Fin de l'épisode précédent :

Adam semblait ravi de sa trouvaille. Il s'en amusa longuement, ainsi qu'un gamin au lendemain de Noël (et ne craignant pas davantage que lui de détériorer le tout nouveau joujou), portant successivement le regard sur tout ce qui l'entourait, butinant chaque parcelle et cédant à chaque fois au plus merveilleux des ravissements.

Et un coup d'oeil sur ci, et un autre par là. Et que je revienne sur le premier, et que je m'attarde sur le suivant. D'un pied, de l'autre. Sans les mains. Partie simple …

 


Samedi,
début d'après-midi
(odyssée de l'espèce)

La marelle dura fort longtemps.

Quand il se fut un peu lassé de faire joujou avec les cailloux, les choux et les hiboux (non sans remarquer qu'il lui faudrait bien un jour ou l'autre mettre un peu d'ordre parmi les divers règnes), il porta de nouveau le regard sur lui-même, ainsi qu'il l'avait fait le matin à son réveil.

D'abord, il ne vit rien d'autre que sa peau uniforme. A y regarder de plus près, d'ailleurs, elle était tout sauf uniforme.

Primo, l'enveloppe présentait des contours particulièrement sinueux, dessinant les jambes, quelque chose qui balançait mollement entre les deux, pas très ragoûtant (et dont on se demandait quel pouvait bien en être l'usage), les bras et les doigts au bout de chacun d'eux.

Secundo, tout cela s'articulait en une multitude de combinaisons infiniment variées (en joignant le pouce et l'index, on pouvait même reproduire le zéro tracé tout à l'heure sur le sable); seule exception à cette géométrie éminemment variable: la « chose » qui s'obstinait à pendouiller lamentablement.

Un peu plus haut, on remarquait une surface plate. Pas complètement plate non plus, au demeurant. On y discernait, avec un peu d'attention, de délicates ciselures (Adam était svelte) dont les Stalone et autres Vandame sauraient bien tirer quelque parti, un jour ou l'autre.

Au centre de ce plateau, Adam crut remarquer une nouvelle cavité. Il se courba autant qu'il le put afin de l'examiner de plus près. Après moultes contorsions, il y parvint enfin; il constata et son erreur et l'absence de ce qu'il s'apprêtait à baptiser « nombril »; il en fut bien aise, réalisant qu'il eut été bien en peine d'en fournir la moindre explication un tant soit peu plausible.

Son regard remonta un peu; pas beaucoup car il était parvenu aux extrêmes limites de son champ de vision; cette notion de limite le rassura aussitôt car la perspective d'être à jamais condamné à errer dans l'infini (un sentiment plutôt angoissant) commençait à le faire sérieusement flipper. De plus, la position le contraignait à un strabisme des plus inconfortables.

La peau marquait une frontière, très aisément identifiable. Mais entre quoi et quoi ? D'un côté l'être, de toute évidence; mais de l'autre ne pouvait se situer le néant puisque, on s'en souvient, c'est sur l'autre versant de l'éveil que Adam l'avait rencontré, le néant; de fait, c'était plutôt le néant qui était venu à sa rencontre, car Adam se montrait beaucoup trop nonchalant pour prendre à ce constat une part vraiment active (plus tard, on dirait qu'il avait « fait néant »).

L'idée du ying et du yang l'effleura, mais de manière trop fugitive et presque imperceptible: prématurée, dirait-on, encore beaucoup trop confuse. « Du chinois, pour moi », eut tout juste le temps de se dire Adam, qui ajouta in peto: « De l'hébreu, encore, on aurait pu s'arranger ».

Se souvenant fort opportunément de la puissance de la « chose », il choisit de rester dans le vague, baptisant de « ça » l'alter ego de l'être. Après tout, cela convenait fort bien puisque la perception lui en venait dès qu'il laissait son regard errer ça et là …

Dans la foulée, il accommoda le « ça » tout neuf de diverses manières (encore une évocation culinaire, tout embrumée d'inconnu, qu'il se promit d'explorer davantage, mais plus tard: pour l'heure, il n'en avait pas encore le goût; c'est le cas de le dire).

Soupçonneux: « Qu'est-ce que c'est que ça ? » Réprobateur: « Qu'est-ce que c'est que ça ! » Péremptoire: « C'est comme ça ! »
Fataliste: « C'est comme ça … »
Exclamatif: « Ca, alors ! »
Agressif: « Ca ne va pas se passer comme ça !» Prévenant: « Comment ça va ? »
Vague: « Ca va ».
Optimiste: « Ca va bien ».
Pessimiste: « Ca va mal ».
Courtois: « Ca va ».
Dilettante: « Ca va à la va comme je te pousse ».
Impatient: « Ca va bien comme ça ».
Saint-Yorre: « Ca va fort ».
Normand: « Ca va, ça vient … »

Il jugea que ça commençait à bien faire des gamineries et se mit en devoir d'entreprendre sans plus attendre l'exploration systématique du monde extérieur.

« Voyons », se dit-il, « par où commencer » ?

