Nouveau grand rassemblement, ce soir, au Prado, à Tunis, de l’opposition à la Troïka et surtout à Ennahdah. Les discussions, pourparlers, rencontres discrètes ou publiques entre Ennahdah et l’opposition multiforme ont échoué. L’UGTT, la centrale ouvrière, qui se posait en médiatrice, n’a pas convaincu. Un responsable d’Ennahdah a commenté que les positions de l’UGTT, ce n’était pas «&nsbsp;le saint coran ». Comment l’entendre ? Cependant, la direction d’Ennahdah annonce la reprise de pourparlers. Alors que Nidaa Tounes diffuse des tracts « dégage ». La Tunisie est-elle au bord de la guerre civile ? Pas si sûr.  

Il n’y a pas si longtemps, en France, des responsables politiques pas trop marqués d’un bord ou de l’autre en fonction de leurs affiliations religieuses auraient pu déclarer : « ce n’est pas la bible » ou encore, « ce n’est pas inscrit dans les tables de la loi ». Mais quand un responsable islamiste réfute la proposition de former un gouvernement technocratique en invoquant « le saint coran », on s’empresse un peu vite d’arguer que tous les islamistes se sentent tellement inspirés par leur version du déisme que, sûrs de détenir la vérité, ils ne reculeront devant rien pour conserver un pouvoir à étendre jusqu’à ce que toute opposition soit poursuivie pour atteinte à la religion.

C’est un peu oublier que, dans certains pays, ne pas faire précéder « coran » de « saint » est aussi incongru que, récemment au Maroc, d’évoquer « le roi » sans antéposer « sa majesté ».

On ne sait ce qui se trame dans les hautes et moyennes sphères d’Ennahdah, mais deux textes récents annoncent une inéluctable guerre civile en Tunisie, due non seulement à l’attitude irréformable d’Ennahdah mais aussi à l’appui que lui accorde le gouvernement Hollande, et plus généralement « l’Occident », &c.

Le premier avait été diffusé par Le Monde, qui l’a retiré prestement le 21 dernier, quelques heures après mise en ligne sur le site. Michel Le Tallec, qui titrait sa tribune libre « La Tunisie à la veille de la guerre civile », concluait « il est temps que le gouvernement français, et François Hollande, arrêtent de se prêter au double jeu des islamistes ». Le texte est répercuté un peu partout sur la Toile, suppute que Rachid Ghannouchi, d’Ennahdah, exhortait ses partisans à l’affrontement et au sacrifice suprême pour vaincre.

La thèse est reprise et amplifiée, sur Le Plus, par l’écrivain Taoufik Ben Brik. Il est beaucoup plus encore explicite. Passage essentiel : « Ces Francs (…) croient fermement que “l’islam modéré”, “l’islam turc”, existe (…) vous fermez les yeux (…) vous avez rêvé d’une réserve apache pour les bicots (…) Zénith que vous devez à vos séides, les islamistes, vos collabos ».

Outrancier, certes, pas si faux. Il est évident que l’islam modéré a été envisagé en tant que canal de lente éradication de l’islamisme extrémiste. Sauf que les islamistes ont cru que c’était arrivé, et qu’ils n’ont pas su réfréner ceux d’entre eux qui ont cru pouvoir instaurer le califat…

Ce qui fait que, en Tunisie, en Égypte, au Liban, qui aurait souhaité que Bachar al-Assad dégage de Syrie, se laisse aller à penser (voire dire ouvertement), « mais qu’il les gaze tous ». Si, c’est à ce point. En France aussi, d’ailleurs, mais cela s’exprime beaucoup plus discrètement, voire pas du tout publiquement, en tout cas en termes de soutien sans réserve au régime syrien (sauf, évidemment, les habituelles exceptions).

Ce qui gagne du terrain, c’est par exemple la thèse du métropolite et patriarche maronite libanais, par ailleurs cardinal catholique romain, Bechara Boutros Raï. Pour lui, un État occidental a tout misé sur les islamistes modérés, poussé les feux d’une guerre entre sunnites et chiites. Quitte à négliger les persécutions subies par les chrétiens (ou la mise au pas de l’opinion laïque, en particulier agnostique, dans les pays de cultures musulmanes diverses).

