TICKET D’ENTRÉE de Joseph Macé-Scaron

TICKET D’ENTRÉE
JOSEPH MACÉ-SCARON
UNE FABLE DITE PAR UN IDIOT
Le dernier ouvrage de Joseph Macé-Scaron tient du roman picaresque, ce genre littéraire espagnol qui date du XVI ème siècle et qui s’épanouit en France par les aventures de Gil Blas de Santillane sous la plume de Lesage.
 

Le terme picaresque vient de l’espagnol picaro qui signifie misérable et/ou futé. Ce dernier signifié s’applique très bien au personnage de Benjamin Strada  qui s’oblige souvent à composer, « un besoin presque irrépressible de me conformer », dit-il,  le semblant, la feinte témoignent de cette conformité —apparente.
Pourquoi ai-je associé l’œuvre de Joseph Macé-Scaron à un roman picaresque ? Le récit picaresque se déroule sur le mode autobiographique, le personnage est d’origine modeste, voire pauvre, en marge de la société. Les aventures du héros picaresque tiennent de l’extravagance, rompent avec le modus vivendi des conformistes et conduisent le personnage à se confronter aux différentes couches de la société.
Ces éléments, l’auteur les reproduit puisque Benjamin Strada s’exprime à la première personne, est issu d’un milieu modeste, s’adonne à une sexualité débridée loin du conformisme sexuel et jette un regard et des jugements plus que caustiques sur les différents groupes sociaux qu’il côtoie.
En 14 tableaux, l’auteur passe au crible, mieux au laminoir, toutes les situations dans lesquelles il est plongé sans souci d’une logique historique, psychologique, morale, ou esthétique. En ce sens, il est à plein dans le picaresque à cause de cette structure très libre où il accole les épisodes les uns aux autres sans qu’il introduise une causalité quelconque, des déductions ou des conséquences entre ces épisodes. L’auteur fait fi des règles de composition, ce qu’il dépeint de la réalité actuelle nécessite cette mise à l’écart afin d’embrasser les attitudes diverses des groupes qu’il rencontre que ce soit à Barcelone, dans un hôtel gay, à Paris, parmi les journalistes ou les hommes politiques, ou encore dans la hiérarchie du journal.
Benjamin Strada est issu d’un milieu modeste. Alors qu’au XVI ème siècle, le picaro s’opposait aux codes de l’idéal chevaleresque, Benjamin, antihéros actuel brise avec les codes d’arrivisme, de rapport de force et de profit mis en place par les richissimes potentats de la grande bourgeoisie « Les vrais délinquants, c’étaient ceux qui gagnaient de l’argent et se payaient du bon temps pendant que les gangsters croupissaient en prison », mais aussi, en tant que journaliste, il brise avec les codes culturels passe-partout qui sont les avatars de la culture véritable : « Décrier l’écrit, le jeter par-dessus bord, piétiner l’imprimé, c’était l’assurance d’apparaître furieusement tendance. L’histoire nous a pourtant appris qu’il n’y avait rien de pire que les conservateurs quand ils endossaient les habits neufs de la modernité ». Malgré ce rejet, le personnage est déterminé par l’argent et l’aspiration à une vie plus dorée, d’où cette double contrainte entre le rejet et l’intérêt lié à l’argent, voire à la position sociale. D’où ce comportement de soumission à l’ordre établi et à la fois de renoncement : « A chaque fois, j’étais parvenu à me glisser entre les camps adverses ».
La narration à la première personne relie encore Ticket d’Entrée au picaresque. Cette autobiographie est double : le personnage principal  est auteur et acteur, toujours décentré par rapport à l’action, à la conversation ou à la scène sexuelle. « J’étais décidément condamné à vivre une vie sur deux faces qui n’en faisaient qu’une ». Le protagoniste se vit dans l’action immédiate et à la fois se décale par rapport à cette action. Il est agi et pensé par l’auteur. Il est dit de son amant Renaud qu’il coïncidait avec lui–même « alors que moi je ressemblais à ces personnages dans les grands cahiers que les enfants coloriaient. La couleur était un peu décalé par rapport au dessin : elle débordait comme s’il y avait un flottement ». C’est dans ce décalage, ce dédoublement, ce flottement entre l’acte et la pensée que figure la coupure entre le je et le moi, ce « Je ne suis pas moi » qui signe cette tension permanente qui s’oppose à la folie.
