Toulouse, Boston, Toronto, Londres… La liste antérieure est longue, la postérieure le sera… C’est la quasi-seule certitude qu’inspire l’assassinat d’un soldat britannique par deux jeunes hommes, vraisemblablement tous deux de culture chrétienne, version nigériane, au nom de l’islam djihadiste. La lancinante question de la nature du culte mahométan est chaque fois revisitée, comme s’il n’existait pas d’autres critères d’appréhension du fait djihadiste.

Pour tenter de faire la part des choses, non pas de manière tranchée et définitive, à propos des trois courants qui traversent les sociétés islamiques, il faut peut-être partir d’un postulat « athée » ou distancié : toutes les religions se valent. Oui, toutes, y compris les plus sanguinaires, voire les plus absurdes dans leurs manifestations et rites. Songer qu’il n’y a eu sans doute et n’adviendra jamais de religion universelle unique. Considérer que ce n’est pas l’infériorité intrinsèque des paganismes romains, alors fortement teintés de christianismes divers, face à la supériorité des paganismes nordiques, qui a précipité la chute d’un vaste empire.

Il en serait alors de même des empires mayas et incas, tandis qu’inversement, ce ne serait pas la foi en une entité supérieure dont les volontés s’interpréteraient de diverses façons, qui suffit à garantir le succès de la Reconquista, ou des victoires contre Tamerlan, les Huns, &c., tout comme les divers revers, face, par exemple, à la puissance ottomane.

Les bellicosités, nourries de ferveur religieuse, n’étaient-elles point égales ? Les armements à peu près identiques ? Ce qui ne fut pas tout à fait le cas pour les guerres et invasions contre les Aborigènes ou les Bantous… Lesquels, s’ils avaient été inspirés par une entité de la nature de celles qui ont animé des prophètes de religions dites « du livre » (et on se demande bien pourquoi cette entité n’a pas daigné s’adresser à elles et eux, en des termes voisins de ceux recueillis par des Abraham et successeurs divers, leur léguant un Livre de Mormon sous une forme ou une autre), n’auraient sans doute pas pu pour autant mobiliser la force massive de feu qui opposa catholiques ou protestants germano-austro-hongrois contre d’autres, opposant au Gott mit uns une variante du style In God we Trust.

C’est bien sûr aller à l’encontre de l’interprétation des thèses de Max Weber, liant éthique protestante et esprit du capitalisme dit moderne. Morishima souligna le substrat des valeurs confucéennes en tant que vecteur de l’essor du capitalisme japonais. On attend toujours une telle approche pour exposer la montée en puissance puis le déclin économique du monde arabo-musulman, notamment en Afrique, au 19e siècle. Relevons tout simplement que l’entité en question n’a pas restreint au peuple présumé élu par lui la manne pétrolière et gazière, ni peut-être même, la vie telle que nous la concevons, au seul système solaire, un parmi d’autres s’il faut s’en fier aux diverses avancées scientifiques récentes.

Pourtant, à chaque fois que les djihadistes se manifestent par des crimes, il est tenté d’établir un lien intrinsèque entre la religion qu’ils proclament les inspirer et leurs actes spectaculaires. Il en fut peut-être de même aux temps où les chrétiens passaient pour terroristes intransigeants dans le monde romain… Mais l’historiographie a largement fait le ménage.

Musulmanes modernistes

Ces réflexions, loin d’être innovantes, sont ravivées par la récente intervention de la doctoresse (docteure en médecine) Qanta Ahmed devant une assistance conviée à l’écouter par le B’nai B’rith World Center et l’Ecunemical Theological Research Fraternity. Bien sûr, Qanta Ahmed est une fervente musulmane, selon le mode très huguenot de l’entretien d’une relation personnelle et directe avec l’entité divine qui l’intéresse et lui semble la payer en retour. L’œcuménisme ne s’étend guère aux athées, tout juste aux agnostiques, et pas encore aux tenants des cultes Jedi ou Klingon. Ce n’est pas non plus une tenante de l’éradication d’Israël.

