Je suis gêné aux entournures lorsqu’il s’agit d’évoquer un ouvrage BDSM. D’abord, le genre est fort diversifié, « équivoque », non seulement en raison des pratiques (liens, humiliations consenties, fétichisme), mais du style (allusif, symbolique, philosophique, pornographique, &c.). Ensuite, même s’il s’agit là d’un récit sadomaso plutôt classique, ce sera ma toute première chronique en cette catégorie. Enfin, admettons-le, même si les mots les plus crus me sont familiers, je préférerai me lancer sur un site ou dans une publication un peu plus « spécialisée » (littérature, sociologie, autre…) que sur le très généraliste Come4News. Ces réticences émises, évoquons Laurent et Vanina, protagonistes du Vanina Hesse, titre republié récemment par La Musardine…
Une lectrice, même, mettons, chaste et ingénue, pourrait lire sans le moindre émoi pudibond les deux titres d’Andrea Kolinsky (auteure belge disparue fort prématurément, ayant publié aux regrettées éditions Talus d’approche), soit le Xarus à l’école des femmes et l’Alex dans les flammes (tous deux épuisés).
Dans l’évocation des actes sexuels, la collection Harlequin va désormais beaucoup, hardie, plus loin. Le trouble – puissant, même sans références acquises – provient de ce que toute la symbolique littéraire sadomasochiste s’y trouve évoquée, de manière très sous-jacente, imperceptible au non initiés.
Dans un tout autre genre, j’avais refusé de chroniquer je ne sais plus quel grand classique enfin réédité après de longues années de censure : style précieux, métaphores ciselées, immense talent, mais…
Mais ce récit onirique, passée la première partie, me glaça…
Tant de sang, de crimes, de sanies, de tortures, certes irréelles, totalement imaginaires, non, c’était trop, et ce n’est que par acquis de conscience que j’ai poursuivi ma lecture jusqu’au bout…
Rien (ou fort peu…) de tel chez Alain (Georges) Leduc, dont d’ailleurs le prochain roman érotique aura pour héroïne une Muriel totalement différente, aux goûts et fantasmes fort éloignés de ceux de sa Vanina.
Tout d’abord, A. (G.) Leduc signe de son nom, fort connu dans divers domaines artistiques, littéraires, de sciences humaines, mais emploie deux pseudonymes, Laurent, le narrateur dominateur, Vanina, personnage composite (« méfiez-vous, un auteur utilise tout ! », nous écrivait-il un jour dans un courriel à destinataires multiples), issu d’au moins deux rencontres réelles, mais aussi de diverses soumises littéraires. C’est, très classiquement, un récit de double initiation. Avec des situations que l’on retrouve au réel dans le milieu, comme passées en revue, en un crescendo qui n’est pas tout à fait « habituel » (beaucoup ne vont pas « jusque là »), avec les accessoires idoines les plus communs (collier, fouet, latex…) ou improvisés.
Deux approches
Il y a deux lectures possibles. Érudit, l’auteur vous entretient aussi des rencontres de « Laurent » avec des artistes ou des auteurs, du passé ou du présent, qu’il fréquente plus ou moins assidument. Aucune « clef » à rechercher la plupart du temps, les patronymes se retrouvent sur Wikipedia ou en diverses revues, publications (ou catalogues d’exposition). Les propos de ces personnages secondaires (mais de premier plan très souvent à la ville) sont plus ou moins fidèlement reproduits : ils s’assument et assument. « Tout ce qui est écrit ici est véridique », est-il indiqué, soit vécu ou rapporté.
L’autre composante, hors pratiques sexuelles, c’est que l’environnement urbain, parisien et strasbourgeois en particulier, est campé avec le regard d’un amoureux des lieux qui ne se contente pas de visiter des cathédrales ou des musées. J’ai retrouvé vaste partie de « mon » Strasbourg, nombre de recoins de « mon » plus restreint Paris. Certains intervenants en situation me sont au moins connus de nom… Ajoutons la vision introspective d’Alain (nous nous tutoyons).
Extrait :
« L’amour est un pur produit du Sturm und Drang : il ressemble à un feu de sarments et se voit à la merci du moindre relâchement. La vanité s’y dispute à l’aveuglement. L’idée d’un couple immuable, statique, me semblait déjà le plus grand mensonge qui fût, un leurre dans lequel la religion et l’ordre social trouvaient trop bellement leur compte. Je souhaitais balayer cette contrainte, me délecter d’autres archaïsmes, voir, comme Proudhon, émerger une nouvelle société faite d’hommes et de femmes libres, qui pussent aller au bout de leurs désirs, jouir en toute raison des possibilités inouïes de leur corps. ».
Ces considérations, sur lesquelles nous nous rapprochons ou divergeons, n’alimentent pas que nos conservations à tous deux… Chacune et chacun s’y reconnaîtra confusément ou non, entreverra, retrouvera des proches.
