que sur une véritable durée) conforter la pratique de l’islam ; avancer qu’ils favoriseraient la radicalisation d’une partie de la population désireuse de voir s’instaurer un islam « politique » (comme dans certains pays musulmans où la distinction entre vie religieuse et vie séculière est fort faible) n’est absolument pas certain. Pas davantage en Belgique qu’en France ou dans la plupart des pays européens.

Il faut tout d’abord concevoir qu’être d’origine maghrébine, turque ou de pays majoritairement musulmans du pourtour méditerranéen ne  fait pas de vous automatiquement un musulman, encore moins un musulman pratiquant. Nombre d’allogènes d’implantation récente ne se conçoivent pas tels (et c’est sans doute d’autant plus vrai pour les personnes issues de familles implantées de longue date). Ensuite, il est difficile de déterminer si la pratique ostentatoire (hors naissances, mariages, enterrements…) de la religion est majoritaire ou non. Enfin, la possibilité d’accommodements n’implique pas forcément qu’elle soit si importante aux yeux de la plupart des présumés potentiellement intéressés. Dans le même ordre d’idée, peut-on dire que l’instauration du mariage entre personnes du même sexe conduira à ce que toutes celles vivant en couple contractent un mariage ?

Savoirs ou savoir-faire ?

Pour Jean-Michel AbdAllâh Yahyâ Darolles, vice-président de l’Institut des hautes études islamiques, « l’ignorance est le plus grand des maux. Plus que la simple information, la nécessité de donner visibilité à cet islam d’Europe, dans sa spiritualité, sa modération et son œcuménisme, s’avère déterminante pour mieux se comprendre, apprendre à vivre ensemble, et communiquer sereinement, dans le respect de la diversité et de la liberté de chacun, sans se laisser dominer par les émotions et les préjugés que provoquent l’ignorance et le choc des mots et des images. ».

Bien évidemment, cet éminent universitaire soutient que l’islam est « religion de paix », ce qui n’est pas vraiment très vrai, ni réellement très faux, ce qui vaut d’ailleurs pour toutes les religions. Ce sont plutôt les pratiquants qui, selon les cas, sont très, ou beaucoup moins, épris de paix et trouvent dans les textes de quoi conforter leurs opinions parfois divergentes, voire opposées.
Mais effectivement, « le choc des mots et des images » (ici, aussi, expressions imagées), fait que « l’accommodement raisonnable » (et donc raisonné) peut faire figure de chiffon rouge agité sous le nez des laïcards les plus déterminés.
D’ailleurs, je l’admets, de prime abord, la notion m’a parue déplaisante. Sans doute par ignorance de ce qu’elle peut recouvrir réellement. Tâchons donc de nous y intéresser, en laïcs, libres-penseurs, partisans du libre arbitre, du libre examen.

Mais tous les accommodements ne seront même pas du ravaudage si les fondamentaux passent au second plan : soit éducation, accès à l’emploi, et à des conditions de vie supportables. La région Paca a lancé un projet « médiation interculturelle et échanges euro-méditerranéens : parcours de citoyenneté en Paca ».  Fort bien. Cela ne nourrit pas forcément sa femme ou son homme, hormis des intervenants. Certes, on ne vit pas que de pain… Certes, l’ignorance nourrit le repli, les crispations, parfois la désespérance.
Mais on pourrait surtout souhaiter que les creusets de l’interculturalité soient des coopératives ouvrières susceptibles d’être pérennes et mettant au contact des réalités des publics divers ayant d’autres soucis que la stricte observation du ramadan, de shabbat, ou de la disposition du petit Jésus dans sa crèche… Et produisant autre chose que des santons, des kippas ou des kufiahs…

P.-S. – Sur Maghreb TV, J. Milquet a aussi parlé d’emploi, d’aménagement, &c., mais il n’a été retenu que ses propos sur l’islam… Il m’a beaucoup amusé d’entendre le journaliste, Mohamed Tijjini, mener le débat avec, parfois, un léger accent bruxellois. 😉 

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

5 réflexions sur « Islam européen : plutôt la mosquée que la fiche de paye »

  1. J’ai voté ….Mais pas pour Joëlle Milquet …une ministre de l’intérieur qui se fait piquer sa voiture, (mais pas seulement….) ça fait mauvais genre ….

    « La voiture de Joëlle Milquet, ministre de l’Intérieur, a été dérobée près de son domicile dans la nuit de vendredi à samedi. Il s’agit d’un véhicule spécifique, notamment muni de gyrophares. En fin d’après-midi [u]le véhicule a été retrouvé non loin du siège du cdH.

    [/u]

    la police ignore à l’heure actuelle s’il s’agit d’[u]un message[/u]’ ou d’un simple hasard….

  2. Allons bon, Liberti(n)us,
    Au fait, Jean-Louis Borloo, de la nébuleuse UDI, veut que le gouvernement renonce au vote des étrangers auquel il n’était pas précédemment opposé.
    Le vote des étrangers amènerait « [i]beaucoup plus de blessures que de solutions [/i] ». Aargh, j’ai déjà mal !
    Encore que… Mater les jambes de ma voisine cochinchinoise sous le rideau de l’isoloir (non, là, je viens de l’inventer).
    Faut assumer, Borloo : encore un effort, et retirer le vote aux Français issus de l’immigration sauf si un grand-parent était présent sur le territoire avant 1914.
    D’ailleurs, plus de vote pour Borloo, d’origine belge ? Ah ben non, les Belges sont des Européens.

  3. Joëlle Milquet se fait voler son iPhone durant un reportage….pour rappel , elle est ministre de l’Intérieur ….

    17/01/12 – 10h07

    [url]http://www.7sur7.be/7s7/fr/1502/Belgique/article/detail/1380349/2012/01/17/Joelle-Milquet-se-fait-voler-son-iPhone-durant-un-reportage.dhtml[/url]

  4. Qu’on le veuille ou non, la disparition de notre belle culture française ne fait plus aucun doute. Livre genre love-story « les corps indécents ». Simple question de temps pour l’auteur. Quel sera alors le sort réservé aux autochtones de souche devenus minoritaires sur la terre de leurs ancêtres ? C’est la question.

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