Elle est l’auteure d’un livre, In the Land of Invisible Women, qui relate son expérience de médecin spécialiste de haut niveau en Arabie Saoudite, pour le moins décevante ; mais aussi la ferveur ressentie lors de son hadj. Auteure aussi d’un essai au titre provocateur, Israel’s Jihad is mine. Pour elle, « musulmane pratiquante », mieux vaut une société tolérant l’expression religieuse, fusse-t-elle, comme l’israélienne, en guerre contre non point les Gazaouis, ou les Palestiniens, mais le Hamas – et le Hezbollah –, qui n’en tolèrent d’autres que celle qu’ils font de leur islam, qu’une autre, totalement théocratique.

On ne sait si elle aurait été aussi tolérante à l’endroit des communismes soviétiques ou chinois du fait de leurs accommodements avec les faits religieux mais, en gros, sa conviction est qu’une croyante, musulmane ou autre, se doit d’être au service de la société dans laquelle elle vit, dont elle partage le sort. Bref, elle se veut fidèle à la fois à sa conviction religieuse intime et au serment d’Hippocrate, païen, peut-être révisé à la canadienne ou étasunienne (où Qanta Hamed fut formée), expurgé ou non de la référence à l’interdiction de remettre aux femmes un « pessaire abortif ».

Elle va plus loin en distinguant trois islams. Pour résumer, le sien (qui tolère sans doute rites sunnites, chiites, malikites, &c.), un islamiste djihadiste, un autre pacifique. Mais pour elle, tout islam politique, donc celui des Frères musulmans, des ayatollahs, d’autres, est fondamentalement pernicieux, « no less malignant » ; non point bénin, donc, mais potentiellement létal, fiévreux, tumescent.

Féministes et musulmanes

Cette opinion dérive peut-être de ses observations des conditions des femmes dans les sociétés prônant un islamisme pacifique, ou prétendant renier le djihadisme.

La condition des femmes, la place que leur fait la société patriarcale musulmane, sont l’une de ses pierres de touche.

C’est là un point de vue militant que je respecte – et partage – que son expérience professionnelle a renforcé. Elle fut véritablement ostracisée par ses confrères saoudiens, jamais consultée en dépit de ses multiples diplômes et apprentissages validés, ignorée même lorsque ses remarques portaient sur des points les plus simples ou les plus évidents pour d’autres médecins formés à l’occidentale ou à la chinoise (ainsi de l’usage du stéthoscope par-dessus le keffieh ou le ghutra).

Où elle rejoint une approche à la Max Weber, c’est lorsqu’elle remarque, à la suite de Michael Widlanski – lequel estime que la puissance technologique occidentale ou asiatique est jalousée dans le monde islamique –, que les réussites scientifiques et technologiques israéliennes amplifient le sentiment d’envie et le ressentiment dans les sociétés musulmanes.

D’un point de vue tout aussi militant et féministe, j’avais naguère avancé un peu vite qu’outre la Reconquista, le déclin de l’Andalus (qui trouva refuge à Tétouan et en d’autres contrées) était éventuellement dû à la notable régression de la condition féminine (dans Femmes & métiers du Livre, entendez profane et religieux, ouvrage épuisé). Elles étaient, à Grenade ou Cordoue, Séville, de fines lettrées, des ministres, non uniquement des égéries mais des actrices au grand jour de la vie publique.

Les femmes touarègues, un peu mythiquement décrites, mais assurément par le passé tenues globalement pour moins quantité négligeable que leurs « sœurs » musulmanes d’autres sociétés, ont préservé leur statut un peu moins défavorable, n’ont pas assuré à leur descendance un destin économique et politique de premier plan. La place faite aux femmes par le PKK kurde n’a pas suffi à lui assurer la victoire et l’indépendance.

Avec des figures telles Émilie du Châtelet (puis Marie Curie, pour ne citer qu’elle, dont les apports furent minorés mais incontestables), l’essor de l’émancipation féminine et du parallèle succès industriel, marchand, &c., des sociétés occidentales, semble patent.

