« Forum Libé » : trois jours de débats vus de l’intérieur (2/3)

A Lyon le week-end dernier, Libération a organisé son cinquième forum citoyen, consacré à un état des lieux du monde, vingt ans après la chute du mur de Berlin. De nombreuses personnalités étaient réunies pour débattre. Voici le compte-rendu des quelques séances auxquelles j’ai pu assister.

2ème journée : où l’on parle d’écologie, des droits de l’homme et de la crise économique.

« L’écologie, nouvelle utopie du 21ème siècle ? » avec Nicolas Hulot (télécologiste) et Patrick Viveret (philosophe).

– « Eco-sophie », voilà le terme proposé par Patrick Viveret pour désigner l’écologie comme une utopie positive, créatrice, qui substitue la sobriété et le mieux-être au couple démesure & mal-être. De fait, ajoute Nicolas Hulot, il s’agit de faire le tri dans le modèle de développement qui est le nôtre, confronté à un pic démographique, un pic de production, une érosion des ressources, et des inégalités criantes (quelques centaines d’individus se partagent autant d’argent que le tiers de l’humanité !). Le pire à rejeter, selon Viveret, c’est la chosification du vivant, le fanatisme du marché. Le meilleur de nos sociétés modernes (liberté de conscience, droits de l’homme) doit être gardé mais aussi lié au meilleur des sociétés traditionnelles, qui intègrent notre dépendance à la nature et l’importance du lien social.
– Interrogé sur la résignation, le fatalisme, la difficulté à mobiliser, Nicolas Hulot fait part de son angoisse, et identifie comme freins au changement un positivisme résiduel (confiance dans le tout-technologie) ; un scepticisme dû au fait que le dérèglement climatique est encore invisible pour les urbains ; et enfin l’urgence sociale qui détourne les esprits de l’urgence climatique. Viveret appelle à ne pas attendre que le niveau de conscience soit au plus haut pour agir, chacun à son niveau, et compte (trop naïvement ?) sur les effets d’entraînement. Selon lui, la démesure du monde conduit de toute façon à un mal-être, à un gâchis de vie. La frugalité qu’il faut promouvoir doit être associée au contraire à une satisfaction des besoins essentiels et à une meilleure qualité de vie. Le respect des contraintes physiques de la planète n’est donc pas forcément synonyme de régression…
– Se pose alors la question de la décroissance. Viveret préfère se dire objecteur de croissance : « dire décroissance, sans dire pour quoi ni pour qui, [c’est passer] à côté de la question sociale » mais aussi rester dans le paradigme de la croissance, au lieu de penser les finalités de vie joyeuse qu’implique un modèle de développement plus sobre. Hulot rappelle qu’avec la crise la décroissance est aujourd’hui une réalité, mais une réalité subie. Mais il est clair : l’utopie écologiste entraîne nécessairement une décroissance sélective, en particulier celle des flux matériels. « Une société qui multiplie les besoins n’est pas prête à faire face aux limites », indique-t-il. « Le confort sans limites est la compensation d’un mal-être intérieur », ajoute en écho le philosophe Viveret. Reste à définir démocratiquement les besoins essentiels et les limites à respecter…

« Les droits de l’homme ont-ils un avenir ? » avec Alain Finkielkraut (philosophe) et Alexander Hall (historien polonais, droite modérée).

