Palme d’Or 2014 à Cannes, Winter sleep le film turc de Nuri Bilge Ceylan se déroule dans un charmant hôtel niché au coeur de la roche dans un petit village de Cappadoce, perdu quelque part en Anatolie Centrale. Un panorama onirique noyé dans un silence sourd que viennent rompre parfois un chant de coq, un aboiement lointain ou quelques rares et légers bruissements. Confinée dans un intérieur à l’austérité adoucie par les flammes aux couleurs chatoyantes du feu crépitant de la cheminée , une famille se déchire : Aydin le mari trône au sommet de ce "Triangle des Bermudes" avec une femme à chacune des extrémités de la base: Nihal sa jeune épouse et Necla sa soeur.
Inspiré de nouvelles de Tchékhov, des "scènes de la vie conjugale" de Bergman, Nuri Ceylan tente de sonder les tréfonds de l’âme humaine, mettant au grand jour, tout au long de minutieux dialogues, ces vices et ces travers humains, abusivement désignés sous le nom de vertus.
Aydin, ancien comédien retraité, est un nanti vivant de ses rentes dont celle d’Othello, son hôtel bien coté auprès de nombreux touristes. Imbu de sa personne, la suffisance suinte de tous ses pores lui conférant cet air de supériorité.
Une séquence phare viendra élargir le film en y introduisant une dimension politico-sociale où prévaut la violence des classes : sorti de nulle part, un petit garçon au regard bien sombre vise le camion du riche propriétaire, lui brisant la vitre : la saisie de meubles pour loyers impayés de ses parents, locataires de Aydin, lui est restée en travers de la gorge.
L’humiliation de ces gens de peu est magistralement filmée, comme tout le reste d’ailleurs. Cette séquence occasionnera toutefois la libération de la parole chez Nihal et Necla ; toutes deux n’iront pas par quatre chemins pour déverser sur Aydin cette rancoeur que le temps a rancie, face à tant de dérives sous des airs de bonimenteur. La première, ombre d’elle-même, pour avoir été étouffée après de longues années de vie commune ne partage plus que le toit avec son époux. La deuxième aussi clairvoyante qu’endurcie complétera l’autopsie de l’âme du frère. Des règlements de compte de cette nature sortis tout droit de coeurs gelés, à l’image des paysages environnants, ne s’embarrassent guère de délicatesse ; ils vont très loin.
A titre d’exemple Nihal lui dira ; "je reconnais que tu es un homme cultivé, honnête, juste et intègre. Tu utilises ces qualités pour étouffer les autres, les rabaisser, les humilier, les écraser. Ta grande morale te sert à haïr le monde entier. Tu détestes les croyants parce que croire pour toi est un signe d’archaïsme et d’ignorance. Tu détestes les non-croyants parce qu’ils n’ont ni foi ni idéal. Les vieux te paraissent réactionnaires, les jeunes iconoclastes. Mais qui donc trouve grâce à tes yeux ?"
"Si certains venaient à manquer de censeurs ou de critiques, ils deviendraient pires"! L’homme se remettra donc en cause, agira en conséquence. Il décidera de s’éloigner de son bercail mais rebroussera chemin, comme transi de détresse… Les caractères nous marquent tels des sceaux et se refaire relève de l’utopie. Entre la peur de l’inconnu et l’absence d’illusions nécessaires pour avoir le courage de bifurquer, il ne reste plus qu’à apprendre à composer avec ce que l’on a..
Film d’orfèvre de 3h16 , avec de si belles interprétations que je n’ai même pas senti passer le temps. Emotions garanties. Un bémol : le dialogue sur la réaction à avoir par rapport au Mal s’est un peu étiré déclenchant quelques dommages collatéraux… Ma note sur 5 tend vers le 4…
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