Il serait tentant de plaquer cette similitude, ou plutôt contraste, sur les sociétés dans lesquelles la religion musulmane est prédominante, en fonction des variantes pratiquées : il est de nombreuses chercheuses tunisiennes, algériennes, marocaines, voire indonésiennes, de premier plan, fort peu de pakistanaises, encore moins, jusqu’à nouvel ordre, de saoudiennes ou d’émiraties. Si, à présent, des théologiennes musulmanes modernistes émergeaient, ce qui est encore fort timide au Maghreb, il est permis de penser que ces intellectuelles (dans la mesure où les religions sont des sujets d’études enrichissantes, au moins pour la réflexion), se trouveront plutôt au sein de la diaspora occidentale… Ce n’est bien sûr qu’un présupposé rapide.

Mais l’essentiel reste que science sans conscience est néfaste, que la conscience peut être dévoyée. Après tout, les plus brillantes mystiques catholiques ou protestantes n’étaient pas forcément les plus progressistes, socialement ou autrement.

Un physicien musulman du Cern a été, à tort ou raison, condamné pour menées subversives djihadistes. Le cas du biologiste tunisien suspecté d’avoir récemment voulu favoriser ou commettre un attentat contre un train de voyageurs au Canada ou aux États-Unis, Chiheb Esseghaier, semble moins controversé.

Hier encore, il réclamait un avocat susceptible de le défendre en se fondant « sur le livre saint musulman pour référence » et non sur « un livre écrit par les humains ». Ce qui laisse penser qu’il croit vraiment que son prophète a obtenu du ciel le don de l’écriture et que tout lui fut dicté d’en-haut. Ce n’est pas du tout venu à l’esprit du Français Alène Hicheur, qui n’a pas contesté être passé « par une phase de turbulences » mais n’a pas revendiqué la volonté de commettre des attentats.  

Avec des visées militantes, on estimera donc un peu vite que le parcours intellectuel de la Pakistanaise Qanta Ahmed est l’exception, et ceux d’Hicheur ou d’Esseghaier, la norme qui se dessine. C’est ce qui apparaît aux yeux de qui maintient que l’islam, tout l’islam, porte en germe une volonté de domination, d’hégémonie, politique et spirituelle.

C’est faire fi des évidences. Pour un Hicheur, un Esseghaier, combien de Ahmed, croyante pratiquante farouchement anti-islamiste, et surtout combien de faiblement croyants, de fort peu pratiquantes, ne faisant semblant qu’à l’occasion de cérémonies (mariages, enterrements), voire de franches et francs « infidèles », devenus agnostiques ou athées ?

Ne pas exiger d’autres…

Des Tsarnaev, Adebolajo, Merah, Esseghaier sont forcément mis en avant : c’est leur vocation. C’est aussi, à l’inverse, celle de la femen tunisienne Amina Tyler, qui devrait être jugée le 30 mai à Kairouan. Mais qu’exige donc au juste d’elle ? Qu’elle brûle aussi publiquement un étendard salafiste, qu’elle fasse sauter une mosquée le jour de la prière, voire y périsse elle-même parmi ses victimes ?  Elle est déjà bannie de cours publics, est forcée d’interrompre ses études.

Qanta Ahmed a eu le cran de retourner au Pakistan où les autorités ont jugé plus prudent de lourdement l’escorter. Veut-on la vouer au martyre ? Du spectaculaire aussi retentissant que les attentats djihadistes ? N’exigeons pas d’Aminar Tyler ou de Qanta Ahmed ce que nous ne souhaiterions pas nous infliger.

La voie suivie par la plupart des musulmanes et musulmans très modérés quant à l’expression de leurs convictions est plutôt celle des protestants capitalistes de l’ère industrielle, soit s’éduquer, prospérer, sans forcément attribuer leurs succès à une volonté divine ainsi devenue ostentatoire et proclamée. Qanta Ahmed n’impute pas, en tout cas pas publiquement, son doctorat, ses diplômes de spécialités à l’inspiration divine ou aux préceptes de sa religion. Elle a peut-être compris que ses condisciples, ribaudes et dissipées à l’occasion, jurant et sacrant parfois, ne lui étaient en rien intellectuellement inférieures. Libre à elle de s’envisager spirituellement supérieure.

