J’ai choisi de rejoindre la haute fonction publique, mais pas n’importe laquelle : c’était Bercy ou rien. Il est des lieux emblématiques et fascinants, dont l’évocation du nom se suffit à elle-même, Bercy est de ceux-là. A Bercy, je travaille pour la direction du Budget (la « DB ») – pas plus de 250 agents – une direction d’état-major du ministère de l’économie et des finances en lien étroit et permanent avec le cabinet du ministre de l’action et des comptes publics (le « MACP »). J’ai également la chance (ou la malchance) d’être contractuel. Hormis ma durée de vie limitée au sein de la fonction publique, ça me donne quand même un petit avantage par rapport à mes collègues énarques ou polytechniciens : je peux observer, entre fascination et désillusion, et comparer les différences de pratique entre public et privé.
Je vais vous raconter mon expérience et vous faire partager mon quotidien au cœur de la décision publique entre Matignon, les cabinets ministériels, le pouvoir politique et les trop nombreux lobbies.
Episode 1 : La direction du budget ou le moine soldat en quête de reconnaissance
Qu’on le veuille ou non, la gestion des finances publiques est devenue une politique publique à part entière au même titre que la défense, l’enseignement scolaire ou bien la justice. La politique budgétaire n’est plus la variable d’ajustement d’un policy mix inlassablement répété depuis des décennies aux étudiants de sciences po ou bien l’apanage de quelques universitaires éclairés, elle fixe les marges de manœuvre disponibles, oriente les choix politiques et invalide les réformes jugées inefficaces ou trop coûteuses. Recul de l’action publique, sabotage en bande organisée, pensée unique du budgétaire exclusivement dictée par Bruxelles ? Non, il s’agit tout simplement de réalisme et de responsabilité – certains dirons d’austérité : la direction du Budget en est l’incarnation.
Quand on arrive à la DB, on est surpris, ça ressemble furieusement aux cabinets d’audit et de conseil que j’ai personnellement connus, à l’anglo-saxonne. La moyenne d’âge est de 34 ans seulement, les équipes sont ramassées, la chaîne hiérarchique est courte et très accessible, le turn over élevé – changement de poste tous les deux ans – et ça fonctionne par promotions, les agents se connaissent tous – entre froideur, respect et connivence. Les agents ont parfaitement conscience de faire partie d’une certaine élite d’État – les profils appartiennent à un cercle restreint de grandes écoles, ça motive, ça excite même.
Élitiste mais pas ostentatoire, la puissance est avant tout dans la discrétion. On a envie de faire connaître, tels des agents secrets issus de la DGSI, ce que l’on fait, mais on se satisfait au final de rester dans l’ombre, telle une main invisible mais omniprésente. Avec les parents ou chez les amis, je raconte travailler à Bercy – et j’explique pudiquement que je ne collecte pas les impôts – mais que je suis en charge d’un portefeuille de plusieurs milliards d’euros et que je suis souvent à Matignon. Gros blanc, j’hésite à poursuivre en prenant un air sérieux, je prends un instant de recul et puis je relativise presque gêné.
A la DB, c’est jeune, ça va vite et à l’essentiel, ça ne tergiverse pas. La pression est constante parce qu’on nous demande notre avis sur tout et tout le temps, on n’en fait jamais assez et il faut toujours inventer, tester, avoir un coup d’avance. Etre rapide tout en étant précis, être brutal tout en y mettant la manière – quitte à faire preuve de roublardise : c’est ce qu’on attend de nous et tout le monde à la DB l’a parfaitement intégré, c’est notre marque de fabrique, on est là pour ça.
Les chiffrages de Bercy sont attendus, les avis aussi, mais ça ne suffit pas. Le cabinet du ministre attend une stratégie et une vision d’ensemble, il faut élaborer une trajectoire, raconter une « histoire » pour convaincre, anticiper les contre-propositions et ne jamais être pris de vitesse. C’est là que commence la phase de négociation, la plus importante, celle où l’on apprend à vendre les propositions, demander plus pour obtenir exactement ce que l’on veut, anticiper les réactions des ministères, sentir le vent venir de Matignon. On travaille à la fois à l’usure en remettant sur la table les réformes attendues depuis longtemps (le « musée des horreurs » de la DB) et avec l’immédiateté de l’actualité politique : toutes les opportunités, toutes les failles, tous les événements doivent être exploités pour servir les objectifs du Budget.
Trop repliée dans sa forteresse de Bercy ? Immanquablement adepte d’une logique purement comptable ? Direction déshumanisée faite de moines soldats cruels et fourbes au sang froid ? Bien sûr la direction du Budget utilise son image auprès des autres administrations et du public, elle en joue même. Mais ses agents, dont je fais partie, sont animés par une certaine idée de l’État stratège – jacobinisme outrancier pourraient dire certains – garants ultimes de l’intérêt général, de la défense de la souveraineté du pays, de sa longévité et de sa cohésion. Etre méconnus, détestés ou au mieux incompris, c’est le prix à payer pour veiller efficacement sur les finances publiques. Chaque jour est une nouvelle bataille au service du Budget.