Prof. Taoufik BACHROUCH

La question ne se pose-elle pas plus que jamais de savoir si le peuple tunisien n’est pas déjà en butte à des prémices de difficultés sociales qui se traduiraient à terme par une recrudescence de la pauvreté et par suite des manques, des privations et des exclusions, surtout quand le seuil de pauvreté se conjugue déjà avec le chômage de longue durée. Le filet social tendu en des temps où le taux de croissance économique était de l’ordre de 5% est-il à même de répondre aux demandes additionnelles d’assistance publique qui se profilent à l’horizon, et ce en l’absence d’un dispositif de protection des chômeurs, jeunes et moins jeunes, en cours et à venir ? Comme lors de la crise de 1929 qui ne sévit particulièrement en Tunisie que dès 1933, pour frapper les années ultérieures, par un effet à retardement qui rendrait compte de l’émergence de Néo-Destour. Tout donne à penser que nous traverserions une période de latence, que le pire à Dieu ne plaise serait à venir, sans que des mesures énergiques aient été prises et portées à notre connaissance pour conjurer la menace qui se profile, comme si gouverner n’est pas prévoir.

Il faut s’attendre en bonne logique à une diminution du pouvoir d’achat des économiquement faibles, surtout avec le renchérissement des prix qui obère par les temps qui courent le panier de la ménagère. C’est sur ce terrain que de surcroît seront jugés bientôt les autorités publiques. Que font-elle de concret pour nous protéger ? La possibilité a été offerte depuis longtemps de disposer d’un vêtement décent. Le problème de l’habillement a été en effet résolu puisque la majorité du peuple tunisien, hommes et femmes confondus, s’habille à la fripe, en s’appropriant les hardes des nantis vivant dans les pays riches ? L’habillement d’emprunt est devenu un trait constitutif de l’identité tunisienne : s’affubler en se fringuant des restes vestimentaires des autres est considéré comme étant un signe de modernité, même d’occasion.

Ainsi personne ne pourra nier que nous portons des habits usagés qui n’ont pas été taillés à notre mesure (comme nos chaussures neuves faites avec des moules formatées sur des pieds occidentaux), ceux que des âmes charitables appartenant à des pays riches nous ont laissés de bon c?ur dans le dessein leur donner une seconde vie et faisant d’une pierre deux coups, moderniser plus avant nos pratiques vestimentaires jusqu’aux plus intimes. La réincarnation vestimentaire est un critère objectif de métempsychose pouvant servir à identifier la pauvreté déguisée dont on se sert pour alléger le portefeuille du père de famille. En arriverons-nous à leur demander un jour, sous la pression des nécessités, de nous envoyer leur rebut alimentaire ?

Certes la majorité du peuple tunisien est encore en mesure de satisfaire ses besoins vitaux en terme de nourriture (sous-nutrition=1800 calories par jour, malnutrition= 2400 calories quotidiennes) et de logement. Les pauvres sont définis comme vivant dans des conditions difficiles. C’est une manière d’occulter le problème du seuil de pauvreté, non seulement par rapport aux besoins minimaux objectifs, mais aussi et au-delà par rapport aux besoins souhaités, ceux en vertu desquels on aspire par vanité à faire comme les autres, sinon plus. En la matière les statistiques tunisiennes posent un problème de méthode et de critères. On vient de l’admettre en haut lieu pour une plus grande rigueur. Les statistiques internationales sont bien plus fiables, mais vieillissent sans que leur actualisation soit la règle. C’est pourquoi l’indice synthétique de pauvreté humaine reste énigmatique, incertain et peu fiable : indices numériques et/ou volumétriques, vieille pauvreté, nouvelle pauvreté, précarité. On nous annonce l’existence dans le tournant du siècle de 1 327 zones d’ombres, de plus de 1 2000 000 personnes vivant dans des « conditions difficiles », mais la création de seuls 17 719 emplois seulement à leur intention. Qu’en est-il au jour d’aujourd’hui ? Les manques en termes de niveaux de vie relatifs aux hommes et aux femmes appellent une attention particulière, moins politicienne, et d’une exactitude plus respectueuse du genre humain.

Disons pour fixer les idées, et en dépit des aléas statistiques et des querelles de chiffres entre « économcistes » et « humanicistes » pour faire bref, que la décroissance annuelle moyenne du seuil de pauvreté est passée de -10,1% entre 1975 et 1980, à -6,4% entre 1980 et 1990 et à -7,7% entre 1995 et 2000. Ce qui revient à dire que l’indice du seuil national de pauvreté est tombé de 30% en 1960, à 22,2% en 1975, à 12,9%à 1980, et à 7,7% en 1985, (recul du taux de pauvreté entre 1975-1985 : fin de l’ère du bourguibisme social), puis à 6,7% en 1990, à 6,2 en 1995, à 4,2 % en 2000/2004 et à 3,8% en 2008 (soit une décélération du rythme durant cette période, à l’ère du mondialisme démocratique). On espère parvenir à rabaisser ce seuil à 2% en 2015.

