Multiculturalisme et nationalisme sont-ils incompatibles ?

 Depuis les années 1990, on peut constater à quel point le nationalisme est un thème revenu à la mode en idées politiques. Après la Guerre froide et l’affrontement entre « camp socialiste » et « monde libre », on semble redécouvrir le nationalisme. En parallèle, le pluralisme culturel est apparu comme l’autre thème devenu incontournable en pensée politique. A première vue, il apparait comme une source d’instabilité pour l’identité nationale et l’idéologie qui la défend. Cependant, les politiques multiculturelles peuvent aussi servir la cause des minorités nationales. Ces deux éléments montrent à quel point la relation entre multiculturalisme et nationalisme est difficile à saisir, d’autant plus que ces deux termes ne sont pas toujours définis de la même façon selon les auteurs.  

1/ Les arguments plaidant pour l’incompatibilité entre multiculturalisme et nationalisme 

Intuitivement, on aurait tendance à opposer multiculturalisme et nationalisme. Alors que le premier terme semble célébrer la diversité, le second renvoie davantage à une défense de l’homogénéité du groupe, impliquant une hostilité à tout élément susceptible de la perturber. L’idée d’une opposition « naturelle » se trouve confirmée par la lecture de travaux relativement célèbres de la sociologie fonctionnaliste anglo-saxonne. Nous citerons ici les trois auteurs qui sont peut-être les plus connus, et qui font tous du nationalisme un produit de la modernité : Karl Deutsch, Ernest Gellner, Benedict Anderson.  Ils ont en commun d’expliquer la construction des nations et des nationalismes par des dynamiques d'unification et de standardisation, qui se sont réalisées au détriment des particularismes. Or, les politiques multiculturelles visent justement à rendre justice aux identités particulières, aux minorités linguistiques et aux cultures minoritaires en général.

 

Deutsch cherche à décrire le nationalisme grâce au concept de communication : selon lui, « la nation résulte d’un processus d’intégration réalisé historiquement par l’extension des réseaux de communication », qui standardise les langues particulières des sociétés isolées mises en communication. Ernest Gellner, quant à lui, lie le développement du nationalisme à la transition des sociétés traditionnelles aux sociétés industrielles. Avant l’ère industrielle, les unités politiques ne recouvraient pas les frontières de langue ou de culture, tandis que les sociétés agricoles se caractérisaient par un ordre social figé et des liens d’appartenance primaires (famille, village). L’industrialisation et la division du travail, en bousculant les hiérarchies traditionnelles et en entraînant un exode rural et un développement de l’urbanisation, dissolvent les anciens repères identitaires.

 

Pour créer un nouveau sentiment d’appartenance et répondre aux besoins de qualification de la main d’œuvre, l’Etat construit un système éducatif vecteur d’homogénéisation linguistique et culturelle. La théorie de Benedict Anderson, elle, traite de la nation comme d’une « communauté imaginée », à laquelle des individus se sentent appartenir même s’ils ne se connaissent pas. Dans cette approche, l’invention de l’imprimerie a été cruciale en ce qu’elle a permis la « révolution vernaculaire » qui a détrôné la langue religieuse (comme le latin), et permis à une proportion toujours plus importante de la population de se référer à une identité nationale véhiculée par la littérature.

 

Le politologue français Christophe Jaffrelot récuse la pertinence de l’approche des sociologues fonctionnalistes pour comprendre le nationalisme. Toutefois, la définition qu’il en donne ne le rend pas plus compatible avec le multiculturalisme. Jaffrelot considère en effet que les thèses que nous venons de voir ont davantage pour objet la construction de l’Etat-nation ou des consciences nationales, mais pas réellement le nationalisme. Pour Jaffrelot, le nationalisme est davantage à analyser comme une réaction idéologique, en réponse à une domination culturelle et socioéconomique. D’où l’importance de la confrontation avec l’Autre, qui constitue un point commun entre les théories du nationalisme comme idéologie et les théories de l’ethnicité. Le contenu culturel peut se modifier, évoluer au sein des groupes (ethniques ou nationaux), pour peu que la frontière déterminant un « nous » différencié d’un « eux » est sauvegardée. Dans cette approche, il est évident que le multiculturalisme, qui vise à “accommoder” la diversité, n’est pas compatible avec le nationalisme, du moins au sein du groupe national dont il est question.

