En décembre 1999, Les Nations Unies proclamaient le 25 novembre Journée internationale pour l’élimination de la violence contre les femmes. Ce geste souhaitait alerter la communauté internationale sur la gravité d’une situation intolérable, et l’extraire de son enfouissement dans le huis clos familial.

La loi du 4 avril 2006 a levé le tabou des violences familiales. Elle reconnaît le principe de l’aggravation de la peine pour les violences commises au sein des couples, par le conjoint, le concubin ou le partenaire lié par un PACS ainsi que par les « ex ». Elle reconnaît le viol et les agressions sexuelles entre époux via une répression aggravée. Elle comporte des mesures préventives de lutte contre les mariages forcés, d’éloignement et de prise en charge de l’auteur de violences déjà prévus par la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive. Le suivi de l’auteur des violences conjugales a été renforcé par la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, permettant le suivi socio-judiciaire des auteurs de violences conjugales, désormais possible dans le cadre du sursis avec mise à l’épreuve depuis la loi du 10 août 2007.
Cet arsenal judiciaire répressif et préventif aurait pu améliorer la situation, mais les statistiques et certains rapports, montrent que ces dispositions restent insuffisantes en l‘état.

2010 a été une année pivot de la prise en compte des violences faites aux femmes, décrétées grande cause nationale 2010, avec des résultats concrets lors de dates essentielles législatives du 25 février, et 9 juillet instaurant l’entrée au pénal de la violence psychologique exercée dans les violences conjugales.
Ces avancées historiques ne sont pourtant que des premiers pas. Il faudra encore beaucoup de travail, d’amendements, de formation des professionnels et d’information du public pour que les effets soient visibles.

 Conférence de presse du 18 janvier 2011 dans un salon de l’Assemblée Nationale en présence des parlementaires.

  

Le docteur Geneviève Pagnard est l’un des moteurs depuis plus de six ans de cette évolution législative. Psychiatre victimologue, diplômée de criminologie et agressologie, consultante-expert en affaires criminelles, auteur de plusieurs ouvrages et plusieurs fois invitée en émissions de télévision, elle a été le seul expert psychiatre auditionné par le Sénat en 2010 et vient de publier une mise à jour d’un excellent outil pour les particuliers autant que pour le professionnels, le livre référence « Crimes impunis », aux éditions Prime-Fluo.

Le docteur Pagnard a accepté de m’accorder plusieurs échanges ces derniers mois et un interview dans la suite de sa conférence de presse du 18 janvier 2011 à l’Assemblée Nationale, à laquelle j’assistais, en présence de monsieur Guy Geoffroy, Député vice-présidente de la Commission des Lois de l’Assemblée Nationale, de mesdames Marie-Jo Zimmerman, Députée, Présidente de la Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée Nationale, Danielle Bousquet, députée, membre de la Commission des lois à l’Assemblée Nationale, vice-présidente de la Délégation aux droits des femmes, Muguette Dini, Sénatrice, Présidente de la Commissions des Affaires Sociale du Sénat.

I. V. : Docteur Pagnard, tout d’abord je vous remercie d’avoir trouvé le temps de participer à cet interview. Pouvez-vous rappeler aux lecteurs la genèse de la loi du 9 juillet 2011, et nous expliquer en quoi elle est « révolutionnaire » terme employé à son sujet par de nombreux commentateurs ?

Dr Pagnard :  Il est apparu, notamment à la suite des Canadiens et des Espagnols que la France était très en retard en matière législative sur les violences psychologiques dans le couple et la famille. Or, la définition de "violence psychologique" était difficile à établir: à partir de quel moment pouvait-on considérer qu’un couple passait d’un simple conflit, à quelque chose de l’ordre de la violence psychologique?
Or, il existe un processus de violence psychologique qui regroupe toutes les formes de violences décrites jusque là séparément par ces pays. Il s’agit de la manipulation destructrice. C’est la forme la plus fréquente, la plus insidieuse et la plus destructrice de violence psychologique, pouvant comporter le viol et l’inceste, et pouvant aboutir au suicide, voire au meurtre des victimes. Les Sénateurs ont compris que c’était pour ce processus qu’il fallait établir un délit, d’où le délit "ciblé" de "harcèlement psychologique" et non plus vague, de "violence psychologique".

