On le sait tous : dimanche prochain, ce n’est ni l’UMP, ni le FN, ni les écologistes, ni les sympathiques listes citoyennes et encore moins les socialistes qui remporteront les élections européennes, mais bien l’abstention. La France fait depuis quelques années cette amère expérience, et le précédent scrutin a encore battu bien des records (36% au second tour des municipales à l’échelle nationale), et ce, quoiqu’ait pu en dire un Bruno Le Roux, député PS de Seine Saint Denis et président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, brandissant fièrement l’argument de l’intérêt des Français pour leur commune et leur vie locale. En vain. Le triomphe de l’abstention est assuré : on l’entend déjà fanfaronner. Reste à savoir si l’incroyable record de 2009, 59.5%, soit 6 Français sur 10 qui ne se sont pas déplacés jusqu’aux urnes, sera battu ou non. De telles perspectives sont peu réjouissantes, d’autant plus que l’enjeu est de taille. A l’heure de la mondialisation, les instances européennes prennent, qu’on le souhaite ou non, une importance considérable. Le très controversé traité transatlantique (TAFTA), qui repose sur un renforcement des liens économiques entre le Vieux Continent et l’Amérique du Nord, aura, s’il se concrétise, d’importantes répercussions sur le système économique français. Et c’est à Bruxelles et à Strasbourg que se feront les jeux, pas à Paris. De plus, les listes citoyennes sont nombreuses, elles s’ajoutent à la palette classique du paysage politique français. L’excuse « Tous pourris » n’est pas valable. Chacun devrait y trouver son compte. Mais quoiqu’il arrive, que l’on ne fasse guère d’illusion : le non-vote gagnera. Il s’agit de comprendre les raisons d’une telle abstention, dont on aperçoit déjà l’imposante silhouette, à l’heure où, paradoxalement, l’UE attise les passions les plus effrénées.

Opacité de la vie politique :

Bruxelles n’est pas loin : trois bonnes heures suffisent à relier Paris à la capitale belge. Autoroute tout le long, TGV pour les plus écolos. « La Belgique, c’est la France », qu’on entend dire, parfois. Une approximation qui, loin de prêcher une sorte de néocolonialisme, souligne l’importance de l’esprit français au sein de la nation voisine : on parle la langue de Molière à Bruxelles. Rien de dépaysant. Strasbourg, siège officiel du Parlement européen (seules quelques séances pleines se déroulent à Bruxelles), l’est encore moins. Pourtant, aux dires des Français, l’Union Européenne présente les caractéristiques de quelque instance supérieure, en laquelle est concentré tout ce qu’il y a de plus lointain aux yeux des électeurs. C’est tout près, mais c’est trop loin. Demandez-donc à votre voisin s’il connaît ne serait-ce qu’un seul des députés français qui siège au Parlement européen, vous constaterez à quel point elle nous est étrangère. Bruxelles, c’est cet ennemi que l’on pointe du doigt, mais qu’on ne pourra jamais toucher. C’est cette île mystérieuse et inquiétante que l’on voit de la côte, d’où viennent tous les malheurs, mais que la mer déchaînée rend inaccessible. C’est ce dieu malfaisant, qui, du haut de son royaume, jette au hasard ses foudres sur les pauvres humains, dont on ne peut se venger que sur la statue. Il juge, il juge mal, mais on n’y peut rien, après tout. Transcendance oblige, la résignation est de mise. On le comprend bien : les Français ne se sentent pas proches des institutions européennes. Ce ne sont pas les leurs. D’où l’abstention massive. Mais comment en est-on arrivé là ? Pourquoi Bruxelles n’est-elle plus vue que comme une malédiction ou un enchantement, et non plus le siège d’organes représentatifs ? Comment est-on passé d’un véritable engouement pour ce qu’on imaginait l’horizon de la démocratie en 1979, date des premières élections européennes, à une sorte de classe silencieuse et à moitié endormie d’un lundi matin, déjà ennuyée par la question que lui pose le professeur ?

