Tunisie : Rama Yade en catimini

Tandis que les déclarations de Nicolas Sarkozy ont provoqué la stupéfaction chez les défenseurs des droits de l’homme, la secrétaire d’Etat ne s’est entretenue qu’avec une ONG.
 
 
Envoyé spécial à Tunis CHRISTOPHE AYAD
 
La rupture ? Quelle rupture ? De Jacques Chirac à Nicolas Sarkozy, les relations entre Paris et Tunis n’auront pas varié d’un iota. Oubliées les promesses de campagne de «mettre les droits de l’homme au c?ur de la politique extérieure de la France». La Tunisie est à cet égard un cas particulier : modèle de stabilité et de développement par rapport à ses voisins algérien, marocain ou libyen, c’est l’un des seuls pays à compter une classe moyenne ; les atteintes systématiques aux droits de l’homme et à la liberté d’expression n’en sont que plus choquantes, au point que les militants tunisiens y voient désormais une entrave au développement. «La coopération entre Etats ne doit pas se limiter à l’économie, déclarait hier Khadija Chérif, la présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Le développement, c’est aussi la démocratie. Il est dommage et regrettable que les libertés soient autant marginalisées.»
 
Or lundi soir, lors de son toast précédent le dîner officiel, Sarkozy n’a pas seulement ménagé son hôte tunisien, il lui a délivré un vibrant satisfecit en assurant que «l’espace des libertés progresse» en Tunisie. «Je ne vois pas au nom de quoi je me permettrais […] de m’ériger en donneur de leçons», a-t-il ajouté, pour le plus grand plaisir du Tunisien dont il a souhaité le «bonheur personnel». Grand prince, Ben Ali a même pu, le lendemain matin, déclarer qu’il comprenait les «critiques» sur les droits de l’homme et que son pays avait «des progrès à faire dans ce domaine».

Satisfaction. A Tunis, chez les défenseurs des droits de l’homme, c’est la stupéfaction. «Ces déclarations sont très décevantes et regrettables, déplore Khadija Chérif. J’attends de lui [Nicolas Sarkozy, ndlr] qu’il soit à l’écoute de toutes les composantes de la société tunisienne.» Justement, Khadija Chérif a de quoi être en colère. Elle devait recevoir hier la visite de la secrétaire d’Etat aux Droits de l’homme, Rama Yade, au siège de son association. Las, le rendez-vous, fixé samedi par un diplomate de l’ambassade de France à Tunis, a été annulé à la dernière minute. «Le même diplomate nous a simplement dit : « Mme Rama Yade a un programme chargé, elle a pris du retard et donc elle ne pourra pas se rendre à votre association », raconte Khadija Chérif. Ce geste est une manifestation de mépris pour la société civile. C’est une concession de plus pour marginaliser la demi-douzaine d’associations encore indépendantes du pouvoir. Et cela ne sert ni la Tunisie ni la France car ça va provoquer plus de rejet de l’Occident, honni par l’opinion parce qu’il soutient des régimes autoritaires.»

Surveillée. Tout avait pourtant été strictement encadré : l’ambassade de France avait fait préciser que Rama Yade ne discuterait que des violences faites aux femmes. «Pour nous, les droits des femmes et les droits de l’homme sont inséparables, et c’est ce qui nous vaut tous nos ennuis avec le pouvoir», précise la militante féministe, dont l’association est surveillée par des policiers et qui n’a plus accès à ses mails depuis dix jours. Le premier «geste fort» annoncé par l’entourage de la secrétaire d’Etat avant la visite est donc tombé à l’eau.