Le christianisme a engendré le pire comme le meilleur, l’islam tend à s’affranchir du concept de castes ou d’être inférieurs (même si, là où il est implanté, selon les régions, l’esclavage reste pratiqué), et l’hindouisme, tout comme l’islam, a produit des physiciens nucléaires, des hommes d’affaires pour le moins avisés (pas forcément moins malhonnêtes que d’autres), alors qu’il avait été « prédit » que le système des castes allait tout paralyser, figer, laissant l’Inde stagnante pour des siècles.

Trois ou deux islams ?

Là où Qanta Ahmed décrit trois islams, dont deux pernicieux, il est très tentant de n’en distinguer que deux : le mercantile et le spirituel. Là, ce qui est opposé à l’islam peut l’être à toutes les religions ou presque (mêmes celles, modernes, ne constituant pas un clergé).

La salât (prière) ne coûte rien, si ce n’est du temps. Lequel peut-être dépensé « productivement », comme dans le cas de la méditation, moment de pause, parfois réparateur.

La duperie consiste à soutenir que la femme ou l’homme ne sauraient prier seuls, qu’il leur faut le soutien d’une lecture, d’un guide. Lequel ou laquelle, hors très rares ermites, sâdhus, véritablement ascétiques, n’est que très exceptionnellement rétribué uniquement par des vénérations ou marques de respect purement symboliques.

Ce mercantilisme, qui n’implique pas de rechercher la captation d’une fortune comparable à celle du défunt révérend Moon et de sa veuve, trouve sa clientèle, des Hicheur ou Esseghaier, ses revendeurs, des Adebolajo ou Adebowale, ses collecteurs de fonds, et une multiplicité de consommatrices et consommateurs dont la plupart ne savent pas vraiment où finissent leurs dons ou les produits de leurs acquisitions.

J’avais déploré ici, sur Come4News, qu’à la suite de tels attentats, les communautés musulmanes n’appellent pas à des manifestations de protestation. Même si elles étaient massives – or, on ne voit guère pourquoi des musulmanes ou musulmans quiétistes se sentiraient l’obligation de protester contre des actes qui leur sont totalement étrangers – les plus en avant s’exposeraient à des risques. Peut-être temporaires pour le plus grand nombre d’entre elles et eux, possiblement définitifs pour celles et ceux sensés servir d’exemple.

Par ailleurs, si ces manifestations étaient trop maigres, des groupes islamophobes virulents s’empresseraient de dénoncer la complicité tacite des absents, le plus grand nombre, avec les auteurs d’attentats.

Il est une manière fort efficace de protester : ne plus rien concéder à la religiosité mercantile. Absolument rien. Cotisations sociales et TVA suffisent pour donner aux indigents que l’on ne connaît pas personnellement. Cela peut certes porter en germe de s’exposer au risque d’extorsions, mais clarifierait la situation.

Rappelons toutefois que l’islam tend à faire du hadj, le pèlerinage, une obligation incontournable, et soutient la vente de souvenirs de La Mecque en interdisant toute photographie si les lieux ne sont pas désertés de personnes humaines (mais malékites et hanafites peuvent se dispenser du voyage, paraît-il). Quiconque, hors Machrek, peut interpréter à sa guise les conditions de dispense.

Quant à déterminer ce qui relève du parcours individuel d’auteurs d’attentats islamistes ou de la propagande djihadiste, ce débat est finalement aussi abscons et vain que de tenter de trouver dans telle ou telle religion, surtout par rapport à une autre, les fondamentaux d’un progrès ou de régressions : elles ont pratiquement toutes apporté le mieux et son inverse à l’humanité et personne ne peut se prononcer sur leur présence ou absence antérieure à leur émergence. Rien ne prouve que le prétendu « culte de la déesse », présumé commun à tant de civilisations préhistoriques ait été de nature déiste. Rien ne prédestine l’une plutôt que l’autre – ou l’athéisme – à l’emporter, même à la ridicule échelle d’un petit millénaire.