Crier à la censure parce qu’une cour versaillaise (sans jeu de mots historico-péjoratif) ordonne de retirer des articles mis en ligne (par Mediapart et Le Point), est-ce vraiment exagéré ? Je n’étais guère convaincu de signer, j’avoue l’avoir fait plutôt par réflexe corporatif – en tout cas davantage que moutonnier, Infodujour, Siné Mensuel et d’autres titres ne s’étant pas joints à ce appel – qu’autre chose…
Et puis, après tout, si la justice s’opposait à ce qu’une conversation houleuse privée entre deux « pipeules » soit reproduite intégralement, je ne m’offusquerai guère. Dans le cas des enregistrements de l’affaire Bettencourt, la différence de nature m’a fait réfléchir. Et si cet arrêt constituait un coup de frein intimidant des lanceurs d’alerte ?
Un fort malencontreux bogue de Come4News m’a totalement sucré hier un sujet portant sur ce même appel de Mediapart. Ce n’est pas plus mal. L’appel s’est enrichi depuis de quelques autres signataires (dont aucun responsable politique du Modem hormis Yann Werhling, aucun de l’UMP ou de l’UDI) ou de membres éminents de la « société civile ».
Cela étant, je signe « rarement » (jamais en fait) une pétition ou un appel en fonction de qui cosigne. Je m’étonne simplement que, parmi les rédactions signataires, hors celles de Politis, du Courrier des Balkans, de Lyon Capitale, fort peu sont celles dont il me semblait tout naturel qu’elles se joignent à cette protestation. Ce alors même que le quotidien belge Le Soir, signataire, a déblayé mieux que Mediapart lui-même, à mon sens, les enjeux.
« La Cour de justice de Versailles a contraint Mediapart à effacer tous les extraits des enregistrements relatifs à l’affaire Bettencourt. Cette décision (…) menace l’investigation journalistique elle-même », résume l’éditorial du Soir. Pour le dire tout crûment, cela ne m’avait pas vraiment sauté aux yeux au moment de signer. J’ai surtout entendu protester contre l’injonction de verser 20 000 euros à Liliane Bettencourt (pour « réparation du préjudice moral », ce qui rappelle l’affaire Tapie, alors que l’intéressée n’a jamais été très fortement mise en cause par Mediapart, hors affaire d’évasion fiscale en Suisse) et mille à Patrice de Maistre. Le remboursement des frais et l’euro symbolique ne leur suffisaient pas ?
Le Soir poursuit en relevant que la décision « procède à une extension que beaucoup de professionnels et de juristes considèrent comme irrationnelle de la protection de la vie privée, au prix de la liberté de presse et d’expression. ». C’est aussi l’analyse de deux syndicats de journalistes (SNJ et SNJ-CGT) et plus important, du Syndicat de la magistrature, qui a dû estimer que l’arrêt pouvait faire jurisprudence, entraîner d’autres dérives ultérieures. Un syndicat qui s’était pourtant fait « voler » une image (celle du fameux Mur des cons).
En soi, interdire de reproduire le verbatim d’enregistrement clandestins ne me chiffonne pas plus que cela. Après tout, ceux qui les ont fait (majordome, comptable) pouvaient fort bien témoigner et en confirmer la teneur… Mais on ne voit pas pourquoi non plus le parquet n’a pas réagi dès la première mise en ligne d’un enregistrement.
Mais j’ai repensé à l’affaire Cahuzac. Ne s’agit-il pas aussi d’un enregistrement clandestin, ou en tout cas, totalement privé ? Et que l’on sache, Mediapart n’a procédé à des écoutes clandestines des époux Cahuzac, Patricia et Jérôme, se lançant – peut-être – des noms d’oiseaux au sujet de ce fameux compte en Suisse transféré à Singapour, ni à propos d’éventuelles incartades avec tel ou telle…
Rien « ne saurait empêcher la révélation de violations des libertés individuelles, pas plus que la sauvegarde de l’intimité de la vie privée, impératif par ailleurs légitime, ne saurait être l’alibi d’infractions aux lois communes, » précise l’appel.
