Une interview donnée (sous mon pseudo d'écriture à l'époque) à l'éditeur LE MANUSCRIT juste avant la guerre en Irak :

 

 
 
 

 

 
 

 

VOYAGE AU CENTRE DE LA BOURSE
Entretien avec André Locussol-Delpoux

Depuis 1982, André Locussol-Delpoux étudie et s'intéresse aux comportements des marchés financiers internationaux. Jour après jour, il a collecté une quantité considérable d'informations et de données qui ont alimenté ses cours, exposés et conférences. Il évoque dans cet ouvrage par des explications concrètes et pragmatiques, le fonctionnement des bourses de valeurs et les mécanismes qui les régissent. D'autre part, dans un souci de réalisme et d'information des actionnaires, il tire "la sonnette d'alarme" comme beaucoup d'économistes quant aux risques sérieux de crise encourus par les marchés financiers en raison de la bulle financière qui s'est constituée à Wall Street et compte tenu de la dégradation de l'endettement et de la solvabilité des entreprises, des banques et… des Etats.

> André Locussol-Delpoux sur manuscrit.com


Que pensez-vous des rapports qu'entretiennent la politique avec l'économie ? TRONG>
Avec Keynes, l'Etat a commencé à intervenir dans l'économie pour mieux la réguler. Depuis, la politique et l'économie ont entretenu des relations complexes, ambiguës et, souvent, conflictuels. La politique, on devrait dire les politiques sont intervenus, maintes fois, dans les échanges commerciaux et l'économie sous forme d'aides, de subventions ou en utilisant les outils du protectionnisme – barrières tarifaires ou non tarifaires comme les quotas, contingentements, accords d'autolimitation, mesures administratives, normatives et labels – pour mieux protéger des industries stratégiques, satisfaisant des besoins vitaux ou assurer la reconversion d'une branche menacée. On peut citer les accords d'autolimitation entre les EU et le Japon pour l'informatique et l'automobile, les aides et subventions à l'agriculture et à l'aéronautique, plus récemment, en France et aux Etats-Unis. Afin de relancer la croissance, George Bush a usé et abusé des politiques monétaire et budgétaire, en injectant des liquidités dans l'économie via la Réserve fédérale (Banque centrale américaine) pour relancer l'investissement, après le 11 septembre et en proposant des réductions d'impôts pour relancer la consommation. Autant de mesures controversées et peu efficaces dans le contexte actuel. En France, l'Etat est intervenu pour renflouer le Crédit lyonnais – qui a coûté environ un mois de salaire à chaque français – en évitant la cessation de paiements. Dernièrement, le gouvernement Raffarin est intervenu chez France télécom pour faire cesser la mégalomanie de Michel Bon, en le licenciant et en proposant de recapitaliser l'entreprise, compte tenu de son colossal endettement et le feuilleton n'est pas fini…

L'affaire ELF nous a appris que les chefs d'Etat et leur politique était "aux ordres" et "à la botte" de l'industrie pétrolière. Les multinationales font et défont les gouvernements africains, d'Amérique latine et d'autres pays.
Mais le nerf de la guerre – comme le révèle le conflit avec l'Irak – reste l'économie et les finances. Bush démontre que, en l'occurrence, celui qui possède la puissance économique et financière peut tout se permettre. A coups de milliards de dollars d'aides et de coopération économique, il négocie le ralliement des pays méditerranéens et africains à sa cause, celle de l'intervention militaire en Irak. L'exemple de la Turquie – un des pays les plus endettés avec l'Argentine – est édifiant à cet égard. Leur situation économique catastrophique les contraint à accepter la présence des américains sur leur territoire, voire à collaborer à l'effort militaire des EU. Le pétrole du Moyen-orient, objet de toutes les convoitises, est une des causes de l'intérêt porté à l'Irak par George Bush. Mais la véritable raison est ailleurs, du côté des marchés financiers qui font l'objet de votre question suivante. En effet, une guerre rapide et couronnée de succès en Irak, redonnerait confiance aux marchés boursiers qui vivent, depuis des mois, dans l'expectative et la cruelle incertitude, ennemi numéro 1 des analystes financiers et autres stratèges, et, permettrait au Dow Jones de regagner quelques 2 000 points, à la grande satisfaction des investisseurs et de l'oligarchie financière, garde prétorienne du président Bush. 