Par le commencement lui parut la réponse la plus appropriée. Le « ça » commençait où il s'arrêtait lui-même. Il décida donc de porter son regard sur son ultime extrémité. De l'avant bras où il se trouvait pour l'instant posé, son regard glissa vers le poignet, puis la main.

Apparemment satisfait, Adam s'accorda une pause. Brève cependant, puisqu'il aperçut tout aussitôt les doigts dont la mobilité lui revint en mémoire. Alors, il pointa l'index en un geste sobre, pas encore chargé de la moindre accusation.

Il découvrit que son doigt brandi lui permettait de désigner les objets dans sa ligne de mire. Cette coccinelle, cette pâquerette, cette taupinière, cette rivière, cette prairie, cette forêt, cette montagne, cette ligne … Son index s'élevait insensiblement au fur et à mesure de l'énumération dont il remarqua l'absolue féminitude, extraordinaire coïncidence.

Cependant, cette notion sexuée n'évoquant en lui rien de particulier, il ne s'y attarda pas davantage, la remettant instinctivement au lendemain. Pour l'instant, son esprit se heurtait à cette ligne incertaine quoi que parfaitement marquée, à l'allure franchement horizontale. Faute de mieux, il la baptisa donc « horizon ». Un moment, il eut l'impression d'une insensible incurvation; un moment, seulement, et c'est tant mieux: car la terre étant plate, pourquoi donc l'horizon aurait-il été autre chose que rectiligne ?

À peine nommée, la frontière lui posa problème (déjà !): tout ne se situait pas sur le même plan entre le brin d'herbe, à ses pieds, et cet inaccessible horizon. On devinait des lignes de fuite. Il aurait bien aimé, lui aussi; mais la fuite lui était interdite. Cette « perspective » (le mot est de lui) lui déplaisait plutôt parce qu'il sentait bien qu'elle l'obligerait tôt ou tard à de méticuleuses classifications.

De plus, cet horizon marquait à la fois une fin qu'il pouvait atteindre de son index en suivant la profondeur (selon une direction dont il décida qu'on pouvait fort bien la décréter « transversale », parce qu'elle lui restait quelque peu en travers de la gorge; et pourquoi pas, s'il vous plaît ?) et parcourir aisément en déplaçant latéralement ce même index.

Mais on pouvait à bon droit y voir aussi un commencement puisque rien n'entravait non plus la progression de l'index dans une direction perpendiculaire qu'il baptisa aussitôt « verticale », puisqu'il pouvait désormais établir qu'elle émanait sans conteste du vert de l'herbe et de la forêt.

Juste au-dessus de l'horizon, l'index désigna un oiseau. Puis un nuage, puis le ciel, le soleil et si l'insoutenable rayonnement de l'astre n'eut masqué tout le reste, Adam aurait probablement entrevu l'univers. Cette collection masculine n'attira pas non plus son attention, pour la même raison que tout à l'heure: il ignorait le sexe tout autant qu'un puceau.

L'étrange sensation de disposer dorénavant de trois dimensions pour y repérer chaque chose lui parut un petit pas pour lui, mais un grand pour l'humanité.

« Il y a même quatre dimensions, en tout » réalisa-t-il en se frappant le front au souvenir du temps inventé en tout premier lieu, ce qui provoqua au plus profond de son être un frisson qui n'eut longtemps d'équivalent jusqu'à l'avènement d'un certain Albert Einstein.

Le regard d'Adam était irrésistiblement fixé sur le soleil à la manière de ces insectes que toute lumière fascinait. Il ne s'y brûlait pas les ailes mais se trouvait envoûté en une profonde réflexion. Ce soleil, ponctuel, ne ressemblait en rien à la frontière nette et franche que traçait l'horizon. Il marquait un emplacement, d'une manière éclatante, fulgurante, hypnotique, certes, mais on n'y devinait pas ce caractère absolu et définitif qui caractérisait la ligne de démarcation.

Et s'il y avait quelque chose, par-delà ? Et si la limite se trouvait en fait plus loin ? Et s'il y avait quelques choses (il pouvait encore se permettre de gaspiller deux « s » en finales redondantes de ces deux mots; ce n'est que plus tard, ayant découvert l'impérative nécessité des gains de productivité sous la pression de la concurrence, qu'il optimisa en « quelque chose ») passée la limite ? Et s'il n'y avait pas de limite ?

Cette contemplation dura longtemps, très longtemps, très très longtemps; une « éternité », songea Adam un très bref instant, avant de réaliser que ce mot ne présentait pas le moindre sens à ses yeux (il en était tout juste, souvenez-vous, à vivre les toutes premières heures de sa toute première journée; alors vous pensez, l'éternité …).

Pris d'un soudain vertige, il baissa la nuque que la fixité commençait d'ankyloser (le soleil trônait au zénith: il ne devait pas être loin de midi; encore un intéressant et pratique repère, jugea-t-il).

Et ses yeux retombèrent en un geste parfaitement naturel sur lui-même, qui décidément se trouvait bien au centre de toute chose.

