Il en est des lanceuses et lanceurs d’alerte comme du reste de la société : il y a du vrai, du faux, du douteux.
Or, sur la question épineuse de la prostitution et de la pénalisation de ses clientèles, il semble bien que chez les prohibitionnistes (qui se sont rebaptisé·e·s abolitionnistes), le douteux l’emporte très largement.
Ce au profit de dispositions liberticides, socialement dangereuses pour une partie de la population, et même à celle que les dit·e·s abolitionnistes se targuent de défendre.
C’est une loi inique, traficotée, mais très pénalisantes, pour les clients, certes, mais aussi leurs familles, ainsi que pour les prostituées indépendantes et autres, et leurs éventuels enfants.

Comme c’est étrange… Naguère, l’association Le Nid, qui ne s’occupe que d’apporter une aide aux prostituées conformes à ses attentes, mettait régulièrement en avant que des cas de traites de mineures ou jeunes majeures lui était signalés par des clients.

À présent que Le Nid et la Fondation Scelles, d’autres organismes ou associations, veulent obtenir que le client soit désigné prostitueur et coupable d’un délit, ces clients bons samaritains ont totalement disparu des argumentaires de cette très catholique et cathodique association. Rappelons que la qualification de délit, réclamée à la place de celle d’infraction de type contravention passible d’une lourde amende, entraîne automatiquement une peine de prison qui, même assortie de sursis, implique une inscription au casier judiciaire, donc des interdictions professionnelles. Bah, peut-être débutera-t-on par l’infraction, et si cela ne heurte pas trop les sondés, passera-t-on ensuite au délit ?

Or, qui sont ces client·e·s ? Pour être aussi objectif que possible, la réponse est claire : on n’en sait trop rien. Sur la base d’un échantillon assez large (12 000 majeur·e·s de moins de 69 ans), dans leur Enquête sur la sexualité en France, publiée en 2008 par La Découverte, les sociologues Michel Bozon et Nathalie Bajos dressaient une sorte de profil-type assez flou. Les hommes de 20 à 34 ans, dont nombre d’époux, étaient majoritaires, mais plus d’un quart des quinquagénaires (et plus âgés) avaient eu recours à la prostitution.

Une enquête du Nid avançait que les hommes mariés avec enfants étaient les plus prostitueurs. D’où l’idée de les priver de travail, ce qui n’arrangera guère les épouses si elles divorcent après condamnation, et réduira les montants des pensions alimentaires des enfants. Qu’importe !

L’orientation de  la prétendue « étude » du Nid consistait déjà à faire des clients des prostitueurs acheteurs de chair féminine à l’hypermarché du système prostitutionnel : que les clients – 95 répondants au total ! Bravo, c’est du lourd ! – soient embarrassés au moment de se confier a largement contribué à obtenir les réponses induites par les questions. Tout cela est parcellaire, date de près de dix ans, mais fonde le socle de la proposition de loi de pénalisation des clients de la prostitution.

De quoi mobiliser fortement les foules : la manifestation de soutien à la proposition de loi, samedi dernier, aurait rassemblé 950 personnes selon la police (et encore, en amalgamant demande de services sexuels à toutes violences faites aux femmes), et « plusieurs milliers » selon son organisation. Quel que soit le nombre réel, on constate que de nombreuses femmes féministes ont manqué aux appels à la mobilisation pour le projet de loi.

Étrangère, quasi-mineure ?

L’équité est bafouée quand des associations, des groupes, des mouvements féministes et des compagnons de route dont certaines et certains militants, voire responsables et dirigeantes, n’ont jamais rencontré d’autres prostituées que celles qu’on leur a produites, se sont formé l’image d’une prostituée-type.
Soit celle d’une jeune femme, si possible à peine majeure, totalement aux mains de réseaux, étrangère peu assimilable, désireuse de sortir de la prostitution pour peu qu’on lui consente une maigre aumône.

À maintes reprises (et dernièrement pour L’Huffington Post, sous le titre « Chronique d’une paupérisation annoncée »), Françoise Gil, sociologue – et tant d’autres – ont dénoncé un véritable roman de gare, un conte de trolls, qui, « par la construction d’un grossier amalgame et d’un montage dénué de toute valeur scientifique », fait du client un prostitueur.

De qui donc ? « En avançant des chiffres issus de calculs dont seuls les militants abolitionnistes ont le secret », dénonce Françoise Gil, on est arrivé à faire croire que « les traditionnelles ne représenteraient que 0,02 % de la prostitution totale, soit quatre prostituées sur l’ensemble du territoire ». L’imposture révélée, le fake devenu trop flagrant, il a fallu rabattre les chiffres de 95 à 90, puis de 85 à 80 % de (très) jeunes prostituées étrangères, toutes forcément contraintes, au mépris des témoignages, et même des évidences les plus patentes.

