Le temps journalistique est-il trop court ?

Derrière cette notion de temps se cache une question fondamentale : est ce que le journaliste va trop vite, trop loin, pour traiter l’information ? Rappelons nous ces événements médiatiques où le média n’a pas su rester à sa place d’informateur, se substituant même parfois à la justice pour désigner avant tout le monde des coupables : l’affaire Merah où nos journalistes étaient pressés de désigner le front national, l’affaire DSK où la théorie du complot émergeait dès les premiers jours, Outreau…

Est ce que nous allons assister à de prochains cafouillages dans le traitement d’événements de premier ordre, notamment en matière d’anciennes affaires présidentielles ?

Ce qui pose problème dans le traitement actuel de l’information est la position de principe, et pire la position morale que les journalistes imposent avant même lecture de l’article. Cette position morale est qu’il y a un coupable, scandaleux, et des victimes. Un camp représentant la justice, le bien, le vrai, et un autre synonyme d’infamie. Or le coupable et la victime sont des entités qui doivent être normalement définies de façon juridique.

 

Le Larousse nous précise bien, dans la définition du sens premier du mot coupable « Qui a commis une infraction et qui en est jugé responsable devant la loi : L’accusé a été reconnu coupable ».  Ainsi, la désignation ou la suspicion de la culpabilité n’est pas possible par le journaliste mais uniquement par la justice.   Bien sûr, les journalistes sont conscients de cette précision et usent de procédés pour éviter la diffamation : l’ajout d’un point d’interrogation après un titre, l’affirmation d’une phrase après « deux points : »,  le témoignage entre guillemets mis en une, venant en général d’un obscur indicateur, qui dit à la place du journaliste ce que lui voudrait faire passer comme message… et qui lui peut être couvert par l’expression de sa simple opinion, chose qu’en principe ne doit pas faire un journaliste quand il expose une information.

 

L’exemple récent de l’affaire Merah, où des experts en parole plus qu’en psychologie ont défilé pour expliquer que l’attaque odieuse venait d’un nationaliste de l’extrême-droite atteint des sommets en matière de vide journaliste. Vide dans l’information, vide dans la recherche du fait, vide dans le respect des codes inhérents à la profession : ne pas jeter d’affirmation sans vérifier ses sources.

 

Pierre Bourdieu, dans sa « sociologie des médias », nous explique que lorsqu’il demande à un journaliste pourquoi « il met ceci en premier et ceci en second ? » la réponse habituelle est « c’est évident ! ». Cette évidence est bien entendu au cœur du questionnement de Bourdieu, qui voit dans ce fait un corporatisme inconscient issu d’un habitus (les journalistes sont formés dans les mêmes instituts, ont la même mission, obéissent aux mêmes puissants, et sont soumis aux mêmes règles).  Cet habitus a la fâcheuse tendance d’édicter, à la place du journaliste, ce qui est dans l’air du temps voire pire, ce qui est moral, et ce qui doit faire consensus dans le traitement de l’information.   Ainsi, si un ou une lanceuse d’alerte a des allures de Jeanne d’Arc, touche à un problème réel  et convainc un grand journal d’en faire sa une, alors tous les confrères de suivre en adoptant la même posture critique vis à vis de l’affaire. Le dernier exemple en date est celui d’Irène Frachon, qui a pu lancer une série d’accusation (ce qui est une bonne chose pour la démocratie), sans apporter aucune preuve, en voyant son propos affirmé vrai par la plupart des médias (ce qui est alors problématique). Sa vérité devient la vérité de tous, alors même que la justice n’a pas encore pu se prononcer. Et peu à peu, l’opinion publique d’être convaincue qu’il y a un coupable non jugé responsable de graves crimes. Nous voyons bien où de telles extrémités peuvent mener.  Imaginons ce traitement médiatique appliqué à un citoyen dans une affaire privée : la pression serait telle que le présumé coupable médiatiquement ne pourrait supporter voir son nom sali alors même que l’expression de la démocratie veut qu’il ait droit, avant tout, à un procès équitable. Rappelons nous les accusés à tort dans l’affaire d’Outreau, et l’effet désastreux qu’a eue la pression médiatique sur le traitement de ce dossier. Ce renversement du temps juridique et du temps médiatique est un, si ce n’est le, problème majeur de notre société hyper connectée. Le second temps étant beaucoup plus rapide que le premier, prompt est le réflexe de juger son prochain après avoir lu une information, qui bien souvent n’est que le relai d’une dépêche AFP, ré-écrite (donc filtrée) par des journalistes ne vérifiant pas toujours leur source.  Cette agence toute puissante, voit très peu de contrôle quant à son travail, et est devenue l’une des seules sources d’information du journalisme moderne, transformant le métier initial de collecte et de retransmission de l’information, en un rôle d’éditorialiste réécrivant et réinterprétant les dépêches qu’il reçoit. Il n’y a qu’à voir le nombre de commentateurs à présent célèbres (les Zemmour, Domenach, Aphatie et confrères et consœurs…) ; célèbres pour livrer leur opinion au gré des relectures de dépêches, tandis que les journalistes allant piocher et livrer l’info restent des hommes de l’ombre.  Comment alors, pour un lecteur, est il possible de se faire une idée réaliste de l’historique des événements ?  La réponse est impossible. Impossible en se basant sur la seule presse, qui, opposition ou non, nous le voyons bien, va dans le même sens. Il existe un autre pouvoir, sur lequel le citoyen peut se baser pour juger de la « vérité », ou pour entreprendre une démarche de recherche de la vérité tout du moins : la justice.  C’est en effet à la justice de démêler le vrai du faux, en laissant la place à chacune des parties pour se défendre.