On s’attendait à ce que les sites de Mediapart ou d’Infodujour fassent davantage état de l’application Offshore Leaks. Il s’agit tout simplement du couplage d’un moteur de recherche, d’une base de données (d’établissements offshore ou de paradis fiscaux, de déposants, personnes physiques ou autres, de dirigeants), et d’une interface graphique. Chacun peut tester, et c’est même recommandé puisque l’Icij (ou Ciji, Consortium indépendant des journalistes d’investigation) fait appel à la rescousse en demandant au vaste public de lui prêter main-forte.
Vous vous rappelez l’attentat de Boston et la traque de ses auteurs (les frères Tsarnaev) ? Des centaines de détectives improvisés ont pointé du doigt deux ou trois autres présumés suspects, qui ont été nommés, ont vu leurs photos publiées, &c. Ils n’avaient rien à voir avec les coupables à présent désigné par la justice américaine.
Aussi, avec l’application Offshore Leaks, prudence… Vous la trouverez sur un site commun au quotidien du Costa-Rica La Nacion et à l’Icij, un collectif de dizaines de journalistes de par le monde, appartenant à 36 médias, dont le siège est à Washington. Pour l’Europe, parmi les titres, on trouve The Guardian et Le Monde, qui font état de cette ouverture au grand public.
La base de données a été « piochée » pour, sur 2,5 millions de dossiers, en décrypter des centaines et des centaines, en déjà 17 mois. Déjà, près de 120 journalistes se sont relayés. Il reste fort à faire, d’où cet appel : « le public peut nous aider dans cette tâche (…) en nous orientant sur de nouvelles pistes ».
Pour ce faire, consultez le site, et entrez un nom de particulier ou d’entreprise, et constatez le résultat. Pour les noms qui viennent à l’esprit de tout un chacun (par exemple, Société générale, BNP, Crédit agricole…), cela ne vaut guère la peine d’insister. Aucun nom ne vous vient à l’esprit (pas même celui de Jean-Jacques Augier, ex-conseiller de la campagne présidentielle de François Hollande ?), qu’à cela ne tienne. Entrez un prénom…
J’ai choisi celui de Fabrice, qui m’a remonté deux résultats : ceux de Fabrice C. J. et de Fabrice D. Si je clique sur le premier, un graphique apparaît, listant Lowes Partners Ltd, Grandby Trading, Jian Du Ltd, Mercator Industries. Un premier réflexe consiste à lancer une recherche Google sur le nom de la personne. Il peut avoir un, des homonymes, ou n’avoir rien à se reprocher. Tiens, Fabrice C. J. est mentionné à Hong-Kong dans une affaire de délit d’initiés liée à Siu-Fung Ceramics Holding. Ne pas s’en contenter : un jugement est intervenu, statuant que lui-même, Christian H., Philippe D., aux patronymes français (ou belges, suisses, québécois…), n’étaient nullement impliqués.
La base ne contient pas tout. Tentez un patronyme ayant défrayé la chronique, comme ElMaleh (affaire de blanchiment d’argent, dite affaire Lamblin et consorts). Vous n’obtenez rien. Rien non plus avec GPF SA (la société des El Maleh à Genève).
Si vous êtes particulièrement curieux, ou voulez jouer les détectives (voir la mise en garde supra) vous pouvez télécharger l’intégralité de la base.
Mais bon… Au moins, même si vous ne découvrirez rien de plus que le pôle judiciaire financier français, tentez une recherche sur Reyl (affaire Cahuzac). Là, en sus de multiples lien, l’adresse de Reyl & Cie SA est donnée : 62, rue du Rhône, Genève. Cliquez sur une pastille, celle de Wind Charm Corp à Singapour, et vous découvrez, toujours à Singapour, Portullis TrustNet… Là, les connexions sont si nombreuses qu’elles ne peuvent s’afficher sous forme graphique. Vous obtiendrez une liste de plus d’une centaine de sociétés, dont Beaune Finance ou la fort bien nommée Glorious Glory Ltd (Îles Vierges), laquelle est lointainement liée à Opulence View Ltd. Qui vous renvoie au Crédit suisse. Ces sociétés portent des noms charmants, ou… alléchants.
