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En vacances au bord de la mer, Laura en profitait chaque soir pour contempler le paysage sur la plage ; elle suivait d’un regard amusé les tourbillons argentés que la lune semblait étaler sur l’eau.

Elle y était restée environ une demi-heure ce jour-là, puis se leva et marcha pieds nus sur le sable en direction de l’hôtel, lorsque tout à coup elle sentit un objet dur sous son pied droit. Penchée dans l’obscurité elle aperçut un petit carnet carré, noir.

Elle s’abrita en vitesse sous la lumière du réverbère le plus proche et tourna avidement les pages remplies de textes écrits à l’encre bleue. Son regard parcourait poèmes et pensées. Par moments, son corps semblait trembler, puis elle avait les larmes aux yeux ou le sourire aux lèvres.

La dernière feuille du carnet fixait un rendez-vous le dimanche suivant, place de l’église. Poussée par l’enthousiasme de ses 18 ans – et l’envie de rencontrer celui dont les mots la faisaient tressaillir —, elle décida qu’elle irait voir.

Elle garda le carnet dans la poche de son gilet et se dirigea vers le bar où elle avait l’habitude de retrouver ses amis d’été. Son amoureux du moment la reçut le sourire aux lèvres. Il lui apparut bien gris, terne et insipide, dans son t-shirt blanc et son jean délavé.

Le garçon lui parlait, elle l’écoutait d’un air distrait, en sirotant son daïquiri à la glace pilée teintée de rouge vif et de jaune orangé. Elle fixait les couples sur la piste de danse, hypnotisée par leur déhanchement sensuel et rythmé, et touchait par moments l’objet dans sa poche. Elle prit congé plus tôt que d’habitude, pressée de se retrouver seule dans sa chambre à scruter encore une fois ce carnet dont les mots étaient restés gravés dans son esprit.

En passant devant la réception de l’hôtel, le souvenir d’un couloir similaire, traversé de la main de sa mère refit surface. Laura sourit en pensant à cette période où elle marchait la tête basse pour pouvoir suivre du regard les mouvements du tissu de sa propre robe. Laura s’accrochait à la main de sa mère pour éviter de tomber et au bout d’un moment sentait son corps décoller puis glisser en l’air, léger comme le vent. La dernière fois datait des vacances avant le départ sa mère, dont le regard était particulièrement empreint de tendresse cet été-là. Elle ne l’avait plus revue par la suite.

Durant les trois jours qui précédèrent celui du rendez-vous, Laura ne put s’empêcher d’y penser constamment. Le soir tant attendu était enfin arrivé. Une odeur douceâtre flottait sur la place de l’église recouverte de fèves de cacao séchées au soleil. Elle s’installa sur un côté du parvis, légèrement en retrait, mais en gardant la porte d’entrée principale dans son champ visuel.

Elle tendit l’oreille de toutes ses forces, quand soudain, des chatouilles au niveau du mollet l’immobilisèrent ; son sang se glaça jusqu’au moment où elle bondit de peur en entendant tout près ce qu’elle avait pris au début pour un cri. Elle respira à nouveau en voyant le chat fautif miauler d’un air interrogatif.

Elle reprit la garde. Au bout de quelques minutes, des voix à peine audibles se faufilèrent jusqu’à son poste dans la tiédeur moite du soir. Laura s’approcha de la porte en bois de l’église, sur la pointe des pieds. Elle aperçut sur un banc baigné par la lumière provenant de l’enceinte, les deux hommes aux visages ridés. Le dos courbé ils s’entretenaient à voix basse, tournés l’un vers l’autre, les traits animés. Celui de gauche tenait son chapeau brun dans les mains pendant qu’il parlait. Celui de droite caressait du bout des doigts sa moustache platine bien garnie.

Laura fit quelques pas vers eux, les vieillards se retournèrent et elle leur tendit le carnet. Le moustachu s’exclama avec surprise en récupérant l’objet : « Alors ça ! Mon carnet ! Je le croyais perdu pour de vrai». Elle sourit timidement avant de partir en courant.

Quand elle fut suffisamment à l’écart, elle s’arrêta pour souffler. Les images se bousculaient dans sa tête : le carnet, les poèmes, l’attente, et en particulier le poète rêvé transformé en ce petit vieux qu’elle venait de croiser. Un fou rire le prit soudain à la gorge. Elle lâcha enfin et rit à ventre déboutonné, jusqu’à en avoir mal aux côtes.

Elle repartit d’un pas serein, la mâchoire un peu engourdie, en direction de l’hôtel, avec un énorme poids en moins sur les épaules. Il était temps qu’elle téléphone à son père qui devait surement être inquiet. Ils avaient convenu qu’elle l’appellerait tous les deux jours, mais avec cette histoire elle avait complètement oublié.