– Hall pointe les contradictions attachées aux droits de l’homme : alors que les pays les plus puissants sont peu inquiétés lorsqu’ils les piétinent, les exigences sont fortes envers les plus faibles, en gros les moins menaçants ! Ils peuvent par ailleurs être instrumentalisés (pour justifier une guerre, par exemple). Cependant leur défense a un avenir, car elle fait appel à la dignité égale de tous les être humains, qui est fondement de notre civilisation. Hall pointe toutefois le danger d’un élargissement continuel du catalogue des droits de l’homme, qui risque d’aboutir à une liste contestable. Plus loin dans la discussion, il sera réservé sur les droits dits de « deuxième génération », économiques et sociaux, car pour lui les droits de l’homme sont ceux qui peuvent être respectés par un Etat démocratique : or, comment promettre de respecter un droit au logement ou un droit au travail ?
– Finkielkraut ne s’inquiète pas de l’avenir des droits de l’homme (DH), mais de la nature de cet avenir. L’alternative selon lui est d’envisager les DH soit comme une fixation de limites, soit comme une puissance d’illimitation. Enclin à défendre le premier terme de l’alternative, il précise qu’il s’agit essentiellement des limites au pouvoir (c’est l’esprit de 1789). Par le second terme de l’alternative, il entend décrire la tendance à considérer toute fixation de limites comme une atteinte aux DH : dans ce cas, les DH ne se dresseraient plus face au pouvoir, mais face au droit lui-même, afin que l’individu ne soit plus entravé dans ses désirs. Il donne alors deux exemples que je pense contestables mais qui illustrent son idée : celui d’Hadopi (l’accès à Internet a été présenté par certains comme un DH, supérieur au droit d’auteur) et celui des mères porteuses (avec le risque éthique de « location d’utérus »).
– Alexander Hall a posé comme postulat, dans la discussion, que l’idée de défense des DH était née en Occident. Il interroge alors l’universalité des DH, et notre légitimité à les proposer à d’autres civilisations. Finkielkraut avance deux réflexions. La première s’appuie sur le « printemps de Téhéran », qui non seulement est la preuve qu’une République ne peut faire l’économie de la laïcité, mais témoigne surtout qu’un peuple majoritairement musulman peut parfaitement aspirer par lui-même aux DH. Sa deuxième réflexion apporte une nuance. Selon lui, notre vision de la mixité, voire de l’égalité homme-femme, provient d’un legs civilisationnel antérieur à la proclamation des DH. Dès lors, il est difficile d’exiger des autres civilisations qu’elles s’y conforment à court terme. Peut-être y a-t-il là un particularisme, admet-il, en précisant qu’il nous faut défendre notre propre particularisme, en défendant ces principes au moins dans l’espace de notre civilisation.

« Face à la crise, quelles alternatives ? » avec Jean-François Kahn (fondateur de Marianne, théoricien du « centrisme révolutionnaire ») et Nicolas Baverez (économiste, historien).

– L’alternative, c’est la réforme du capitalisme, annonce prudemment Nicolas Baverez. La grande difficulté aujourd’hui est selon lui que la mondialisation financière a dépassé la mondialisation économique, qui a dépassé elle-même la mondialisation politique. Conclusion : il suffit d’améliorer la gouvernance de la mondialisation. Répondant au journaliste de Libé, il affirme que le libéralisme n’est pas à jeter aux orties : « l’auto-régulation des marchés n’est pas une idée libérale », car le libéralisme est une conception modérée du pouvoir, qui suppose un ensemble de règles et d’institutions.
– JFK, après avoir indiqué que le libéralisme présentait des acquis qui justement étaient menacés par l’ordre néolibéral, lance alors sa contre-attaque. A quoi sert un débat, si ce n’est de voir après coup qui avait raison ? Par exemple, lire « La mondialisation heureuse » d’Alain Minc, qui a eu tout faux et pérore aujourd’hui sur la crise, donne envie de rire à toutes les pages. Or, « La France qui tombe » de Nicolas Baverez fustigeait des faiblesses françaises, qui paradoxalement ont permis à notre pays de mieux résister que prévu à la crise. Le livre s’inspirait par ailleurs du modèle anglo-saxon dans ses préconisations, alors que c’est ce modèle qui a été la cause de la faillite du capitalisme ! Baverez admet que les « stabilisateurs automatiques » ont permis d’amortir la crise, mais que les tares françaises (secteur public trop cher, secteur privé pas assez productif…) n’en étaient pas réglées pour autant et allaient continuer à poser problème.
JFK conteste alors l’idée de réforme tempérée prônée par Baverez (toutefois, tous deux s’accordent sur l’idée d’une séparation entre banques de dépôt et banques d’affaires). Selon lui, les mêmes mécanismes qui ont été à l’œuvre de la grande crise de 1929 sont à l’œuvre dans la crise actuelle (dérèglements financiers + une croissance bâtie sur un écrasement des salaires). Or, il a fallu en passer par le fascisme avant d’opérer, en 1945, non pas des réformes mais une vraie révolution, un changement inouï qui a permis des acquis sociaux et des services publics meilleurs qu’en URSS (avec la liberté politique en plus !). Aujourd’hui, nous aurions besoin d’une nouvelle alternative à un système irrationnel, qui a repris sa route comme en 29, grâce à la chute de la menace communiste. Baverez considère selon lui que l’alternative au capitalisme, ça n’existe pas (hormis le communisme !). JFK bataille alors contre cette conception un peu tiède, en expliquant que l’histoire de la civilisation, c’était justement de penser des alternatives : sinon, on en serait toujours au féodalisme ! Son objectif : non pas la rupture, concept absurde et impraticable dans l’évolution des sociétés, mais une recomposition du système autour de l’Homme, qui intégrerait les acquis du libéralisme, du socialisme, du républicanisme, etc.