La maladie d’Alzheimer est une rapace, et quand elle atteint la mère, la fille se fait palombe, proie de l’autour… En épigraphe, Danièle Vaudrey, la fille, cite de Baudelaire ce : « Je suis le tombeau vivant de ma mère ». Peut-être cela lui vaudra-t-il de développer, par empathie, une tumeur, ce qu’elle tait par pudeur dans ce récit qui ne laisse de côté aucune impudeur de situation, expose, avec la plus implacable lucidité, la progression d’un mal terrible qui ravage aussi l’entourage. Danièle Vaudrey, de manière constamment poignante, livre peut-être, avec  Les Ailes du délire, la plus honnête, la plus émouvante chronique consacrée à ce douloureux sujet.

Ce qui caractérise le journaliste d’investigation, et Danièle Vaudrey en reste une éminente, c’est en particulier la capacité de prendre du recul, vis-à-vis de soi-même et des autres. Dur exercice parfois. Dans Les Ailes du délire, Danièle Vaudrey le démontre paradoxalement en se « lâchant » totalement, pour rendre compte du drame émotionnel ; mais se reprend assez pour rendre sensible à autrui ce que beaucoup d’autres proches des parentes ou parents atteints d’Alzheimer ressentent, éprouvent, comment ils enragent, se lamentent, s’enfoncent dans la douleur, en ressortent meurtris.

Paule, la mère, est une admirable « femme de tête ». Jeune veuve, mère de trois enfants, elle reprend l’entreprise familiale avant de la confier, saine et prospère, à son fils.
C’est aussi une « patronne sociale », impliquée dans les bonnes œuvres de la société huguenote. Jamais de prosélytisme chez elle, si ce n’est par l’exemple, jamais de prêchi-prêcha, mais une formidable attention aux autres, une bienveillance qui atténue la perception d’une rigueur morale égayée d’un subtil sens de l’humour qu’elle aura su transmettre, notamment à sa fille…
La fille, c’est une grande baroudeuse, un repère de probité intellectuelle, une consœur de référence, au franc-parler résolu mais emprunt d’un grand tact.
Telle mère, telle fille, jusqu’au jour où… Alzheimer ou le plus grand dissociateur commun, trop, hélas, commun.

La narratrice doit d’abord prendre en charge à distance, car elle s’est établie en Bretagne, puis se battre pour obtenir enfin le « placement » le plus acceptable d’entre ceux explorés, lui permettant de participer à la vie d’un établissement de proximité plus que convenable.
Ce sera celui de Montcontour, petite cité médiévale bretonne. Lequel succède à une expérience plus que malheureuse dans une résidence dirigée pourtant par une « bien pensante » censée présenter des garanties. Cela avait fait suite à la tentative d’installer Paule en appartement, pour lui éviter une chute dans l’escalier de la maison devenue uniquement « maternelle », ou de graves brûlures en cuisinant. Situation d’autonomie relative devenue intenable.

Le récit est haletant, même si des anecdotes cocasses, campées de manière à susciter parfois l’hilarité – et la sidération – qui vaut pause sur îlots de ce fleuve d’effarement n’ayant rien de tranquille.  Ses remugles, soit les délabrements d’un corps devenu étranger, reflétant la confusion grandissante d’un esprit qui fut d’exception, emportent la mère vers la cataracte qui recevra ses cendres. Pour la fille, ils sont cellule, camisole, sangles qui s’apparentent bientôt à un garrot.

Nul besoin de s’attarder davantage : les alternances de rémissions, d’aggravations, les espoirs déçus, les parfois insurmontables difficultés, caractérisent tous les témoignages des survivants, des proches ayant saigné sur les pierres du calvaire, « broyés par le dépérir ». Pour résumer : « un pas en avant, trois en arrière », à gravir un volcan aux noires pentes pulvérulentes. Près de cent livres écrits en ou traduits vers le français sont disponibles dans la catégorie des ouvrages universitaires ou assimilés.  La narratrice dévoile aussi quelques documents et épisodes authentiques d’une famille à laquelle on s’attache), les essais et récits abondent. La plupart des auteur·e·s se sont longuement documentés, « la fille » n’y a pas échappé, mais nous épargne ce qui n’est pas de l’ordre du vécu. Sylvie Laflamme, une bru attachée à son beau-père, à sa future veuve de mère, a titré son récit Tu me quittes… et pourtant tu restes là (éds Créatrices Web).

C’est aussi la conclusion de Danièle. « Je n’ai plus de larmes. Tu n’aurais pas aimé de toute façon. Tu es là en moi comme je le fus en toi avant de naître. C’est une seconde naissance (…) Il n’y a plus que toi, maman, qui ne me quitteras plus. »

Mère aimante, Paule était une mère aimée, admirée, choyée par ses enfants. Hautement respectée et appréciée par son entourage. Comme de Stanislas, le mari ingénieur, qui n’avait voulu épouser nulle autre que sa comptable, dont la stature intellectuelle et morale l’avait impressionné, ne voulant d’aucune autre pour fonder un foyer… Peut-être aussi séduit par « une nature plutôt bohême » (qui sera fortement contrecarrée par le veuvage précoce), plus « aventureuse » que ce qu’elle laissait paraître. Nous la retrouvons « immobile, mâchoire révulsée, regard absent, poitrine flétrie, corps ratatiné… » ; souillé aussi.
La fille rend compte de « ce tourment sans partage », qui la laisse, depuis huit ans et les premiers symptômes, « à bout de munitions ».  Isolée aussi, ne pouvant plus compter que sur un frère, les proches s’étant défaussés, « dédouanés par la distance », ayant « mis une croix sur la malheureuse ».

L’autre force de ce livre est qu’il ne s’adresse pas qu’aux proches de qui subit cette maladie – sans issue – fatale jusqu’à s’oublier soi-même et en périr.
C’est une leçon de courage et de forte détermination, qui anime encore l’auteure, qui en fit si souvent preuve en d’autres circonstances. Dans un précédent récit, elle retraçait en effet comment, donnée pour morte lors d’un test d’une puissante automobile de relais sportifs, elle puisa une nouvelle rage de vivre. Cette énergie dans la désespérance est communicative. Elle contribue à remonter son propre ressort spiral (et même à se réinsuffler spirituellement, sans tomber le moins du monde dans la religiosité, totalement étrangère à l’auteure se définissant « mécréante »).

J’admets sans réticence que, fort peu concerné par le sujet, il ne me serait pas venu à l’esprit de me plonger dans un livre dont la centralité est cette maladie dégénérative particulièrement malfaisante. Harponné par les toutes premières pages, j’ai regretté que les « post-mortem pauliniennes » (vers la page 200) soient si peu nombreuses.

Les Ailes du délire peut être commandé (ainsi que d’autres livres de Danièle Vaudrey) via le site de Mon Petit Éditeur  ou directement via celui de l’auteure, dessine-moi-un-mot.