Le second s’est déroulé en catimini. La secrétaire d’Etat a en effet reçu pendant quarante-cinq minutes le président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, Mokhtar Trifi, en butte à un harcèlement judiciaire et administratif qui le paralyse. Le rendez-vous s’est passé à l’abri des regards, à l’hôtel de la ministre. A la sortie, Trifi a jugé la rencontre aussi «positive» que le discours de Sarkozy «décevant». Il aurait préféré que cette entrevue se déroule au siège de l’association mais le régime tunisien aurait pris ce geste pour un affront. Interrogé par Libération, Rama Yade a déclaré : «Ne voyez pas de problème là où il n’y en a pas. Attendez demain, la visite n’est pas terminée.» De plus en plus, il semble que son rôle consiste, non plus à faire du bruit pendant que d’autres font des affaires, mais à annoncer qu’elle en fera.

Sous les yeux approbateurs de ses invités, Serge Moati, Daniela Lumbroso et Frédéric Mitterrand, Nicolas Sarkozy a répondu hier, en recevant les clés de la ville de Tunis, aux critiques sur sa discrétion concernant les droits de l’homme : «Certains observateurs sont bien sévères avec la Tunisie qui développe sur tous les points l’ouverture et la tolérance», citant en exemple Ben Ali, qui s’arrête devant le grand rabbin Sitruk pour le saluer.

Nucléaire. Plus tard dans la journée, devant des hommes d’affaires, il a livré un argumentaire jusque-là inédit consistant à lier le nucléaire civil – qu’il a proposé à Tunis comme à Alger, Rabat, Tripoli, Abou Dhabi, etc. – et la lutte contre le terrorisme. En substance, le nucléaire est la seule énergie bon marché d’avenir, donc la seule à même d’assurer le développement de la Tunisie ; or sous-développement = chômage = misère = terrorisme. Conclusion : si on ne veut pas d’un «régime taliban (sic) au sud de la Méditerranée», il faut offrir l’accès au nucléaire civil. Réponse de Khadija Chérif : «Il y en a marre d’effrayer les gens avec ce genre d’arguments. Ce qui fait monter l’extrémisme et le radicalisme – et non pas les talibans, il ne faut pas exagérer quand même-, c’est l’absence de libertés et de démocratie.»

 

Source « Libération » mercredi 30 avril 2008

Tandis que les déclarations de Nicolas Sarkozy ont provoqué la stupéfaction chez les défenseurs des droits de l’homme, la secrétaire d’Etat ne s’est entretenue qu’avec une ONG.
 
 
Envoyé spécial à Tunis CHRISTOPHE AYAD
 
La rupture ? Quelle rupture ? De Jacques Chirac à Nicolas Sarkozy, les relations entre Paris et Tunis n’auront pas varié d’un iota. Oubliées les promesses de campagne de «mettre les droits de l’homme au c?ur de la politique extérieure de la France». La Tunisie est à cet égard un cas particulier : modèle de stabilité et de développement par rapport à ses voisins algérien, marocain ou libyen, c’est l’un des seuls pays à compter une classe moyenne ; les atteintes systématiques aux droits de l’homme et à la liberté d’expression n’en sont que plus choquantes, au point que les militants tunisiens y voient désormais une entrave au développement. «La coopération entre Etats ne doit pas se limiter à l’économie, déclarait hier Khadija Chérif, la présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Le développement, c’est aussi la démocratie. Il est dommage et regrettable que les libertés soient autant marginalisées.»
 
Or lundi soir, lors de son toast précédent le dîner officiel, Sarkozy n’a pas seulement ménagé son hôte tunisien, il lui a délivré un vibrant satisfecit en assurant que «l’espace des libertés progresse» en Tunisie. «Je ne vois pas au nom de quoi je me permettrais […] de m’ériger en donneur de leçons», a-t-il ajouté, pour le plus grand plaisir du Tunisien dont il a souhaité le «bonheur personnel». Grand prince, Ben Ali a même pu, le lendemain matin, déclarer qu’il comprenait les «critiques» sur les droits de l’homme et que son pays avait «des progrès à faire dans ce domaine».