Bon, pas de « Jef » (un seul f), ni aucun Tombeur, en tout cas, pour l’instant, mais beaucoup de Jeff (une flopée).
Les sociétaires des Caisses d’Épargne et des Banques populaires seront ravis d’apprendre que Natixis, qu’ils ont contribué à fonder, est liée à Natixis Corporate Solutions, de Dublin, et donc indirectement à Nexgen Financial Holdings (autre filiale, plus ancienne de Natixis-BPCE). Mais liée aussi à nombre de destinations exotiques. Cela vous donne une idée plus intuitive du monde de la finance internationale.
Vous comprendrez mieux aussi pourquoi près de 5 000 évadés fiscaux se sont « rapprochés » (c’est pudiquement dit) de Bercy depuis l’affaire Cahuzac, comme le signale Le Parisien. C’est que l’anonymat n’est plus aussi anonyme qu’il le fut.
L’auriez-vous imaginé ? L’Institut Pasteur (Paris), est lié à Unlab et Dislab (deux trusts). Tout comme le Paul Erlich Institut.
Tentez aussi une recherche par noms de ville (comme Lyon), pour voir… Même Angers vous remontera un résultat. Vous pouvez aussi entrer un nom de personnalité (Picasso figure, mais Lajos Attila Sarkozy n’a qu’un vraiment fort, lointain rapport avec un ex-président). Bien sûr, cela ne donnera pas grand’ chose : tout l’art est de se dissimuler.
Si ce « jeu » vous parait vain, pondérez ce qui suit. Plus cette base sera consultée, plus l’International Consortium of Investigative Journalists gagnera en crédibilité et impact. Or, c’est grâce aux premières révélations que le prochain G8, la Commission européenne, et d’autres entités, ont fini par se dire que leur propre crédibilité tenait aussi à l’importance qu’elles accorderaient à l’évasion fiscale. Participer, même en spectateur, c’est populariser le crowdsourcing. Qui implique des consultants venant du public. Parlez-en autour de vous. Qui sait, de fil en aiguille, par le bouche à oreille, des sachants en viendront peut-être, plus rapidement que vous l’auriez imaginé, à enrichir cette base… Et indirectement faire en sorte que la lutte contre les paradis fiscaux soit durcie.
Tenez au fait : Liouba Wildenstein, petite-fille par alliance du défunt marchand d’art Daniel Wildenstein, vient d’être mise en examen pour « blanchiment de fraude fiscale ». Le dossier était archi-connu de Bercy sous la présidence Sarkozy. Mais on ne s’était pressé que très lentement avant que Mediapart et d’autres titres fassent bruyamment état de cette affaire de succession. Depuis, cela s’accélère. Parce que « le changement, c’est maintenant ! ». Certes, mais aussi parce que les Offshore Leaks ont fait leur effet. Liouba Wildenstein, selon L’Express, doit cinq millions d’euros au fisc, mais n’en peut mais… L’argent est bloqué aux Îles Vierges britanniques. Les autres héritiers sont aussi visés par des enquêtes.
Voilà que Jean-Pierre Aubert admet qu’il avait été fait pression sur lui pour arranger l’affaire Tapie dès l’automne 2004 : à la manœuvre, Nicolas Sarkozy, alors ministre, Claude Guéant et François Pérol. Là encore, la presse (une petite partie, et le reste a fini par embrayer après 2012) a joué son rôle.
Faisant surtout allusion aux fraudeurs et évadés fiscaux, Jean-Marc Ayrault a déclaré que « chacun est en train de comprendre aujourd’hui que ceux qui s’exonèrent des règles peuvent être durement sanctionnés… ». Et que s’ils ne viennent pas d’eux-mêmes, on saura les retrouver… Qu’ils ne se retrouveront pas seulement dans les bureaux feutrés de Bercy, que se faire résidant en Belgique ou au Royaume-Uni ne suffira plus. Or, n’en déplaise, tout le monde ne se sent pas la vocation d’un exil en Mordovie ou en Russie, comme Gérard Depardieu… ou n’en a pas tout à fait vraiment les moyens.
[b]Ayrault a pris ses précautions…[/b]