Qu'évoque pour vous l'expression "dictature des marchés" utilisée dans les discours anti-mondialisation ?TRONG>
On pourrait qualifier cette dictature des marchés de "Tyrannie de la globalisation" (Dominique Plihon, professeur à Paris Nord). Cela signifie que les marchés financiers dictent leur loi à l'économie mondiale – ce qui est bon pour la croissance des marchés boursiers, est automatiquement bon pour l'économie. Les maîtres du jeu, les grands prêtres des marchés qui imposent leur totalitarisme aux marchés financiers, et, à partir de là, à l'économie en obligeant les politiques à se soumettre à l'ordre et à la règle de ces gourous qui ont pour nom : analystes, stratèges, chefs économistes, gérants de fonds ou d'actifs. Ces templiers de la finance contemporaine régissent des biens nommés : fonds de pension, assurances, fonds de placement (OPCVM en France) ou banques d'affaires. Leurs armes, alliages de produits dérivés comme les : warrants, options, contrats à terme, swaps, etc. sont fourbies au sein de sociétés offshore dans des paradis fiscaux. Leur richesse est incommensurable : une journée de transactions sur les produits dérivés correspond au PNB annuel mondial et parfois plus.

Un homme dénonce cette dictature depuis plus de vingt ans : Lyndon LaRouche, économiste américain et candidat démocrate à la Maison Blanche. Il se bat contre cette oligarchie financière qui détruit notre appareil productif et notre économie en investissant uniquement dans les projets les plus rentables et en faisant pression sur les Etats et les entreprises pour abandonner tout ce qui n'est pas d'un grande profitabilité. Il dénonce la présence de ces prédateurs dans les sphères gouvernementales et leur influence néfaste dans les décisions économiques. Les mêmes banquiers d'affaires qui étaient présents au sein des gouvernements américains avant le krach de 1929, et, qui n'ont eu de cesse de combattre la politique de grands travaux (New Deal) de Roosevelt et de dicter leur loi, celle du profit maximum. Depuis une vingtaine d'années, ils sont revenus en force dans les arcanes du pouvoir et sur les marchés financiers à l'occasion de l'apparition d'innovations financières (les produits dérivés : warrants, options, contrats à terme, swaps, etc.).

Certaines figures emblématiques de cette finance anglo-saxonne n'ont qu'un mot à dire pour que les bourses tremblent, les actionnaires paniquent et les têtes des managers tombent. Les fonds de pension américains ont fait chuter Alcatel et les analystes de Wall Street ont demandé la tête de Jean Marie Messier.
Ces acteurs incontournables des marchés font et défont les auras des "blue chips" et autres valeurs phares des bourses internationales, à coup de rumeurs, d'intuition, de graphiques plus ou moins léchés, d'impressions, à partir de données incomplètes, d'analyses fondamentales réduites à une peau de chagrin. Ils ne sont jamais objectifs car trop intéressés financièrement à la progression de certaines valeurs et à la chute d'autres. Leur collusion avec les intérêts de certaines entreprises et leur manque d'indépendance leur a valu bien des désagréments et des procès. Ils décident des stratégies que doivent suivre les entreprises, secteur d'activité par secteur d'activité, branche par branche. Tout entreprise qui décide de suivre une autre politique est vouée au bannissement, à l'excommunication par le biais de notes (rating) négatives qui entraînent une chute de l'action et le discrédit de l'entreprise concernée. Résultat : les managers des entreprises, les directeurs financiers ont l'oeil rivé sur les marchés, à l'écoute des gourous de : Goldman Sachs, Morgan Stanley, Merrill Lynch, JP Morgan, Lehman Brothers – pour ne citer que les plus connues – et des actionnaires qui n'hésitent à trancher dans le vif si la cote de l'action n'est pas à la hauteur de leurs espérances et de celle de leur portefeuille et porte-monnaie. Ils font le beau temps et la pluie dans les entreprises, en distribuant les bons et mauvais points, les honneurs et les blâmes.