 

L’anthropologue Herbert Adam semble rejoindre Jaffrelot lorsqu’il définit le nationalisme comme une « ethnicité politisée ». Pour lui, il s’agit d’une tendance exclusiviste, centrée sur un groupe et s’opposant au pluralisme, au cosmopolitisme, au multiculturalisme, etc. Alors que dans un cadre nationaliste l’Etat est prescriptif, gardien de l’homogénéité culturelle, dans un cadre multiculturaliste l’Etat sera neutre, laissant à chaque citoyen le soin de définir son identité. Par ailleurs, selon Adam, le multiculturalisme peut servir à étouffer les revendications nationalistes. L’auteur prend l’exemple du Canada, où le projet de l’ancien premier ministre anti-souverainiste Pierre Trudeau a consisté à mettre sur le même plan les immigrants et ceux qui se considéraient comme des nations et revendiquaient comme reconnaissance un statut particulier (les autochtones et les nationalistes québécois).

 

 2/ Ce qui peut rapprocher multiculturalisme et nationalisme

 

Le philosophe canadien Kymlicka distingue deux types de droits accordés dans le cadre des politiques multiculturelles : les droits aux minorités nationales, et les droits polyethniques. Il différencie les minorités nationales qui possèdent une culture propre, antérieure à l’Etat qui les a incorporées de force, des immigrés, qui en général sont arrivés volontairement, et sont à l’origine d’une diversité culturelle qualifiée de polyethnicité. Pour Kymlicka, la citoyenneté multiculturelle qu’il défend concerne aussi les minorités nationales. En ce sens, le multiculturalisme ne serait donc pas l’ennemi des nations, mais plutôt un allié. Il reste néanmoins un point aveugle de cette idée de « multiculturalisme allié des nations », en ce sens que nous ne parlons que des nations minoritaires. Mais qu’en est-il du groupe majoritaire ? Deux réponses sont possibles. La première est apportée par le politologue Daniel Sabbagh. Selon lui, le multiculturalisme peut se présenter comme un outil d’intégration des immigrés, les revendications qui lui sont associées étant davantage politiques que culturelles. Selon cet auteur, « bon nombre de ces revendications » portent en effet « moins sur la culture en tant que telle que sur la correction de l’injustice faite aux membres des groupes dominés ». En ce sens, ce qu’on appelle communément multiculturalisme ne s’opposerait donc pas au nationalisme, puisqu’en réalité la composante culturelle des revendications est le plus souvent très faible et donc très peu déstabilisatrice. Sabbagh va même plus loin en affirmant que les partisans d’un multiculturalisme radical qui bataillent contre les inégalités structurelles entre groupes sociaux (femmes, immigrés…), ont intérêt à ménager le groupe majoritaire. En effet, leurs demandes étant essentiellement politiques, ils font en réalité appel à l’esprit de justice de la majorité.

 

La seconde réponse que nous évoquions tient compte du scepticisme que provoque l’idée selon laquelle les revendications liées au multiculturalisme n’auraient qu’un aspect politique et non culturel. De fait, si Kymlicka défend une citoyenneté multiculturelle, c’est que la légitimité de ce projet réside dans le « droit » de chaque groupe à préserver une « culture sociétale » qui offrira à chaque membre de ce groupe un contexte de choix utile à chacun pour déterminer la façon de conduire sa vie. Si l’on considère donc que les revendications ont un aspect culturel, irréductible au politique, existe-t-il une voie de conciliation entre multiculturalisme et nationalisme du groupe majoritaire ? Dans notre première partie, nous avons cité des auteurs qui répondent clairement par la négative. Toutefois, leur définition du nationalisme était particulière, qui mettait l’accent sur l’ethnicité ou la culture en particulier. D’autres auteurs définissent le nationalisme dans un sens plus inclusif. L’homogénéité ethnique ou culturelle du groupe ne serait plus sa raison d’être. Or, « quand l’identité nationale est fondée principalement sur une dimension politique, elle peut coexister avec diverses identités culturelles ». La forme la plus inclusive est le nationalisme civique ou politique. Il est rattaché à une conception dite française de la nation, vue comme une communauté politique qui ne serait pas fondée sur le lien du sang mais sur un lien contractuel, lequel unit des citoyens.