Très cru
Pour l’autre essentiel, soit la montée de la relation entre Laurent et Vanina, c’est sans concession. Tout le « bite-con-cul » des revues pornographiques dites de gare ou de sex shops pas trop portés sur le raffinement de la décoration intérieure s’y retrouve. Un chat y est parfois une vulve, très rarement un réceptacle évoquant un calice, plus souvent – platement – un vagin, un pénis (il en est de multiples car Vanina sera copieusement partagée) est plus fréquemment désigné « bite » que vit ou chibre ou affublé d’on ne sait quel vocable suranné, imagé, métaphorique. Mais pas que…
Autre extrait :
« Elle ressemblait à l’une de ces nymphes de Goujon qui ornent la fontaine des Innocents, dont les tourbillonnantes diagonales se nourrissent de courbes sinueuses (…) Elle ne cherchait pas à retenir son plaisir, elle se tordait sur elle-même, haletante, dessinant sur les draps froissés une merveilleuse svastika de chair blanche, immaculée. »
Autant dire par avance que cette complexion ne va pas rester diaphane… Vanina est tout sauf une femme « quelconque » mais elle est très lambda. Jeune divorcée (ou séparée) mère de famille provinciale, employée, qui pourrait, imaginons, voter soit Front de Gauche, soit Front national (à en juger par les vêtures et expressions, physionomies, des jolies militantes vues sur place ou à la télévision), rien, semble-t-il, si ce n’est une prédisposition fort peu nourrie de lectures ou de visites, ne la porte à s’affranchir de diverses conventions. Laurent la fera lire, mais au final, ils se quittent, elle se marie avec un conjoint qu’on imagine pépère et rassurant. Elle sera pourtant allée jusqu’à la traque concertée avec de rudes (et rudoyant) inconnus qui se livreront sur elle à des viols (consentis, certes, programmés en intelligence) ponctués de coups et de horions qui décupleront son excitation. On retrouve certes de telles situations chez Catherine Robbe-Grillet mais en plus finement élaboré, autrement esquissé ; là, c’est plutôt du côté de Virginie Despentes aux prises avec des brutes que nous nous retrouvons.
Je glisse sur le parcours… progressif tel qu’il se doit, avec la montée des exigences de la soumise, la hardiesse parfois forcée, répondant ou anticipant les défis, du dominateur subjugué, puis amer.
J’avais pour amicale connaissance une libertine, depuis perdue de vue. Aux dernières nouvelle, cette ingénieure, cultivée, très élégante, se livrerait à la cuisine, vaisselle ou ménage et autres tâches du logis en collier de chien et bracelets cloutés dans l’attente de son initiateur devenu conjoint. Les rôles étant parfois interchangeables dans ce type de couple uni, il se peut que lui aussi se retrouve à quatre pattes, jappant en attendant punition ou récompense.
Ce milieu, fort divers, est beaucoup plus varié et contrasté que l’image habituelle que se forment celles et ceux qui n’ont jamais pénétré l’antre du magasin Demonia ou joué les voyeurs dans ses soirées. Là, pour qui en ignore tout, le contraste de conditions (sociales, autres) entre Laurent et Vanina ne manque pas d’intérêt : ce sera elle qui décèlera chez Laurent ce qu’il pourrait lui offrir en sensations. Elle se veut bourrée, enfilée, astiquée, défoncée… et pourtant voussoyée, même entre deux jurons.
Sang, mictions, excréments suivront ; scénarios qui s’accélèrent. Le triolisme (des deux types : hhf ou ffh) étendra son périmètre (étirant d’autant celui, intime, de Vanina), et les contrastes entre les partenaires, d’emblée complices, ou d’occasion impromptue, parfois subtilement manipulés.
Je regrette que le récit ne soit pas « à deux voix ». Les dialogues de la soumise, ou les passages de ses lettres ou messages, restent laconiques ou trop peu développés. Faux reproche : la soumise (ou les modèles amalgamés), la ou les « Vanina », tenai(en)t peut-être à préserver leur part de mystère, à ne jamais dévoiler celle de banalité… ou à garder par devers elle(s) leurs instincts de meurtre ou de suicide, de consumation.
Laurent, lui aussi, semble-t-il, se « désintoxiquera » de ou des Vanina. Il est allé au bout du parcours, n’y reviendra pas forcément différemment, et il ne s’agit pas là d’un épilogue « moral » rattrapant par les cheveux le conventionnel. Il ne semble pas tout à fait avoir blindé son mental à jamais, mais la page est – sans doute assez durablement – tournée. Ce n’est qu’une impression, peu importe le réel, mais je sais par d’autres témoignages qu’on en revient.