S’agissant de sa répartition géographique, la pauvreté concerne plus les milieux urbains (là où les équipements de base ne manquent pas, thèse de l’INS), et y touche plus de 5% de la population (soit l’équivalent de 74% de l’ensemble des pauvres) ; et dans une moindre mesure les milieux ruraux qui retiendraient les 26% restants, soit près de 3% des habitants. La Banque mondiale prétend le contraire. En souffrent partout notamment les chômeurs (y compris les diplômés dont 42,5 % sont au chômage de longue durée d’après les chiffres de 2004), les ouvriers agricoles et les ouvriers non agricoles.

Cependant les inégalités régionales ne sont pas négligeables ; elles oscillent en matière de pauvreté entre 2,3% et 8,7%, d’après l’enquête nationale sur le budget, la consommation et le niveau de vie des ménages, entreprise en 2000. Les régions relativement les moins pauvres sont le Nord-Ouest, le Centre-Est et le Grand Tunis. Les régions comparativement les plus pauvres sont le Sud et le Centre-Ouest. Le Nord-Est occupe une position médiane avoisinant la moyenne nationale qui est rappelons la de 4,2%. Mais 2009 n’est plus 2000.

Les plus nantis (20%, estimés à 747 000 personnes en tout nous dit-on de source officielle et accaparant 47% de la consommation) sont considérés comme riches parce qu’ils sont censés pouvoir dépenser plus de 11 dinars par jour et par tête. En somme un travailleur qui gagne 340 dinars (l’équivalent de 200 euros, alors que le seuil de pauvreté est fixé en France à 817 euros) par mois pour subvenir à ses seuls besoins personnels est considéré comme un nanti. Il faut une bonne dose de niaiserie pour y ajouter foi. Mais qu’en est-il d’un père de famille qui gagne par exemple le double et dont la femme ne travaille pas et dont progéniture est au chômage ? Les plus démunis (20%, soit 376 000 personnes en tout affirme-t-on ne disposant que de 7% de la consommation totale) sont considérés comme pauvres dès lors qu’il sont censés ne pouvoir dépenser qu’un dinar par jour et par tête (à peine de quoi se payer un seul casse-croûte quotidien au thon ou un bol de lablabi sans option oléicole, ou les deux tiers d’un chapatti ordinaire au plus). La CIA Word Factbook (2004-2008) estime quant à elle que 7% des tunisiens sont pauvres. Au vu de ces critères, les membres de la classe moyenne (se situant entre les plus riches et les plus pauvres, soit 60% en nombre et 46% en part de consommation) disposeraient d’une plage allant de plus de un dinar à près de onze dinars. En son sein se trouvent ceux qui ne sont pas candidats à l’aide sociale et qui n’ont pas de matelas nécessaire pour traverser éventuellement la crise de leur pouvoir d’achat ; d’où la tentation grandissante des prêts à la consommation (l’endettement affecte en 2006 le tiers de la population active). Entre la réalité vécue et les élucubrations chiffrées, il y a de quoi perdre son latin. Une remise en ordre s’impose.

Une telle approche pose le problème de la fiabilité et de la disponibilité de l’information sur la pauvreté vraie et actualisée à l’échelle nationale et locale. La mesure de la pauvreté ne doit pas reposer sur de simples critères monétaires et surtout plus sur le PIB, car cela pose le problème de l’inégalité sociale de la répartition des richesses. Ne jouons pas avec la pauvreté en en modifiant le baromètre pour en réduire artificiellement l’indice par calcul politique, surtout quand les gens déclarent que la vie devient de plus en plus dure. La pauvreté se constate sur le terrain et les organismes caritatifs sont par malheur inféodés au pouvoir. Le mode d’évaluation et le calcul statistique laissent perplexes, faute d’un contrôle indépendant. De toute façon le décalage entre la réalité et les statistiques nourrit le doute et alimente une tension sociale latente.

Convenons que la pauvreté est une forme de violation des droits de l’homme et d’atteinte à la dignité des citoyens défavorisés. Déjà en 1998, tous les gouvernements et tous les parlements du monde ont considéré en ch?ur que la pauvreté « porte atteinte à la dignité et aux droits inaliénables et égaux de tous les êtres humains ». De la parole à l’acte il y a loin. Le « monitoring » social n’en est qu’à ses débuts. La lutte contre la marginalisation a un long chemin devant elle.