Satisfaction. A Tunis, chez les défenseurs des droits de l’homme, c’est la stupéfaction. «Ces déclarations sont très décevantes et regrettables, déplore Khadija Chérif. J’attends de lui [Nicolas Sarkozy, ndlr] qu’il soit à l’écoute de toutes les composantes de la société tunisienne.» Justement, Khadija Chérif a de quoi être en colère. Elle devait recevoir hier la visite de la secrétaire d’Etat aux Droits de l’homme, Rama Yade, au siège de son association. Las, le rendez-vous, fixé samedi par un diplomate de l’ambassade de France à Tunis, a été annulé à la dernière minute. «Le même diplomate nous a simplement dit : « Mme Rama Yade a un programme chargé, elle a pris du retard et donc elle ne pourra pas se rendre à votre association », raconte Khadija Chérif. Ce geste est une manifestation de mépris pour la société civile. C’est une concession de plus pour marginaliser la demi-douzaine d’associations encore indépendantes du pouvoir. Et cela ne sert ni la Tunisie ni la France car ça va provoquer plus de rejet de l’Occident, honni par l’opinion parce qu’il soutient des régimes autoritaires.»

Surveillée. Tout avait pourtant été strictement encadré : l’ambassade de France avait fait préciser que Rama Yade ne discuterait que des violences faites aux femmes. «Pour nous, les droits des femmes et les droits de l’homme sont inséparables, et c’est ce qui nous vaut tous nos ennuis avec le pouvoir», précise la militante féministe, dont l’association est surveillée par des policiers et qui n’a plus accès à ses mails depuis dix jours. Le premier «geste fort» annoncé par l’entourage de la secrétaire d’Etat avant la visite est donc tombé à l’eau.

Le second s’est déroulé en catimini. La secrétaire d’Etat a en effet reçu pendant quarante-cinq minutes le président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, Mokhtar Trifi, en butte à un harcèlement judiciaire et administratif qui le paralyse. Le rendez-vous s’est passé à l’abri des regards, à l’hôtel de la ministre. A la sortie, Trifi a jugé la rencontre aussi «positive» que le discours de Sarkozy «décevant». Il aurait préféré que cette entrevue se déroule au siège de l’association mais le régime tunisien aurait pris ce geste pour un affront. Interrogé par Libération, Rama Yade a déclaré : «Ne voyez pas de problème là où il n’y en a pas. Attendez demain, la visite n’est pas terminée.» De plus en plus, il semble que son rôle consiste, non plus à faire du bruit pendant que d’autres font des affaires, mais à annoncer qu’elle en fera.

Sous les yeux approbateurs de ses invités, Serge Moati, Daniela Lumbroso et Frédéric Mitterrand, Nicolas Sarkozy a répondu hier, en recevant les clés de la ville de Tunis, aux critiques sur sa discrétion concernant les droits de l’homme : «Certains observateurs sont bien sévères avec la Tunisie qui développe sur tous les points l’ouverture et la tolérance», citant en exemple Ben Ali, qui s’arrête devant le grand rabbin Sitruk pour le saluer.

Nucléaire. Plus tard dans la journée, devant des hommes d’affaires, il a livré un argumentaire jusque-là inédit consistant à lier le nucléaire civil – qu’il a proposé à Tunis comme à Alger, Rabat, Tripoli, Abou Dhabi, etc. – et la lutte contre le terrorisme. En substance, le nucléaire est la seule énergie bon marché d’avenir, donc la seule à même d’assurer le développement de la Tunisie ; or sous-développement = chômage = misère = terrorisme. Conclusion : si on ne veut pas d’un «régime taliban (sic) au sud de la Méditerranée», il faut offrir l’accès au nucléaire civil. Réponse de Khadija Chérif : «Il y en a marre d’effrayer les gens avec ce genre d’arguments. Ce qui fait monter l’extrémisme et le radicalisme – et non pas les talibans, il ne faut pas exagérer quand même-, c’est l’absence de libertés et de démocratie.»

 

Source « Libération » mercredi 30 avril 2008

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