Ils conduisent l'économie, tout droit, dans le mur, celui des lamentations, des désillusions, de la récession, de la crise et du chômage. Il sont en train de détruire l'économie physique réelle au profit de l'économie financière virtuelle.
Contrairement à ATTAC qui propose des mesures ponctuelles comme la taxe TOBIN sans remettre en cause les fondements du système, Lyndon LaRouche propose une refonte complète de l'architecture financière.
Cette reconstruction passerait par une nouvelle conférence du type de celle de Bretton Woods convoquée par les Etats pour créer un nouveau système financier et monétaire – en mettant un terme à la loi du plus fort prévalant sur les marchés internationaux et en rétablissant les lois, les règles et une reprise du contrôle par les Etats responsables de l'émission de monnaie et de crédit. D'autre part, LaRouche demande qu'on arrête la loi de la jungle financière actuelle et qu'on revienne à une régulation permettant d'établir une parité stable entre monnaies et une convertie limitée – un contrôle des échanges commerciaux et une mise en place de mesures protectionnistes pour les industries naissantes ou contre les pratiques de dumping. On doit faire en sorte que la monnaie et le crédit s'orientent vers le financement de l'infrastructure, de la production et du travail. Suivant une démarche comparable à celle du plan Marshall, des crédits à long terme et à faible taux d'intérêt doivent être émis par les Etats et favoriser une stratégie de grands travaux Est-Ouest et Nord-Sud.
Tout un programme auquel adhère, de plus en plus d'hommes politiques et même d'ex-présidents comme Bill Clinton : "Nous devons trouver les moyens de maîtriser la force des marchés financiers internationaux." et, tout récemment, le parlement italien.

Dans le même ordre d'idée, pouvez-vous vous prononcer sur la pertinence et la faisabilité de la taxe Tobin ?TRONG>
Depuis quelques temps, il existe un véritable consensus parmi les spécialistes de l'économie et de la politique pour dénoncer les dérives des marchés financiers et monétaires mondiaux et pour préconiser un certain nombre de mesures autant similaires sur le fonds que différentes sur la forme suivant la sensibilité économique (parfois financière !) ou politique.
Conçu par le prix Nobel d'économie James Tobin, de l'université de Yale, pour les sociétés non financières et non agricoles, le ratio Q de Tobin compare la valeur de leurs actions avec la valeur des usines, équipements et inventaires que ces actions sont censées représenter (les équipements et inventaires sont estimés à leur coût de remplacement, les usines à leur valeur marchande).

Entre 1960 et 1972 ce ratio dépasse le niveau de 0,6. Il faut noter que même si les années 60 sont connues comme les années de " fuite en avant " (Go-Go Years) en ce qui concerne les fusions et acquisitions, les Etats-Unis reposaient encore sur une économie solide. Ce n'est plus le cas à la fin de 1997 où le ratio Q atteint 1,24, niveau le plus élevé en quarante-sept ans.
Néanmoins, le ratio Q sous-évalue fortement le niveau des marchés financiers en le comparant à un dénominateur (comprenant en particulier la valeur marchande des installations industrielles et le coût de remplacement des équipements), qui se trouve artificiellement gonflé par la spéculation immobilière et par la spéculation fictive des biens au prix du marché, supérieur à leur coût de remplacement physique.
Un débat s'est institué au niveau international entre les Etats, les institutions internationales et des mouvements citoyens comme ATTAC . Ce débat porte sur la libre-circulation des capitaux. Il y a comme pour tout sujet d'économie générale deux camps : celui des libéraux partisans du laisser-faire et celui des Keynésiens adeptes de l'interventionnisme, du contrôle du marché des capitaux.