Prof. Taoufik BACHROUCH – Mouwatinoun N°95 Hebdomadaire – Tunis

Prof. Taoufik BACHROUCH

La question ne se pose-elle pas plus que jamais de savoir si le peuple tunisien n’est pas déjà en butte à des prémices de difficultés sociales qui se traduiraient à terme par une recrudescence de la pauvreté et par suite des manques, des privations et des exclusions, surtout quand le seuil de pauvreté se conjugue déjà avec le chômage de longue durée. Le filet social tendu en des temps où le taux de croissance économique était de l’ordre de 5% est-il à même de répondre aux demandes additionnelles d’assistance publique qui se profilent à l’horizon, et ce en l’absence d’un dispositif de protection des chômeurs, jeunes et moins jeunes, en cours et à venir ? Comme lors de la crise de 1929 qui ne sévit particulièrement en Tunisie que dès 1933, pour frapper les années ultérieures, par un effet à retardement qui rendrait compte de l’émergence de Néo-Destour. Tout donne à penser que nous traverserions une période de latence, que le pire à Dieu ne plaise serait à venir, sans que des mesures énergiques aient été prises et portées à notre connaissance pour conjurer la menace qui se profile, comme si gouverner n’est pas prévoir.

Il faut s’attendre en bonne logique à une diminution du pouvoir d’achat des économiquement faibles, surtout avec le renchérissement des prix qui obère par les temps qui courent le panier de la ménagère. C’est sur ce terrain que de surcroît seront jugés bientôt les autorités publiques. Que font-elle de concret pour nous protéger ? La possibilité a été offerte depuis longtemps de disposer d’un vêtement décent. Le problème de l’habillement a été en effet résolu puisque la majorité du peuple tunisien, hommes et femmes confondus, s’habille à la fripe, en s’appropriant les hardes des nantis vivant dans les pays riches ? L’habillement d’emprunt est devenu un trait constitutif de l’identité tunisienne : s’affubler en se fringuant des restes vestimentaires des autres est considéré comme étant un signe de modernité, même d’occasion.

Ainsi personne ne pourra nier que nous portons des habits usagés qui n’ont pas été taillés à notre mesure (comme nos chaussures neuves faites avec des moules formatées sur des pieds occidentaux), ceux que des âmes charitables appartenant à des pays riches nous ont laissés de bon c?ur dans le dessein leur donner une seconde vie et faisant d’une pierre deux coups, moderniser plus avant nos pratiques vestimentaires jusqu’aux plus intimes. La réincarnation vestimentaire est un critère objectif de métempsychose pouvant servir à identifier la pauvreté déguisée dont on se sert pour alléger le portefeuille du père de famille. En arriverons-nous à leur demander un jour, sous la pression des nécessités, de nous envoyer leur rebut alimentaire ?

Certes la majorité du peuple tunisien est encore en mesure de satisfaire ses besoins vitaux en terme de nourriture (sous-nutrition=1800 calories par jour, malnutrition= 2400 calories quotidiennes) et de logement. Les pauvres sont définis comme vivant dans des conditions difficiles. C’est une manière d’occulter le problème du seuil de pauvreté, non seulement par rapport aux besoins minimaux objectifs, mais aussi et au-delà par rapport aux besoins souhaités, ceux en vertu desquels on aspire par vanité à faire comme les autres, sinon plus. En la matière les statistiques tunisiennes posent un problème de méthode et de critères. On vient de l’admettre en haut lieu pour une plus grande rigueur. Les statistiques internationales sont bien plus fiables, mais vieillissent sans que leur actualisation soit la règle. C’est pourquoi l’indice synthétique de pauvreté humaine reste énigmatique, incertain et peu fiable : indices numériques et/ou volumétriques, vieille pauvreté, nouvelle pauvreté, précarité. On nous annonce l’existence dans le tournant du siècle de 1 327 zones d’ombres, de plus de 1 2000 000 personnes vivant dans des « conditions difficiles », mais la création de seuls 17 719 emplois seulement à leur intention. Qu’en est-il au jour d’aujourd’hui ? Les manques en termes de niveaux de vie relatifs aux hommes et aux femmes appellent une attention particulière, moins politicienne, et d’une exactitude plus respectueuse du genre humain.

Disons pour fixer les idées, et en dépit des aléas statistiques et des querelles de chiffres entre « économcistes » et « humanicistes » pour faire bref, que la décroissance annuelle moyenne du seuil de pauvreté est passée de -10,1% entre 1975 et 1980, à -6,4% entre 1980 et 1990 et à -7,7% entre 1995 et 2000. Ce qui revient à dire que l’indice du seuil national de pauvreté est tombé de 30% en 1960, à 22,2% en 1975, à 12,9%à 1980, et à 7,7% en 1985, (recul du taux de pauvreté entre 1975-1985 : fin de l’ère du bourguibisme social), puis à 6,7% en 1990, à 6,2 en 1995, à 4,2 % en 2000/2004 et à 3,8% en 2008 (soit une décélération du rythme durant cette période, à l’ère du mondialisme démocratique). On espère parvenir à rabaisser ce seuil à 2% en 2015.