 

Le nationalisme civique, en tant qu’idéal-type, implique la neutralité culturelle de l’Etat, ce qui semble favorable à des politiques multiculturelles. Seule l’allégeance à des principes et des valeurs politiques  serait requise comme ciment du groupe national. Il est toutefois significatif que la France, soi-disant terre de naissance de nationalisme-là, soit un des pays occidentaux les plus rétifs à l’idée du multiculturalisme : la Révolution française, période à laquelle le nationalisme civique a été formulé par Siéyès, marque aussi le début d’une lutte du pouvoir centrale contre les identités régionales et surtout les langues locales. En fait, on peut se demander s’il est possible de trouver un exemple « chimiquement pur » de nationalisme civique. Le nationalisme n’a-t-il pas malgré tout une dimension culturelle, fut-il considéré comme « politique » ? C’est ce que pense Alain Dieckhoff, qui rejette le manichéisme de l’opposition nationalisme ethnique/nationalisme civique, factice selon lui. En fait, « le nationalisme a toujours une composante culturelle, même dans les démocraties libérales, [puisque]  l’Etat promeut [toujours] activement la diffusion d’une langue commune et d’une culture nationale ». Est-ce à dire que le nationalisme civique, en somme, n’existerait pas ? Pas tout à fait, nous dit Seymour. Là où il se différencie du nationalisme ethnique, ce n’est pas tant dans l’objectif (la primauté de l’Etat-nation) que dans la méthode (toute nation doit avoir son Etat pour le nationalisme ethnique, tandis que pour le nationalisme civique, l’homogénéité  de l’Etat est garantie par une identité civique qui broie l’expression des identités particulières).

 

            Une approche différente du nationalisme est défendue par les auteurs qui cherchent à réconcilier le libéralisme avec la nation. Il est vrai qu’historiquement, si le nationalisme n’a peut-être pas été considéré par les libéraux comme intrinsèquement positif, il a représenté un instrument de choix pour la propagation de leurs principes (démocratie et droits de l’individu). Kymlicka lui-même, pour convaincre les libéraux que la citoyenneté multiculturelle n’est pas contraire à leurs principes, s’attache à démontrer que la défense des droits des minorités appartient de plein droit à la tradition libérale. Il indique qu’au 19ème siècle, certains penseurs ont été des « défenseurs acharnés des droits des minorités », convaincus que la liberté individuelle était indissociable de l’appartenance à un groupe national et que des droits spécifiques aux groupes étaient un instrument au service de l’égalité. Cet argument sert à Kymlicka pour justifier en quoi l’appartenance culturelle comme « contexte de choix » et la liberté seraient liées, ce qui légitime son projet de citoyenneté multiculturelle. Le libéralisme serait-il le point de rencontre entre multiculturalisme et nationalisme ? C’est ce que semblent indiquer les promoteurs du nationalisme libéral. L’attitude définie par Dieckhoff du nationalisme libéral par rapport au pluralisme culturel est très parlante : il serait en effet compatible avec « l’attribution, dans certaines circonstances, de droits particuliers à des minorités culturelles (groupes ethniques, minorités nationales) ». Il s’agit de la définition du projet de citoyenneté multiculturelle avancé par Kymlicka !