Le roman se clôt sur un échec social puisque Benjamin est congédié, ou plutôt se fait congédier, il s’identifie à ce semblant d’échec dont il a lui-même provoqué l’avènement. Comme le picaro, la vie de Benjamin n’est qu’une succession de malentendus, de revers tant amoureux que professionnels. Cette succession d’aventures pourrait se perpétuer n’était que le personnage déclare passer à un autre niveau de représentation, à savoir écrire, mais justement ces faits sont déjà écrits, d’où ce leurre qui transformerait tout le roman en une suite d’actes qu’il faudrait entériner et fixer par l’écrit pour en arrêter le flux. Ne resterait qu’à relire cycliquement ce texte ce qui l’érigerait en modèle mythique.
L’idéologie de Ticket d’Entrée n’est rien moins que morale. La Recherche de Marcel Proust représente le dernier roman moraliste, celui qui condense la littérature antérieure, comme l’esthétique, comme la philosophie jusqu’à Bergson. Benjamin, le protagoniste n’est pas mis en valeur en tant qu’exemple à ne pas suivre, car en général, le picaro est puni et repentant à cause de son inconduite notoire. A l’époque, il était confronté à la religion et s’en démarquait par un comportement délictueux, une transgression des codes religieux. La morale, la téléologie, tout système doctrinaire et stéréotypé, tout dogme figurent dans le roman de Joseph Macé-Scaron portés par les différents protagonistes ; ils y sont dénoncés et critiqués par le personnage de Benjamin qui ne s érige pas en modèle. « Une crise d’identité… Et si je n’avais pas envie d’en avoir une ? Je ne parlais pas de crise mais d’identité ». Cette mode de l’identité, à savoir que le Moi et le Je coïncident est l’invention la plus burlesque d’un psychologisme débile. « Mes compagnons ne manquaient pas d’amabilité mais je n’appartenais pas à leur monde. Je ne me sentais pas exclu. Je me sentais simplement invité. Voilà, j’étais un visiteur ». Entre le refus d’une identité fallacieuse et la sensation d’errance que crée le personnage de Benjamin, l’auteur déplace constamment le questionnement de celui-ci, ou plutôt son désir, de là un style métonymique.
A partir de ce déplacement continu, l’auteur confronte le personnage de Benjamin à différents groupes sociaux. L’entrée de cet antihéros dans une nouvelle couche de la société déclenche invariablement un phénomène de critique et de satire des attitudes où les caricatures rivalisent de grotesque. Ces dernières ne sont pas sans évoquer Honoré Daumier dans la mesure où ce jeu de massacre tire les traits ou les travers des personnages vers l’animalité. Voici quelques exemples :
—Un jeune espagnol en short kaki tournait autour de moi en vrombissant comme un insecte…
— Il était assis derrière son pupitre d’écolier, tellement voûté et atrophié par l’arthrite qu’il ressemblait à un crustacé en complet-veston…
— Ils buvaient leur vin par petits prélèvements en rejetant la tête en arrière comme le font les oiseaux…
— Notre Cerbère muet…
— Il me rappelait un pingouin impérial méditatif…
— Un regard façon huitre congelée…
— Un lourd visage fruste avec le genre de plis et de fanons qui font penser à certaine catégorie de chiens…
— Le groupe de presse ressemblait à ces grosses baleines déprimées, prêtes à se jeter à tout moment sur le rivage…
— leurs lèvres suceuses qui masquaient des mâchoires de véritables squales…
— Ce ponte de l’industrie textile ressemblait à une grosse otarie lisse aboyant sur son rocher…
— Cette joyeuse petite bande marinant dans le conservatisme comme des harengs dans un tonneau…
Il n’y a pas jusqu’aux noms des différents acteurs de ce roman qui ne soient déformés : Sabot, Bradtout, Buvard, La Salade, Vermillon, Basseterre, Cochon, etc. Ces homophones satiriques et presque anti métaphoriques ravalent les figures et présentent autant d’attaques des personnalités réelles que masquent ces pseudonymes de façades.
La critique et parfois la satire de l’auteur se portent surtout sur les codes, voire les signaux —à ce stade, les relations renvoient à l’éthologie. Les comportements de parades, les attitudes stéréotypées, les idées reçues, la culture des ego les plus flamboyants saturent ce monde du journalisme, de la politique, des groupes homosexuels, même de la psychanalyse. « L’ego d’autrui était le mets le plus délicat, le caviar des rois, qui l’avait goûté une fois ne pouvait s’en passer ».