La manipulation destructrice touche, ne serait-ce que dans le huis clos familial (mais elle s’observe dans n’importe quel secteur de la Société…), environ 1/3 de la population, ce qui est une proportion très importante. C’est un véritable fléau, tapi dans l’ombre. En cela, et, par le fait qu’on ait admis enfin que la famille n’était pas ce "petit nid douillet" qu’elle aurait dû être, que cette loi est magnifique, aussi importante à mon sens pour la Société que la loi de Simone Weill sur l’avortement. Elle constitue une avancée extraordinaire dans la prise de conscience collective que les dangers ne sont pas seulement à l’extérieur de la famille et qu’on ne peut plus et ne doit plus considérer aujourd’hui que ce qui se passe dans la famille ne concerne personne.
Si un pays se donne le droit d’ingérence dans un autre pays, notamment en cas de génocide, il est alors du devoir de la Justice de faire ingérence dans une famille lorsqu’il y sévit de telles maltraitances. C’est tout de même "plus simple" qu’à l’échelle de tout un pays. Mais, c’est toujours la même chose: la violence physique, le "meurtre physique" est plus voyant et marque plus les esprits que cette violence psychologique qui aboutit au "meurtre psychologique", voire au meurtre tout court…
Par ce délit de "harcèlement psychologique", la France "rattrape son retard" et se place maintenant devant les autres pays.

I.V. :  Votre engagement dure depuis plus de six ans et vous avez été le seul expert psychiatre auditionné au Sénat. Quelle est la raison profonde de cette ténacité et constance dans un combat rendu titanesque par ce que le sujet lui-même induit comme niveau de résistance à la prise de conscience et au changement ? Quelle est la spécificité de ces résistances ?

Dr Pagnard :  La raison de mon combat est que je vois chaque jour les résultats de l’action destructrice des manipulateurs destructeurs sur les victimes, et celle des décisions de justice qui veulent voir en ces victimes, des agresseurs, par méconnaissance de la manipulation destructrice. Je vois aussi les résultats sur les enfants.
Autant de familles brisées et où la maltraitance va se reproduire de génération en génération… Alors que par une simple lecture d’un livre comme "Crimes impunis", les professionnels judiciaires pourraient détecter la manipulation destructrice dans leurs dossiers…
Les résistances viennent à mon sens essentiellement de la méconnaissance de ce processus pourtant si fréquent, sous nos yeux… Lorsqu’on ne connaît pas les mécanismes de la manipulation destructrice, on a peine à imaginer que des personnes "si charmantes, charismatiques etc." puissent se comporter comme de tels monstres à l’abri des regards. Lorsque j’ai écrit ce livre, j’étais agacée parce que les personnes qui ne connaissaient pas ce processus, me disaient: "ah oui, mais vous décrivez là, un cas extrême!" J’ai fini par comprendre qu’on confond "extrême" avec "rare". Si ce genre de personnage agit de façon extrême, il n’en est pas moins fréquent, et c’est difficile d’admettre que l’espèce "humaine" puisse se comporter de façon aussi "sauvage", surtout si les aspects extérieurs que donnent les MD, sont à l’opposé de ce comportement!…
Les résistances viennent aussi de ce que certains, pensent que des agresseurs vont se faire passer pour des victimes. C’est le propre des MD. Avec un peu de connaissance et de pratique, il devient beaucoup plus aisé de déjouer ce genre de piège.

I.V. : Les chiffres montrent que les précédents pas législatifs ne semblent pas avoir beaucoup amélioré la conditions des victimes, qui restent à 98 % des femmes.
Comment comptez-vous faire entrer dans les mœurs sociétaux, dans les pratiques professionnelles, l’esprit de cette loi ?
Est-ce l’objet de votre livre « crimes impunis » ? Quels sont les objectifs de ce remarquable ouvrage, que j’ai lu quasiment d’une seule traite ?