Ce qui « relève de la négation délibérée des réalités et de tous les travaux qui mettraient à mal cette opposition simpliste entre l’homme prédateur et la femme victime et sans défense ». Et qui dresse ce rideau de fumée, ce village Potemkine ? Des « féministes », notamment (heureusement pas toutes, loin de là), qui semblent renier par là-même la moindre possibilité d’empowerment. Qui n’oseraient même pas approcher la moindre prostituée indépendante pour se mettre à l’écoute, ni admettre qu’elles cherchent activement à la vouer à « une grande pauvreté ».

Déni de réalité

La doxa des prohibitionnistes devient intolérable à lire ou entendre quand on sait que l’association Paroles de femmes, qui se préoccupe des trop réelles violences faites aux femmes, notamment dans un cadre conjugal, dénonce la pénurie de places d’hébergement. Sa présidente, Olivia Cattan, s’insurge contre « les discours politiques décalés par rapport à la réalité du terrain et à la détresse des femmes battues ». Le pire est qu’au nom de l’ensemble du gouvernement, la ministre Najat Vallaud-Belkacem ne trouve rien d’autre à rétorquer que cette pénurie découle d’un déficit hérité qui sera progressivement comblé.

Comblé en ajoutant des prostituées à réinsérer (ou expulser) aux femmes battues mères de famille pour un nombre limités de places d’hébergement temporaire ? Il n’y aura qu’un peu plus de 1 500 hébergements nouveaux en… 2017, outre-mer inclus. Il est peut-être urgent d’attendre ces places avant de légiférer, ou non ?

On se retrouve devant la problématique du traitement social du chômage : quelques cas mis en avant, une masse proclamée d’emplois aidés, temporaires, à termes courts, pour les plus jeunes, et des seniors totalement ou massivement délaissés, négligés.

Où sont donc les mesures sérieuses pour toutes les prostituées indépendantes, majeures, vaccinées ?
A-t-on seulement songé à la moindre validation des acquis professionnels ?

Quelles passerelles vers quels métiers ?

Si l’on prend au mot qui veut promulguer cette loi, à ces questions ne répond que l’écho d’un profond silence ou un leste « on vous fait confiance ». Confiance pour obtenir un poste dans cabinet ministériel ? Une prébende associative ? Un kiosque de La Française des jeux pour placer des dixièmes et billets entiers des « Putes cassées » ?

Les pays nordiques abolitionnistes n’ont même pas pu obtenir de leurs voisin danois que les prostituées soient déportées au Groenland.

Si l’on prétend accorder le moindre crédit aux chiffres avancés par Le Nid et relayés avec la plus grande complaisance par les officines de com’ du gouvernement en direction des médias, rien que pour la « prostituée-type » inventée par cette association, il n’y aura pas de solution durable, ni viable. Seules les jeunes prostituées étrangères sachant s’exprimer correctement et pouvant être médiatisées (quatre ou cinq suffiront) seront à peu près bien traitées le temps qu’il faudra avant de les escamoter. Internationalement, on nomme cela l’effet Somaly Mam Foundation.

Ou on fera refaire des tours de pistes à celles que les prostituées indépendantes encore en activité nomment les « désavouées » (ou défroquées et rhabillées de candeur magdalénienne par Le Nid).

C’est bien parce que les indépendantes traditionnelles savent estimer le poids des réalités qu’elles ne demandent qu’une chose, soit le droit au travail dans les conditions convenant tant à elles-mêmes qu’à leurs clientèles diversifiées… Quant à leur dignité, elles s’en chargent par elles-mêmes, et n’ont besoin de personne.

Après les pigeons, les tourterelles ?

Ayant opté pour des statuts d’indépendantes, inscrites à l’Urssaf sous des intitulés divers (dont celui de prostituée, que certaines antennes récusent, illégalement), ou ayant opté pour un statut d’auto-entrepreneuse, les prostituées « tourterelles » ne bénéficient pas des services d’attachés de presse ayant si bien servi au mouvement des « pigeons ».

Or, cette loi couvre son injustice d’un trop vaporeux voile d’équité : la trame en est trop lâche, les prétendus arbitres trop partisans.

« Les organes odieux d’un jugement inique » (Voltaire, Tancrède), soit des associations militantes s’étant transformées en organes de désinformation, veulent susciter un sentiment de honte chez les parlementaires qui n’oseront pas dénoncer l’iniquité des dispositions législatives qu’on leur propose de voter, sans doute vendredi prochain (offrant au plus grand nombre la possibilité de l’abstention en arguant d’obligations dans leurs circonscriptions).

