C’est ce que l’on peut penser en lisant  certains titres : "Léviathan", la Russie dévorée par la vodka et la corruption ", "Léviathan",  un film sur une Russie rongée par un serpent de mer”, "Le film "Léviathan" fait peur au Kremlin" ou encore "Le film « Léviathan » dénonce magistralement la corruption russe", etc.

 

Hélas, soit les auteurs de ces articles n’ont rien compris, soit ils ont tout simplement profité de l’occasion pour tirer à boulets rouges sur « la Russie de Poutine » et pour formater l’opinion du spectateur. Car, en effet,  ne voir dans ce film qu’une critique de la vie en Russie actuelle est trop simpliste. Mais que dit Zvaiguintsev lui-même de son film ? Dénonce-t-il la Russie corrompue ?

 

Dans son interview au journal russe « Rossiskaïa gazeta » le metteur en scène russe répète plus ou moins ce qu’il a déjà dit à Cannes : en premier lieu, il s’était inspiré de l’histoire tragique d’un certain Marvin John Heemeyer, histoire qu’il avait entendue aux Etats Unis en 2008. Ensuite, Zviaguintsev évoque le roman de Heinrich von Kleist « Michael Kohlhaas » où le marchand de chevaux Michael Kohlhaas s’insurge contre l’injustice. Mais que reste-t-il de ces 2 histoires dans le film « Léviathan » ? Rien ou presque : histoire de rapport de forces entre un homme simple et le pouvoir… Par conséquent, une histoire universelle.

 

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                                         (à partir de 4:48)

 

Le sujet n’est pas neuf. On peut citer à titre d’exemple le fameux conte de fée de production hollywoodienne intitulé « Rambo – First Blood » où un homme simple humilié par le pouvoir – par les forces de l’ordre en l’occurrence – met à genoux toute une ville… Après tout, on peut toujours rêver… Mais avec Zviaguintsev la fiction devient réalité. Car un Rambo réel ne peut pas gagner seul contre tous…

Par ailleurs, Zviaguintsev ne s’arrête point sur ces deux histoires. Ce n’est pas suffisant pour faire un film… En tout cas, ce n’est pas suffisant pour Zviaguintsev. Les deux histoires prendront une toute autre dimension quand Zviaguintsev fera le lien entre elles et le traité philosophique de Thomas Hobbes « Le Léviathan, ou Traité de la matière, de la forme et du pouvoir d’une république ecclésiastique et civile » en passant bien entendu par le Livre de Job.

 

–  Léviathan, d’après Hobbes n’est pas qu’un monstre biblique mais une sorte de puissance capable de plier, d’anéantir un homme. Pour Hobbes c’est l’image de l’Etat.  Conçu par les hommes pour les servir, l’Etat se transforme en un monstre insatiable et dévorant. C’est alors que la guerre de tous contre tous commence…, explique le metteur en scène lors de son interview.

 

Bien entendu, le personnage principal du film, qui s’appelle Kolia, n’a rien à voir avec Job. Il n’est même pas croyant. Kolia fait plus penser à Rambo. Ancien para, il est de la même trempe. Mais si Rambo hollywoodien est un personnage totalement décalé de la réalité – même sa vie sexuelle est inexistante – Kolia a une vie de couple, une vie de famille  et il a des amis. Mais les relations d’un Rambo bien réel, bien en chair et en os, avec tout ce monde-là ne peuvent pas être simples. Surtout quand un autre Rambo, le meilleur ami de Kolia devenu avocat, vient de Moscou pour l’aider à récupérer la propriété convoitée par le maire de la bourgade (le fameux corrompu de l’histoire) où demeure le couple de Kolia.

 

Il est intéressant à noter qu’une grande partie des spectateurs russophones reprochent au film le fait que les 2 amis ne réagissent pas comme le fameux Rambo hollywoodien. D’après eux, les ex-paras auraient réagi autrement – avec de la châtaigne et du pif-paf, bien entendu… Est-ce étonnant? 

 

Le fait que le film sort au moment où les tensions entre l’Occident et la Russie sont à leur comble n’arrange rien. Certains spectateurs (« Léviathan » est disponible sur Internet) trouvent le film carrément antirusse, produit exprès pour plaire aux occidentaux et pour gagner un prix prestigieux. Néanmoins, le nouveau chef-d’œuvre de Zviaguintsev a été nominé pour recevoir la plus haute récompense du cinéma russe « l’Aigle d’Or » et est entré en compétition avec le film « Le coup de soleil » d’un autre réalisateur russe de renom, Nikita Mikhalkov en personne ! Résultat de cette compétition : « Léviathan » – 4 récompenses dont du « Meilleur réalisateur », « Le coup de soleil » – 5. Ces deux films étaient également en lice pour le titre du « Meilleur film » de l’année 2014. Le fait que c’est le film de Sergueï Mikhalkov qui a été récompensé n’y change rien. « Léviathan » d’Andreï Zvaiguintsev a reçu une reconnaissance nationale et a suscité une polémique tout à fait méritée.

 

                            

 

Il est à noter également que la cérémonie des « Aigles d’Or » a eu lieu le 23 janvier 2015 dans le premier pavillon de « Mosfilm » où les participants et les invités ont reçu le message du Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine avec lequel on ne peut être que d’accord : « Il est important qu’aujourd’hui les films russes non seulement renforcent leurs positions dans les salles de cinéma russes mais sont également appréciés par la communauté cinématographique internationale. Tout cela témoigne d’une manière convaincante d’un énorme potentiel de notre industrie cinématographique et donne de l’inspiration à nos cinéastes pour créer de nouvelles œuvres intéressantes ».

 

Par conséquent, il est impossible de croire que « Léviathan », film subventionné par l’Etat, avait ou aura des difficultés de diffusion ou de promotion en Russie. Le seul pays où le film de Zviaguintsev aura très certainement des problèmes c’est … l’Ukraine, car d’après une loi adoptée récemment, la diffusion dans les salles de cinéma des films russes réalisés après janvier 2014 y est interdite.

Mais revenons à Zviaguintsev et à son film.

 

Lors de son interview au journal « Rossiskaïa gazeta » il a également expliqué la création d’une autre histoire à partir des histoires citées ci-dessus.

–        Il est devenu tout à fait claire, poursuivit-il, qu’il fallait produire une histoire contemporaine : une histoire toute neuve, une autre histoire ayant pour base « le matériel » russe. La fin du film devait être encore plus terrible qu’une révolte d’un homme solitaire ou qu’une révolte de la foule. Initialement, le film devait s’appeler « Papa » mais pour finir j’ai compris que le titre idéal était « Léviathan ».  <…>  Léviathan est une image métaphorique très large englobant tout le concept. 

 

En effet, le titre du film lui donne une toute autre dimension, une dimension plus profonde et philosophique, probablement encore plus profonde qu’était l’intention du réalisateur. Comme on l’a vu, Zviaguintsev conçoit Léviathan en tant qu’Etat-monstre piétinant et dévorant tous ceux qu’il rencontre sur son chemin. Cependant, la dimension philosophique du titre, l’honnêteté du réalisateur et l’authenticité des personnages peuvent basculer cette représentation de Léviathan et inverser les pôles. Les personnages de cette « tragédie russe » digne du Livre de Job ne sont-ils pas eux-mêmes responsables de ce qui leur arrive? Le fameux Léviathan ne se cache-t-il pas dans chacun de nous?

 

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