Dr Pagnard :  Il faut une prise de conscience générale. Ce n’est que par l’information large du grand public et des professionnels judiciaires que le processus de manipulation destructrice sera pris en compte et "incorporé" dans l’inconscient populaire.
Après toutes les campagnes médiatiques faites sur l’inceste et les abus sexuels, je suis heureuse d’entendre maintenant des mères m’expliquer qu’elles mettent leurs enfants en garde, tout comme le faisaient nos mères dans le temps qui nous disaient "il ne faut pas accepter de bonbons de la part de personnes que tu ne connais pas".   Cela signifie aussi que, parallèlement à la prise en charge plus efficace des victimes, dès que la manipulation destructrice sera largement médiatisée, une action préventive commencera qui mettra peut-être fin à cette transmission, jusque là inéluctable, de la violence inter-générationnelle.
"Crimes impunis" permet à chacun, grand public comme professionnels judiciaires, de voir se dérouler sous ses yeux ce terrible processus, comme dans un film, et de comprendre tous les pièges tendus par les MD, de comprendre aussi comment les victimes se font piéger, pourquoi elles restent avec leur agresseur alors qu’elles sont loin d’être faibles et stupides, de comprendre enfin à quel point ce processus peut détruire… Après lecture, n’importe qui peut apprendre à repérer un MD et l’apprendre à ses enfants. Cela permet de comprendre aussi qu’on n’est pas seul dans ce cas, et, de prendre aussitôt la distance nécessaire pour se préserver, parce que ce n’est pas soi-même qui est responsable de ce gâchis familial, c’est l’agresseur qu’on identifie enfin comme tel…

I.V. :  La loi de 2010 introduit au pénal la violence psychologique.
Mais policiers et gendarmes, soumis à la nouvelle politique du chiffre qui implique une obligation de résultat, dont les effectifs diminuent alors même que le processus de judiciarisation quasi exponentiel renvoie aux plaintes nombre de conflits qui étaient résolus auparavant par d’autres voies, redoutant souvent d’être instrumentalisés, ne risquent-ils pas de se trouver démunis devant une plainte pour violences psychologique ? Sachant que souvent les manipulateurs se font passer aussi pour des victimes, et que les victimes présentent souvent des tableaux psychologiques réactionnels largement en leur défaveur ? Comment une formation suffirait-elle, dans ces conditions, là où même des psychiatres, au calme, ne repèrent ni les personnes traumatisées, ni les auteurs de violences ? Avez recueilli les impressions de ces professionnels de première ligne ?

Dr Pagnard :  Normalement, les gendarmes et policiers sont tenus d’enregistrer une plainte. S’ils refusent de le faire, il faut alors saisir directement le Procureur de la République. Ils peuvent refuser par souci de minimiser les chiffres, mais aussi, par méconnaissance des enjeux de ce processus destructeur qu’est la manipulation destructrice. Pour ceux qui ont été sensibilisés, les choses se passent déjà différemment. D’où l’importance de leur donner l’information nécessaire. J’ai eu l’occasion de voir à chaque colloque où je décrivais le processus de manipulation destructrice, le désarroi des professionnels présents (magistrats, officiers de gendarmerie etc.) Ils se sentent démunis et ont l’impression justifiée qu’on leur demande un repérage dont on ne leur a pas donné les outils… Il n’est souvent pas nécessaire d’être victimologue, pour repérer dans le discours d’une personne qu’elle est effectivement victime. J’ai appris sur le terrain à repérer en quoi l’attitude, le discours et les écrits que j’observe, montrent bien qu’on est en présence d’un MD. Même si une personne semble "paranoïaque" à force d’avoir été "fliquée" par son agresseur, même si tous les aspects semblent en défaveur de cette personne, je cherche toujours plus en profondeur pour en avoir le fin mot. Les apparences peuvent être trompeuses pour la victime, comme pour le MD. La pratique apprend à repérer qui est qui.
Si des psychiatres, et même des "experts" psychiatres passent à côté d’un MD, c’est parce qu’ils n’ont pas la formation de victimologue, et celle plus spécifiquement de la MD qui est si insidieuse…

I.V. :  Outre votre ouvrage qui mériterait d’être largement diffusé auprès des policiers gendarmes, assistantes sociales, éducateurs, juges au affaires familiales, juges pour enfants, professionnels médicaux et médico-sociaux, existe-t-il des outils pratiques comme des grilles d’évaluation, des scores, des questions spécifiques, pour les personnels recueillant les plaintes ? Pensez-vous utile d’en élaborer en collaboration avec les policiers et gendarmes ?