Saisissant contraste: sa peau semblait tout le contraire de l'astre fascinant. Sombre pour l'une; étincelante pour l'autre. Matérielle et palpable; ponctuel et inaccessible. Humaine; divin n'osa-t-il pas ajouter; non seulement parce que le concept lui manquait (il en avait bien inventé d'autres, et de moins grandioses, après tout), mais aussi parce qu'il y entrevoyait un étrange et peut-être troublant mélange de ferveur et de frayeur (deux mots si étrangement similaires, et pas seulement en raison de leur assonance).

Il en était là de sa méditation lorsque le vertige le reprit, décuplé. Et si sa peau, non plus, n'était pas une fin ? Et s'il y avait quelque chose au-dessous ? Il se surprit à imaginer qu'il pourrait ne pas se résumer à une sorte de baudruche gonflée d'on ne sait quoi. De vide, peut-être. Ou d'autre chose. De l'hydrogène qui abondait dans le voisinage, par exemple. Cependant, il s'imaginait assez peu en dirigeable et n'aspirait en rien à finir comme un quelconque Zeppelin, dans un éclair et un peu de fumée. Cet autre chose, il le baptisa « chair », « muscles » et « fibres ». C'était bien son droit, après tout.

On le voit, dans son quasi délire, il créait à tout va une kyrielle de mots, procédant toutefois d'une démarche sensiblement différente de celle qui l'animait, d'habitude (encore cette « habitude » devait-elle être considérée de façon toute relative, eu égard à sa toute récente origine).

Remarquons tout simplement et de manière plus juste que jusqu'alors les mots lui venaient comme une commodité pour étiqueter ce qui avait été identifié. Rien de tel dans sa logorrhée présente: les mots servaient tout simplement de masque à l'inconnu parce que l'inconnu, par définition, dérange et que de le nommer le rend un peu plus familier, un peu plus fréquentable, permet de l'amadouer en douceur avant que de l'apprivoiser tout à fait. Et servaient de support, aussi, à la matérialisation d'une imagination débridée.

Sans retenue, il poursuivit son oeuvre d'Académicien. Il eut l'audace de décider que les fibres pouvaient fort bien se diviser encore en éléments chimiques. Démocrite avant l'heure, il décréta que des molécules pouvaient receler des atomes en leur sein.

Il se sentait capable de continuer, de la sorte pour la nuit des temps. Il s'en abstint cependant: savoir qu'il le pouvait lui suffisait pour l'instant, du moins tant que les installations du C.E.R.N. lui seraient inaccessibles et que Georges Charpak n'aurait pas mis au point quelque subtil et génial bricolage pour matérialiser ces phénomènes.

Ainsi, il lui parut que de part et d'autre de son enveloppe charnelle, s'étendaient deux espaces qui n'avaient en commun que le fait qu'aussi loin qu'on y pénétrait, on avait toujours l'impression de n'en avoir atteint, au mieux, que le milieu, peut-être moins, même, qui sait ?

Totalement isolé de son environnement, tant la réflexion l'absorbait, il se souvint fort à propos de la première frontière qu'il avait reconnue, ce matin, à son réveil et qu'il avait baptisée « temps zéro ». Déjà l'idée l'avait effleuré qu'il put exister un avant avant l'avant. Il en était désormais certain car il se trouvait parfaitement en mesure d'énumérer, dans toute la rigueur de leur ordre chronologique, les événements survenus entre l'éveil et maintenant (il saisit machinalement une poignée de sable qu'il laissa filtrer entre ses doigts entrouverts; on le sentait tout près d'une invention capitale qui eut jeté les fondations de la future célébrité de l'horlogerie helvétique en permettant de mesurer le temps).

Il existait donc bel et bien un avant du maintenant. Il pouvait en témoigner. Pourquoi n'en serait-il pas de même du temps zéro ? En raison de quelle aberration ? Il se souvint aussi du « longtemps » et se plut à imaginer qu'il y avait aussi un après après l'après: cela tenait probablement au goût de plus en plus marqué qu'il portait à ce qu'il appelait la « symétrie », une sorte de perfection qu'il jugeait harmonieuse. Et seyante.

Ainsi, cette dimension qu'il ne pouvait appréhender par aucun des rares sens dont il disposait, ni par le toucher, ni par la vue (il appelait cela l'« imaginaire », se promettant déjà d'exploiter cette facilité aussitôt qu'il aurait découvert les mathématiques et réglé la question des tables de logarithmes), cette dimension, donc, paraissait obéir aux mêmes lois que les dimensions purement géométriques, rebelle aux limites. Il n'aurait su dire pourquoi, mais l'association, dans la même pensée, de tables et de lois fit irrésistiblement naître en lui l'image d'un être doté de pouvoirs formidables, rescapé d'un fleuve et trônant au sommet d'une montagne.

Il prit le parti de baptiser « futur » ce qui se trouve avant l'après et « passé » ce qui se trouve après l'avant. Et réciproquement, tant ces notions paraissaient mutuellement relatives.