Dieckhoff poursuit en admettant en indiquant que « la reconnaissance active de la pluralité » ne peut guère se conjuguer avec « n’importe quelle identité nationale ». Celle que promeut le nationalisme libéral, on l’aura compris, n’a pas de fondement ethnique ou culturel. Toutefois, la culture n’en est pas absente, principalement parce qu’une langue commune, celle du groupe majoritaire, doit faire partie de ce qui unit la communauté politique nationale. Il n’en reste pas moins que cette identité sera relativement « fine », comme le reconnaît Dieckhoff, qui cite les grands principes et valeurs qui en seront le socle : respect de l’Etat de droit et des règles démocratiques, soutien et participation aux institutions politiques du pays, « égalité et tolérance entre les citoyens », et « au moins dans les Etats mono-nationaux », partage d’une langue commune. Or, si l’on admet que la version « civique » du nationalisme implique nécessairement la promotion de la langue du groupe majoritaire, ne serait-ce que pour garantir que la loi soit compréhensible par tous, on ne voit alors guère ce qui différencie le nationalisme libéral de l’idéal-type du nationalisme civique. Plus exactement, on retombe sur les mêmes impasses. Un tel nationalisme est-il applicable ? N’est-il pas menacé par le même manque d’épaisseur de l’identité commune que le nationalisme civique ? Au fond, ce nationalisme semble surtout s’apparenter à une sorte de patriotisme constitutionnel.

             

 CONCLUSION 

Parce que le multiculturalisme, ainsi que le conçoit notamment Kymlicka, peut servir à défendre la cause des minorités nationales, on ne peut pas le considérer comme incompatible par nature avec le nationalisme. En revanche, lorsqu’il s’agit du nationalisme majoritaire, les choses se compliquent. Il est évident que l’incompatibilité est nette avec un nationalisme de type ethnique ou culturel, au sein desquels une valorisation politique du pluralisme culturel est inconcevable. La compatibilité est en théorie possible dans le cas d’un nationalisme civique ou libéral. Cependant, il faut souligner d’une part que dans la pratique, le nationalisme civique exclusivement politique ne se rencontre guère. Le seul cas où une politique multiculturelle est menée dans ce cadre est celui du Canada, un exemple peu satisfaisant dans la mesure où le multiculturalisme a servi autant à promouvoir le pluralisme culturel (pour les groupes ethniques) qu’à le neutraliser (pour les groupes nationaux minoritaires). Quant au nationalisme libéral, on peut lui faire les mêmes reproches qu’au nationalisme civique, à savoir une applicabilité douteuse et un faible contenu identitaire. On pourrait dire sarcastiquement que le multiculturalisme ne semble compatible qu’avec un nationalisme majoritaire qui n’en est pas vraiment un ! On retombe alors sur un problème de définition : les idéaux-type du nationalisme civique ou libéral ne se confondent-il pas avec un patriotisme constitutionnel, qui n’aurait pas grand-chose à voir avec le nationalisme comme idéologie politique ? Nous ne prétendons pas trancher la question avec ce travail, mais nous pensons néanmoins avoir éclairci le débat à propos des relations ambigües qu’entretiennent multiculturalisme et nationalisme.

 

 Sources – Adam, Heribert. 1995. « Les politiques de l’identité. Nationalisme, patriotisme et multiculturalisme ». Anthropologie et Sociétés 19 (no 3) : 87-109. – Bock-Côté, Mathieu. 2007. La dénationalisation tranquille. Montréal : Boréal.– Dieckhoff, Alain, et Jaffrelot, Christophe, dir. 2006. Repenser le nationalisme – Théories et pratiques. Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.   Dieckhoff, Alain, dir. 2004. La constellation des appartenances – Nationalisme, libéralisme et pluralisme. Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques. – Kymlicka, Will. 2001. La citoyenneté multiculturelle, une théorie libérale du droit des minorités. Montréal : Boréal.– Monière, Denis. 2001. Pour comprendre le nationalisme au Québec et ailleurs. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal. – Tamir, Yael. 1993. Liberal nationalism. Princeton, New Jersey : Princeton University Press.