Dr Pagnard :  Le canevas clinique de la MD étant spécifique et méconnu, je l’ai rassemblé dans "Crimes impunis" et, dans un questionnaire que je fais circuler à l’usage des victimes. Mais, tant que les professionnels judiciaires n’auront pas intégré ce canevas, toute précision, notamment dans les expertises pour les Juges aux Affaires Familiales, reste sans effet… Malheureusement…
Encore une fois, la simple lecture de "Crimes impunis", permettrait d’avancer extrêmement vite en ce domaine… Ce livre existe déjà, et ne nécessite pas de mise en place de formations onéreuses et lourdes, prenant beaucoup de temps pour la mise en place. Pourquoi faut-il toujours tellement de temps pour tout, alors que tout pourrait avancer en un temps éclair???
Dans le même ordre d’idée, j’avais également proposé aux Députés, puis aux Sénateurs, une procédure "à guichet unique". Elle permettrait en un temps record, de désengorger les tribunaux et d’aider enfin efficacement les victimes, surtout les enfants. Les parlementaires l’ont enfin entendu lors de la conférence de presse. Ils restent très motivés pour continuer à améliorer cette loi dont ils sont fiers, avec raison, et pour faire en sorte qu’elle soit enfin appliquée.
La formation, ou plutôt l’information des professionnels judiciaires, en reste la condition pour que ce magnifique trois mâts ne fonctionne plus sans voile…. L’image en est d’autant plus fidèle que cette loi comporte trois volets sur la violence conjugale: celle faite aux femmes, celle dans le couple (prenant en compte aussi les hommes victimes de conjointes MD) et celle faite aux enfants.

I.V. : Pour terminer,  quel message souhaiteriez-vous adresser aux hommes et femmes victimes de ces violences psychologiques ? Comment les aider à éviter de passer de la victimation (reconnaissance médico-légale) à une dangereuse victimisation ?

Dr Pagnard : La reconnaissance des victimes en tant que victimes par la Justice est fondamentale, notamment dans les cas d’agressions, surtout en ce qui concerne la MD où l’agresseur s’arrange de façon incessante pour faire croire à la victime que c’est elle qui est en tort. Une telle reconnaissance par la Justice permet de remettre les choses à leur place et à la victime de commencer à se reconstruire, en retrouvant des repères justes. Ce n’est qu’à ce prix qu’on peut éviter qu’elles ne s’enlisent dans une position de victimes qui survient quand elles ne sont pas reconnues comme telles.
D’autre part, j’observe à chaque fois que dès qu’une victime comprend dans quelle nasse elle s’est enferrée, elle prend immédiatement la distance nécessaire et prend les choses en main, sortant de son enfermement. C’est le début de la reconstruction. De plus, ayant les clés de la MD, elle décrypte les comportements de son agresseur et n’est plus atteinte de plein fouet par ses agressions, puis devient même indifférente, sachant très bien le sens réel de celle-ci.
La connaissance du processus de MD a ainsi une portée thérapeutique.
Le seul conseil que je pourrais donner à une personne victime, c’est de s’informer sur le mécanisme de la MD. Le reste suit en chaîne…

I.V. : Merci d’avoir bien voulu m’accorder cet interview, Docteur Geneviève Pagnard.
Le travail conjoint de tous apportera l’évolution nécessaire à l’amélioration des relations interpersonnelles, et en particulier des conditions de vie intra familiales et conjugales.

A ce sujet, je souligne à quel point le gouvernement dans son ensemble s’est mobilisé autour de ce thème sociétal de première importance au vu de ses coût et conséquences pour la société.

Je rappelle les références de votre ouvrage :
« Crimes impunis ou Néonta histoire d’un amour manipulé » Prime Fluo éditions,
 http://primefluo-editions.com/

 

 

 

Isabelle Voidey

http://www.cap-22-reportage.infos.st/

http://www.tobcom-association.asso.st/