S’agissant de sa répartition géographique, la pauvreté concerne plus les milieux urbains (là où les équipements de base ne manquent pas, thèse de l’INS), et y touche plus de 5% de la population (soit l’équivalent de 74% de l’ensemble des pauvres) ; et dans une moindre mesure les milieux ruraux qui retiendraient les 26% restants, soit près de 3% des habitants. La Banque mondiale prétend le contraire. En souffrent partout notamment les chômeurs (y compris les diplômés dont 42,5 % sont au chômage de longue durée d’après les chiffres de 2004), les ouvriers agricoles et les ouvriers non agricoles.

Cependant les inégalités régionales ne sont pas négligeables ; elles oscillent en matière de pauvreté entre 2,3% et 8,7%, d’après l’enquête nationale sur le budget, la consommation et le niveau de vie des ménages, entreprise en 2000. Les régions relativement les moins pauvres sont le Nord-Ouest, le Centre-Est et le Grand Tunis. Les régions comparativement les plus pauvres sont le Sud et le Centre-Ouest. Le Nord-Est occupe une position médiane avoisinant la moyenne nationale qui est rappelons la de 4,2%. Mais 2009 n’est plus 2000.

Les plus nantis (20%, estimés à 747 000 personnes en tout nous dit-on de source officielle et accaparant 47% de la consommation) sont considérés comme riches parce qu’ils sont censés pouvoir dépenser plus de 11 dinars par jour et par tête. En somme un travailleur qui gagne 340 dinars (l’équivalent de 200 euros, alors que le seuil de pauvreté est fixé en France à 817 euros) par mois pour subvenir à ses seuls besoins personnels est considéré comme un nanti. Il faut une bonne dose de niaiserie pour y ajouter foi. Mais qu’en est-il d’un père de famille qui gagne par exemple le double et dont la femme ne travaille pas et dont progéniture est au chômage ? Les plus démunis (20%, soit 376 000 personnes en tout affirme-t-on ne disposant que de 7% de la consommation totale) sont considérés comme pauvres dès lors qu’il sont censés ne pouvoir dépenser qu’un dinar par jour et par tête (à peine de quoi se payer un seul casse-croûte quotidien au thon ou un bol de lablabi sans option oléicole, ou les deux tiers d’un chapatti ordinaire au plus). La CIA Word Factbook (2004-2008) estime quant à elle que 7% des tunisiens sont pauvres. Au vu de ces critères, les membres de la classe moyenne (se situant entre les plus riches et les plus pauvres, soit 60% en nombre et 46% en part de consommation) disposeraient d’une plage allant de plus de un dinar à près de onze dinars. En son sein se trouvent ceux qui ne sont pas candidats à l’aide sociale et qui n’ont pas de matelas nécessaire pour traverser éventuellement la crise de leur pouvoir d’achat ; d’où la tentation grandissante des prêts à la consommation (l’endettement affecte en 2006 le tiers de la population active). Entre la réalité vécue et les élucubrations chiffrées, il y a de quoi perdre son latin. Une remise en ordre s’impose.

Une telle approche pose le problème de la fiabilité et de la disponibilité de l’information sur la pauvreté vraie et actualisée à l’échelle nationale et locale. La mesure de la pauvreté ne doit pas reposer sur de simples critères monétaires et surtout plus sur le PIB, car cela pose le problème de l’inégalité sociale de la répartition des richesses. Ne jouons pas avec la pauvreté en en modifiant le baromètre pour en réduire artificiellement l’indice par calcul politique, surtout quand les gens déclarent que la vie devient de plus en plus dure. La pauvreté se constate sur le terrain et les organismes caritatifs sont par malheur inféodés au pouvoir. Le mode d’évaluation et le calcul statistique laissent perplexes, faute d’un contrôle indépendant. De toute façon le décalage entre la réalité et les statistiques nourrit le doute et alimente une tension sociale latente.

Convenons que la pauvreté est une forme de violation des droits de l’homme et d’atteinte à la dignité des citoyens défavorisés. Déjà en 1998, tous les gouvernements et tous les parlements du monde ont considéré en ch?ur que la pauvreté « porte atteinte à la dignité et aux droits inaliénables et égaux de tous les êtres humains ». De la parole à l’acte il y a loin. Le « monitoring » social n’en est qu’à ses débuts. La lutte contre la marginalisation a un long chemin devant elle.

Prof. Taoufik BACHROUCH – Mouwatinoun N°95 Hebdomadaire – Tunis

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