Il faut chercher du côté politico-médiatique. La première raison pour laquelle les institutions de l’UE restent étrangères aux français est la désinformation dont celles-ci font l’objet. Les journaux télévisés, qui se sont peu à peu substituer à la presse papier, n’évoquent que très peu la vie politique de Bruxelles. Les institutions restent profondément méconnues. TF1 et France 2 se contentent de la météo, et la compétition est rude entre les prétendants à une précieuse interview de Gégé, adepte de la pétanque, satisfait du retour du beau temps. L’Union Européenne n’est qu’une des nombreuses victimes des grands médias nationaux, sacrifiées sur l’autel de l’instantané et de l’intellectuellement-confortable. Faute à qui ? Parce qu’on peut tout aussi bien faire grief au Français moyen, avachi sur son canapé, tout fatigué par sa journée de travail passée derrière son écran d’ordinateur, de ne pas s’informer par lui-même. La manipulation politico-médiatique a ses limites, et il ne tient qu’à nous de trouver de meilleures sources d’informations, qu’on trouve sur internet ou tout simplement dans les bureaux de tabac/presse. Encore faut-il avoir la patience de lire. Les seules fois où la télévision aborde le thème de l’UE, elle ne le fait pas par la voie de ses journalistes, à part peut-être Arte, mais par celle des politiciens. « L’Europe c’est la paix » s’exclame avec enthousiasme François Hollande. C’est bien. Mais c’est quoi l’Europe ? Ou plutôt cette Europe dont il nous parle ? Gégé, lui, il n’en sait rien. C’est mauvais, c’est bon qu’à appauvrir les gens et faire venir des Roms qui mendient et qui volent dans les magasins. Autrement dit, le 25 mai, c’est Marine ou rien. Belle alternative. Kévin, lui, 20 ans, mécanicien, n’en sait rien non plus. Alors comme c’est « tous des pourris », et que la politique c’est chiant, autant faire la grâce matinée dimanche, et passer le reste de la journée à regarder Jean-Luc Reichmann, Drucker, ou les interminables rediffusions de séries américaines  de lendemain de soirée bien arrosée. Qui  ne s’informe pas ne sait pas. Et qui ne sait pas ne vote pas ou vote contre l’UE. Cinquante cinquante, sûrement.  Véronique, elle, 45 ans, doit s’occuper de ses filles, et n’a pas sa voiture pour aller au bureau de vote du centre-ville. L’Europe attendra, encore.

Questions importantes, listes abondantes :

Si les électeurs seront peu à se mobiliser ce dimanche, les potentiels élus, eux, n’ont pas chômé. Dans la circonscription Sud-Est, on compte pas moins de 23 listes. Parmi elles, les partis traditionnels, le PS et les virés du gouvernement (Vincent Peillon, candidat dans la circonscription Sud-Est), l’UMP et ses bêtes de foire (#nadine_morano @jefaismacrised’adosurTwitter), le FN, les Verts, Alternative (centre), le Front de Gauche, mais aussi et surtout des listes citoyennes, qui refusent de se situer dans l’échiquier politique, préférant le bon sens à l’éternel et stérile bipolarisme droite/gauche. On peut citer le Parti Pirate, qui milite pour une plus libre circulation de l’information et de la culture sur le net, Démocratie Réelle, Région et peuples solidaires, ou encore Nouvelle Donne. Les propositions sont nombreuses, les idées, bonnes ou mauvaises, prolifèrent dans un climat d’euroscepticisme. Il y en a pour tous les goûts. Et surtout pour ceux qui ne sont pas satisfaits : « Stop à l’Europe de la finance », « Non à Bruxelles, oui à la France » (pas besoin de préciser de qui il s’agit), « une autre Europe est possible », etc. Seuls l’UMP et le PS, qui n’arrivent (et essaient-ils au moins ?) décidément pas à se défaire du libéralisme, ne brandissent pas la bannière du « changeons-tout » ambiant. Il est regrettable que l’abstention reste la seule issue envisageable et que, malgré ce foisonnement d’idées, qui vont du retour sur la loi Taubira à la légalisation de la PMA, du sécuritarisme à outrance à l’anarchie quasi-revendiquée de la régularisation des sans-papiers, de la mise en place d’un fort protectionnisme à l’établissement d’un marché commun avec l’Amérique du Nord, jusqu’à l’autorisation du piratage sur internet et au retour du roi dans l’Hexagone, les français ne se bousculeront pas pour accéder aux urnes. Le buffet est servi, il est vaste, copieux. Il ne reste plus qu’à le dévorer. Quel gâchis.