Joseph Macé-Scaron décrit de façon humoristique les avatars des amours homosexuelles conformes à des codes sexuels, des parades nuptiales, des mises en scène, pinces a seins, jockstrap en cotte de mailles, cul tendu selon « l’angle de prise de vue immortalisé par les films de Chi Chi LaRue », sexualité  réduite « à une banale activité de loisir analogue au baby-foot  », rencontres sexuelles « impersonnelles et déprimantes », les notations abondent dans le sens d’une désillusion car ce qui se substitue au désir réel d’un corps réel n’est qu’une projection de fantasmes trompeurs et morbides. L’unique rencontre qui apporte quelque authenticité et quelque douceur survient alors que le personnage s’écarte de cette panoplie arriviste et sexuelle du parfait homosexuel du Marais.
Une autre critique porte sur la psychanalyse du moins sur l’un de ses représentants. C’est à l’instant où il se sent proche de délivrer une vérité fondamentale que le personnage entend ronfler le spécialiste, c’est au moment où il veut parler qu’il est renvoyé dans les cordes. Ce docte praticien parle de soins et de savoir alors que l’accompagnement d’un sujet singulier nécessite l’abandon du savoir, du pouvoir, de l’avoir et de la prétention à guérir.
Comme le Picaro, Le personnage de Benjamin possède un pouvoir de dissimulation qui lui permet en toute situation de se protéger, « Je savais parfaitement donner le change, veillant à hocher la tête, froncer les sourcils ou esquisser un demi-sourire comme si de rien n’était ». Que protège-t-il par ce faire ? D’une part son intimité et d’autre part sa liberté. Car ce roman n’est qu’une vaste désintrication, un rejet permanent, de ce qui nous conditionne, nous soumet aux autres, à l’ordre établi, aux modèles tyranniques, à la prégnance des modes, aux rapports de force. La dissimulation disparaît lorsque la confrontation à la violence du pouvoir est inéluctable, alors survient la défense dépourvue de tout artifice du « Je ne suis pas votre nègre » lancé à la figure du futur président de la République.
Le lexique est résolument moderne « Mais de l’émotion… pfff. Pas au point de devenir une drama queen, d’entonner le grand air de la Traviata et de déchirer mon tee-shirt Abercrombie acheté à Manhattan ». Pour ma part, je pense que tout modernisme vieillit très vite, ou devient obsolète parce que remplacé par des termes à prétention ultramodernes. S’agit-il d’une concession faite à l’idiolecte homosexuel ? L’idiolecte représente le langage spécifique d’un groupe. Y aurait-il chez Joseph Macé-Scaron une façon de séduire son propre milieu par une sorte de clin d’œil linguistique —voire en se propulsant en tant que baiseur actif—, et à la fois de l’incommoder par des traits acerbes ? Les paradoxes de Joseph Macé-Scaron saturent sa démarche, à la fois contempteur du monde journalistique, politique, homosexuel et s’y conformant, narrateur de ses actes et, à la fois, les passant au crible de ses réflexions et de ses jugements, se livrant à la fois aux modalités homosexuelles les plus débridées et les critiquant, soumettant à la fois sa parole à un psychanalyste et la reprenant. Ces doubles contraintes ne trouvent leur résolution que dans une fuite constante, ce que montre le mouvement perpétuel du roman.
Quant à la référence d’A La Recherche du temps perdu deMarcel Proust, l’auteur la produit par provocation, non comme objet d’échange mais comme objet de défense et d’opposition. Ne dirait-on pas qu’elle apparaît pour montrer l’impossibilité de son incorporation « Je me relevai sur un coude et en profitai pour recracher des miettes de Du côté de chez Swann » ? L’œuvre de Marcel Proust sert d’élément d’isolement au personnage qui en fait une sorte d’intimité littéraire, de jardin secret. Dans Le Temps retrouvé —réflexion extraordinaire sur la littérature et le travail de l’écrivain—, j’extrais cette phrase que j’applique volontiers au travail de Joseph Macé-Scaron, un travail satirique d’autant plus jubilatoire qu’il porte sur les nomenclatures et les buts pratiques : « Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute quand nous vivons détournés de nous-mêmes, l’amour-propre, la passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie ».
En écrivant ce pamphlet, Joseph Macé-Scaron a été porté par le désir de retrouver l’impression de la vérité et la respiration de la liberté.