Jean-Jacques Rousseau énonçait que « l’iniquité ne plait qu’autant qu’on en profite ». Les parlementaires devront se poser la question : à qui donc profitera réellement cette loi ? Aux dépens de qui réellement ? Anne Hidalgo, qui vient de se prononcer pour la pénalisation des clients, vise-t-elle une opération immobilière d’ampleur rue Saint-Denis, de rogner sur les trottoirs de Bonne-Nouvelle ?

Faire reculer la prostitution, au moins symboliquement, au risque d’accroître le chômage (de prostitué·e·s précarisé·e·s, de client·e·s stigmatisé·e·s), bel objectif pour un gouvernement qui a déjà fait adopter une soixantaine de lois (où sont les décrets d’application ?) au terme de près de deux milliers d’heures de débats.

Philippe Bilger, magistrat honoraire, commente : « ce monde a des frontières floues et est délimité par les songes et les tremblements autant que par les trottoirs de certains quartiers. Punir les hommes pour sauver ces femmes ? Le moralisme probablement veut tout ignorer des premiers comme des secondes. Il convient que le lisse l’emporte. ».

Question d’équité

André Gorz (alias Michel Bousquet), était de ceux qui pouvaient parler longuement de prostituées dans l’abstraction la plus totale. Dans Métamorphoses du travail, il considérait que leur activité ne leur permettait pas de s’affranchir de la sphère privée pour intégrer la sphère publique. Soit, mais qui, des prostituées ou de la société, contingente la prostitution ? Pourquoi donc l’effeuilleuse pourrait-elle se définir artiste, performeuse, travailleuse du sexe, et non pas la prostituée ? Car l’argument est défini dirimant par qui ne veut pas en tenir compte, et prescrit au nom des autres, définis « toutes et tous d’accord », unanimes, y compris à leurs voix défendantes.

Or, l’équité ne veut-elle pas qu’au prétexte de protéger ou secourir une majorité on ne puisse opprimer une minorité ? Tant bien même s’agirait-il d’une minorité, celle des indépendantes est-elle oppressante, belliqueuse ? Ah non, celles-ci ne seraient plus que des victimes d’elles-mêmes qui peuvent être laissées pour compte, passer par pertes et profits…

Belle conception de « gôche » que ne renierait pas la droite la plus totalitaire. Le sort du menu fretin n’intéresse pas. Il ne s’agit pas ici de glorifier les prostituées indépendantes traditionnelles (ou les escortes), mais quand j’entends crier « poule » et qu’on lâche des tourterelles, et non plus des pigeons d’argile, je n’en suis pas, je n’en serai pas, ce sera sans moi.

La conclusion peut être empruntée à Carine Favier, de la Confédération du Planning familial : « on ne peut pas faire des lois idéologiques qui desservent les personnes qu’elles sont supposées protéger ».

Ravaler, étouffer le « toutes des putes ! »

Ah oui, à propos : aux tout débuts du féminisme contemporain français (années 1970), on entendait, dans les manifs, scander « Toutes prostituées ! ». La gentrification, peut-être des fonds provenant de diverses fondations et officines, ont relégué ce slogan au magasin des accessoires à ne plus utiliser.

Pourtant, avec Marie-Hélène Lahaye et Valérie Rey-Robert, il est permis d’estimer que « plutôt que de condamner l’activité en elle-même, ne faudrait-il pas plutôt se battre contre ceux qui la dénigrent ? (…) Doit-on “transformer” toutes les lesbiennes en hétérosexuelles pour qu’elles ne subissent ce stigmate ? » (ndlr. de la « sale gouine », qui peut d’ailleurs, aussi, se prostituer, comme le narre Brigitte Brami, auteure de La Prison ruinée, aux éds Indigène).

Bizarrement, le seul argument réel des prohibitionnistes (abolitionnistes) est essentialiste : une femme ne peut être prostituée que contrainte ; point, à la ligne, passons à autre chose.
C’est « digne » des pires discours masculinistes, mais  chut, dans l’entre-soi des cabinets ministériels, les « obsessions judiciaires de certains » (comme l’exprimait Valérie Rey-Robert dans un tout autre contexte) ont pris le dessus sur toute autre considération…
Il faut réussir l’opération marketing.
Et après cela, le déluge… ou peut-être une distribution de brioche aux prostituées indigentes. Avec aussi remise de rose rouge après le poing dans la figure ?

Faut-il, après Victor Hugo, rappeler à ces moralistes que « le monde moral » repose sur l’équité ?