A cela s’ajoute l’importance des questions auxquelles il nous faudra faire face d’ici peu. La mondialisation que nous vivons transforme nos modes de vie, jusqu’à notre quotidien. Concurrence exacerbée, disparition des petits commerces au profit de la grande distribution, des petites exploitations agricoles peu viables face à l’industrie agro-alimentaire… François Hollande avait beau prétendre redéfinir les règles de l’UE, il n’en a été que le pantin : Bruxelles pèse bien plus lourd que Paris sur les questions économiques. Le traité transatlantique, quoi qu’en pense notre beau pays, sera soumis au bon jugement des institutions européennes. Parlons-en tiens, de ce fameux traité ! Cet accord prévoit l’élaboration d’un marché commun entre l’Amérique du Nord et l’UE par une politique économique ultralibérale, qui, s’il se concrétise, aura de lourdes conséquences sur notre système : abaissement des tarifs douaniers, baisse des impôts sur les entreprises, libéralisation de certains services publics, etc. Sans louer ce traité ni le clouer au pilori, une chose est certaine : il est dans le droit du peuple français de décider de ce qu’il adviendra de son propre pays. Or, comment un pays peut-il garder sa souveraineté si son peuple ne se déplace pas pour s’exprimer sur son sort ? Notre système économique doit, quel qu’il soit, rester de notre ressort, c’est un des fondements de notre démocratie. La mondialisation se joue à Bruxelles, il faut bien le comprendre. Aller voter, c’est manifester sa satisfaction ou son contentement quant à elle et les effets qu’elle a sur nos vies. Ces effets ne sont pas uniquement d’ordre économique : ils peuvent concerner l’environnement. De nombreuses lois environnementales sont décidées au sein des institutions européennes. Bref, on le comprend, au vu de l’importance des enjeux auxquels nous faisons face aujourd’hui, il est primordial d’aller s’exprimer. Qui ne vote pas reste dans l’éternelle soumission. Et une démocratie ne peut s’accommoder d’un peuple soumis.

 Ainsi se termine ce plaidoyer –revendiqué autant que vain- pour la participation électorale ce dimanche 25. On en revient au triste constat du début de cet article, c’est bien l’abstention qui gagnera. Dommage. Parce que cela vaut la peine de se déplacer, vraiment. Surtout si l’Europe actuelle ne vous convient pas. Lorsqu’on vous donne l’opportunité de râler, on le fait. Question de principe. En particulier quand on est Français. On l’a bien vu, les listes qui réclament une « autre Europe » foisonnent, et ce dans n’importe quelle circonscription. La citoyenneté, on le sait, a besoin d’un nouveau souffle. Et ce n’est pas l’abstention qui va arranger son cas : essayez-donc de guérir un malade avec du poison. Bah, elle est costaude, cette citoyenneté, de toute façon. Peu sûr. Le silence d’un homme est gênant ; celui d’une nation, insupportable. Les valeureux chargés de bureau de vote dimanche en feront la délicieuse expérience. Marie, elle, elle sait qu’elle va aller voter, par principe. Elle se déplacera à pied, sous la pluie s’il le faut, et c’est avec conviction qu’elle glissera son bulletin dans la petite enveloppe, toute fière de son geste. Mais, lorsqu’elle la laissera tomber dans l’urne tristement vide, elle regardera d’un œil mélancolique, perdu dans cet horizon lointain de la liberté, son léger bout de papier tomber tranquillement dans ce cube dépeuplé, comme si une démocratie entière tenait dans sa chute, et elle entendra gémir une petite voix fragile, comme animée par un dernier soupir : « A quoi bon ? »