N’empêche. En Tunisie, espérons-le, police et armée ont reçu des consignes fermes pour ne pas laisser des islamistes transformer le rassemblement au Bardo en terrain d’affrontement. Un début de purge vise les islamistes les plus proches des djihadistes. D’un autre côté, des journalistes ou artistes ont été placés sous mandats de dépôt (à la suite d’un jet d’œuf visant le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk). Ce n’est quand même pas de même nature que l’arrestation de cinq présumés terroristes à Tunis : des armes ont été saisies, et paraît-il des repérages en vue d’assassinats.

En fait, face à une situation économique désastreuse, des évolutions se préparent. Lesquelles ? Toute avancée comporte une large part d’aléas, et peu suffit parfois à bloquer un processus (tout comme à l’accélérer, dans le cas d’affrontements). On peut comprendre, sinon admettre, que la diplomatie française s’en tienne pour le moment au wait and see.

La Tunisie va devoir importer des quintaux et tonnes de blé et d’orge. D’autres secteurs sont en déficit. On peut penser que le principal parti au pouvoir joue sur cette situation économique qui finira par laisser partie de l’opposition penser que, l’urgence, ce n’est plus la chute de tout le gouvernement. Pour Ennahdah, repartir totalement dans l’opposition est-il un choix viable ?

L’opposition peut penser que la dégradation économique et l’usure du pouvoir jouent en sa faveur. Mais elle ne parvient pas à se structurer, et si la semaine d’Errahil (ou irhal, dégage) s’avère un succès, quid de la suite ? Selim Ben Abdesselem (député France Nord de l’ANC, membre de Nidaa Tounès) énonce que « l’unité est désormais devenue réalité ». Pas davantage que dans les rangs d’Ennahdah. Sauf qu’avoir goûté au pouvoir et à ses fastes n’incite guère à y renoncer. Ce qui vaut aussi pour ses alliés de la Troïka.

Pour le moment, on peut constater qu’en retenant ses troupes, Ennahdah joue la prudence, avec raison. Soit la formation parvient à jouer la montre, et à s’ouvrir, reléguant ses idéologues religieux au second plan, soit elle n’y parvient pas. Dans ce cas, soit une sortie ordonnée, sans crainte de représailles, est possible (nombreux, parmi ses partisans, se souviennent de la répression de Ben Ali), laissant la perspective d’un retour aux affaires, avec le temps, soit sa cohésion de façade sera mise à mal. Reste une inconnue : le niveau de l’exaspération populaire. 

Au train où vont les choses, si policiers ou militaires en venaient à ne plus pouvoir être payés, ils pourraient se tourner vers les plus offrants – ou prometteurs. On a vu de (rares, certes) cas de fonctionnaires de Ben Ali, chargés de la répression des islamistes, émarger chez leurs anciens adversaires après avoir été limogés. Cela devrait faire réfléchir… En cas de guerre civile, proportionnellement, c’est toujours, en dépit de l’historiographie qui, par après, met en avant des figures connues, des classes possédantes ou moyennes, le petit peuple qui trinque davantage.

Le site Fhimt.com avait mis en ligne, voici deux ans, une infographie, une « carte en cours de construction », recensant et tentant de classer par familles politiques les diverses formations tunisiennes. Pas évident à décrypter pour qui n’est pas du sérail. En noir (ou plutôt gris foncé), cinq partis « sans idéologie connue ».  Sur une centaine ! Il est fort dommage que la mise à jour n’ai pas été réalisée.

Prédomine cependant, à travers tout l’échiquier, un fort sentiment de « tunisité ». Le rassemblement au Prado, samedi soir, a été un succès. Reste à savoir si s’estompe le sentiment qu’Ennahdah reste réellement sur la ligne d’une « dictature rampante ». Reste à savoir si la criminalisation de ses dirigeants, fort compréhensible de la part des proches des victimes des assassinats, continue : les nadahouis, à la base, redoutent une répression aussi aveugle que par le passé. C’est sans doute le nœud gordien de la situation…