Aux scènes les plus « fouillées » (voire fouaillées) peuvent succéder un laconique : « on sait ce qu’est une orgie, inutile de la décrire. ». La chair (celle des autres que le couple) est parfois triste, flaccide, les regards hébétés, abrutis, absents, mornes. Le but n’est pas de livrer un ouvrage de commande entretenant la concupiscence… Le ton peut devenir clinique, d’un factuel totalement détaché…
Réception
Court récit (64 pages, prix modique en rapport), dense, qui ne rencontrera peut-être qu’un intérêt « documentaire » de la part de celles et ceux parfaitement au fait du parcours. Des critiques d’art, des universitaires, ont livré leurs impressions, pour la plupart élogieuses. Plus intéressants m’ont semblé les témoignages de lecture qu’Alain m’a livré en confidence. Je veux bien croire qu’il n’a pas écarté les déplaisants : sa notoriété fait peut-être que qui aurait détesté, ou trouvé faible, préférât s’abstenir.
Une femme note : « Il y a tant d’abnégation dans la façon dont vous l’avez aimée. ».
Commentaire peut-être dicté par d’autres lectures (rares, l’épistolière apprécie surtout les « romans d’amours » mais quelques titres célèbres sont incontournables à qui se pique de littérature, comme le fameux Histoire d’O, et d’autres glorifiant les dominateurs), suscité de l’extérieur. Pourtant, une universitaire étrangère y trouve matière à rapprochement avec le duel « froide intimité/liens ardents » (en substance).
Une autre vante « la lucidité (…) la dépossession (…) la contradiction intrinsèque du désir. ».
Ce récit « érographique » est estimé davantage « érotologique » (ce qui balaye encore large cependant) qu’érotique, et oui, on peut y retrouver la trame, l’armature d’une réflexion sur Heidegger, philosophe « janus » (trois passages du livre s’y rapportent). Je saute les (critiques) enthousiastes, émanant parfois de figures féministes (vaste tribu aux clans multiples, voire antagonistes).
Je n’ai trouvé (en ligne cette fois) qu’un lecteur réticent (pas totalement, pas pour tout l’ouvrage) : « texte trop référencé, trop précieux et trop peu imbibé de désir charnel pour être véritablement érotique… ».
C’est le passage le plus sévère.
On peut le voir ainsi, selon son état d’esprit (peut-être du seul moment : le critique – c’est un « il » – n’est jamais exempt d’états d’âme, de lassitude, de contradictions ou irritations du moment). Les bons textes érotiques ne le sont jamais tout du long… ils ménagent des respirations.
Puisque bref, plus nouvelle développée que roman, j’ai pris le soin (et non la peine) de relire. Je trouve dans Vanina Hesse confirmation de ce qui peut-être, apanage de l’âge et résultante de tribulations, saurait tenir lieu de « moralité ». Pour compagnie de vie, ou plutôt de vies –successives, voire simultanées – ne pas trop se fier à ses propres attentes, à ses critères, aux apparences que l’on vous suppose inhérentes. La plus dissemblable n’est pas platement complémentaire, la plus même ou « compatible » peut vous rester fort longtemps étrangère, en tant qu’amante ou épouse.
Laurent, assez rapidement (l’épisode ne dure qu’un an), se le révèle, l’enseigne à qui ne le conçoit encore que mentalement, vaporeusement. Et puis, cela se joue à deux : il convient de céder, de lâcher prise, d’admettre non sa défaite, mais les victoires qu’on vous arrachera.
Vanina, en dépit des apparences, impose son jeu, puis le défait. Laurent pense avoir « sabordé » sa passion ; ce n’est pas tout à fait évident. Vanina lui aura appris la détermination : « Je n’avais pourtant jamais été aussi heureux avec une autre femme (…) savoir que d’autres femmes comme elle existent, c’est là ma chance (…) mon désenchantement connaît des limites. Elle m’aura appris à ne jamais céder sur ses désirs. » Phrase finale ambigüe, où un « mes » pourrait tout autant convenir. Mais qui clôt une sorte de conte moral dont il serait dommageable de se dispenser, à l’initial ou en non superflu rappel.
Laurent et Vanina se sont donné la chance de se faire naître ou renaître à eux-mêmes.
– Vanina Hesse, Leduc, Alain (Georges), eds La Musardine, Paris, 2012, réédition…
Voir sur le site des éditions (et librairie) : La Musardine (.com).
P.-S. – A. (G.) Leduc sera ce dimanche après-midi 13 mai (jusqu’à 16 heures) au salon du Livre indépendant (et libertaire), sur le stand de la société des amis d’Octave Mirbeau (voisin de celui des éditions de La Musardine, où il dédicacera son Vanina Hesse…). Le sixième Salon du livre libertaire s’est ouvert vendredi 11 mai 2012 à l’Espace d’animation des Blancs Manteaux dans le IVe arrondissement de Paris.
Qu’est-ce que c’est que ce verbiage ? C’est pour intellectuel de gauche (les bobos s’entent) ?
Hmm… pas sûr, Alea, que le phénomène soit particulièrement de gauche ou de droite…
Cela touche en tout cas toutes les couches sociales (et cela couche en tout cas beaucoup de très sociables).
Oui, mais moi pas sociable ! ;D 😉