Les seconds dont certains s'inscrivent dans une logique anti-mondialisation proposent une taxe sur les transactions de capitaux, la taxe Tobin "qui consiste, selon les mots de son auteur, à jeter du sable dans les rouages de la finance internationale". Il s'agit ni plus ni moins de taxer toutes les opérations sur le marché des changes. Cela pénaliserait les spéculateurs qui font des aller-retours incessants avec des marges faibles mais répétées à l'infini mais ne découragerait pas les investisseurs qui font des opérations à  court et moyen terme (investissements à plusieurs mois voire à un an).
Par contre, la mise en place d'une telle taxe, au demeurant simple, se heurte à toutes sortes de problèmes. La taxe Tobin doit être généralisée et applicable à tous les marchés financiers quel que soit leur degré de sophistication. Il faut éviter que la faiblesse de certaines devises rende inopérante une telle taxe (le gain étant largement supérieur à la taxe). Il faut simplifier les contraintes techniques liées à l'application de la taxe. Enfin, il faut une adhésion de tous les pays pour éviter que les marchés de capitaux trouvent refuge dans des paradis fiscaux.

En dehors de cette taxe qui aurait le mérite de donner la traçabilité des transactions sur capitaux (c'est-à-dire de repérer et d'identifier les acheteurs et vendeurs) tout en permettant de mieux combattre la fraude, la corruption et le blanchiment, un véritable contrôle de la circulation des capitaux s'impose.
Il ne suffit pas de contrôler, de colmater quelques brèches, de changer les modalités de fonctionnement de tel ou tel système, il faut tout rebâtir, de fonds en combles. C'est l'ensemble de l'architecture financière mondiale qu'il faut revoir en convoquant un nouveau Bretton Woods comme on l'a souligné dans la question précédente. La taxe Tobin est dépassée et des projets beaucoup plus ambitieux doivent être mis en place.
Comme disait Jacques Delors, ancien président de la commission européenne, à propos de l'Europe : "si la prise de conscience passe par une crise, alors mieux vaut une crise suivie d'un redémarrage plutôt que la dilution dans la complexité et l'impuissance".

Avez-vous personnellement la charge d'un portefeuille d'actions ?TRONG>
Actuellement non. La situation géopolitique étant très critique avec l'imminence d'une guerre contre l'Irak (certains journalistes étrangers évoquent la date du 25 février), pas un analyste ou un gérant de portefeuille censé ne peut conseiller d'investir en actions. Il est préférable de se limiter aux sicav monétaires et aux bons vieux placements sur les livrets d'épargne.

Quels sont vos projets d'écriture ? TRONG>
… j'ai divers projets en cours de réalisation : un livre sur le "printemps de Prague" et l'occupation soviétique en Tchécoslovaquie, en 1969 que j'ai mis entre "parenthèses" ; mais, ma priorité va à un ouvrage sur les marées noires "Marées noires : le totalitarisme pétrolier" en cours d'écriture. Ce livre récapitule avec de nombreux chiffres et témoignages les marées noires des quarante dernières années, mais traite, aussi, de l'histoire du transport pétrolier depuis la fin du XIXème siècle jusqu'à nos jours, à partir de documents appartenant à mon grand-père (cap-hornier, capitaine de frégate, professeur de manoeuvre à l'Ecole Navale, inspecteur de la navigation, expert du transport pétrolier, etc.) qui a commandé le plus gros pétrolier français en 1930. Enfin, je prépare une mise à jour de "Voyage au centre de la Bourse" qui s'intitulera "Le Dow Jones à 4000 pts : Wall Street down". Cet ouvrage évoquera le risque d'effondrement des marchés financiers, suite à une cascade de faillites d'entreprises et de banques, entraînant une crise économique pire qu'en 1929, non pas pour des raisons de conjoncture internationale (éventualité d'une guerre en Irak) mais pour des causes systémiques liées à la gangrène des produits dérivés qui mine le système financier international.

Propos recueillis par Jean-François Dauven, février 2003.
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