La première affaire qui me revient confusément à l’esprit est celle d’un journaliste du Monde, Michel Simonnot, qui avait subtilisé un document officiel, dans un ministère, crois-je pouvoir me souvenir. Il fut licencié après injonction discrète de Valéry Giscard d’Estaing. Mais cela remonte à beaucoup plus loin : au débat opposant les Sabinies et les Proculiens, au sujet, comme le dénomme le pénaliste Mohamed Chawki, de « l’appropriation de l’information ».
Je ne critique pas en soi tout l’arrêt de la cour de Versailles dans la mesure ou elle doit se conformer à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Pourtant, cette dernière, dans l’affaire Goodwin/Tetra, donna raison au journaliste qui avait fait usage de documents volés à Tetra. Mais la cour de Versailles s’est conformée à une appréciation de la Cour de cassation (décision du 6 octobre 2011 de la chambre civile cassant un arrêt d’appel du 23 juillet 2010).
Les affaires de documents obtenus de manière plus ou moins mystérieuse par des journalistes sont légion. Rien pour la Belgique et la fin du siècle dernier, mentionnant celle d’Interpol Wiesbaden (hebdomadaire Pour, 1980), gendarmerie contre hebdomadaire Humo (1985), le parquet et l’organisation d’un tournoi de tennis contre De Morgen (1987), l’affaire Boas et Le Vif-L’Express (1989), affaire Reynier/Le Soir (1990), &c.
En regard, parfois, police ou justice ne craignent pas de violer la protection des sources des journalistes. Dans l’affaire Cons-Boutboul, Isabelle Horlans, alors reporter à L’Union, s’était vue retirer son agenda et placée en garde à vue pour tenter d’obtenir d’elle des révélations.
Il est très difficile de trancher définitivement le débat, sans tenir compte des cas particuliers. Mediapart a-t-il été intimidé afin de par exemple, l’inciter à y regarder à deux fois avant de révéler un nouveau document portant sur le financement libyen de Nicolas Sarkozy ? Ou, par exemple, des éléments sur la famille de Laurent Fabius (lui-même n’étant semble-t-il pas en cause dans une présumée affaire d’évasion fiscale) ?
Dans le doute des intentions réelles de cette décision (ne pas contredire la chambre civile de la Cour de cassation, quitte à prendre des libertés avec la jurisprudence de la Cour européenne), finalement, j’opte de nouveau pour signer, et ne regrette pas de diffuser cet appel (en accès libre sur le site de Mediapart).
Philippe Bilger, magistrat honoraire, s’est interrogé : « comment interpréter autrement que comme une défaite républicaine, sous une apparence juridique à courte vue, le fait que la justice a ordonné au Point et à Mediapart de retirer de leurs sites Internet les retranscriptions pirates réalisés chez Liliane Bettencourt par son majordome, estimant que leur diffusion constituait une atteinte à la vie privée. ». Philippe Bilger n’a pas encore signé. Cela viendra peut-être, sans doute…
Pour le moment, l’appel a convaincu près de 15 000 personnes ou sociétés, organisations.
Bref, cela commence à faire son chemin. Avec vous ? Who else? Bon, à vous de voir, cela se discute, on peut aussi s’agacer que Mediapart se popularise à coup(s) d’appel(s), penser qu’il faut privilégier coûte que coûte la protection de la vie privée, même si elle a des répercussions publiques (après tout, le passé de Pierre Estoup n’appartient qu’à lui ? cela se discute vraiment). Ou encore décider, comme François Bayrou, qu’on ne signe aucun appel ou pétition.
Si vous n’arrivez pas à vous décider, consultez donc votre député, votre concierge, votre prof’ de yoga, l’imamesse, le gourou, le curé ou la pasteur, ou vos pote·sse·s de comptoir. Bref, faites tourner… Cela ne vous engage absolument pas à signer…
J’ai signé la pétition ce matin.
Un acte de journaliste citoyen nécessaire si on veut garder la Liberté d’Expression, en sachant que la plupart des journalistes sont maintenant tenus au « silence », et ne font plus qu’annoncer les news sans jamais se mouiller.
Médiapart reste le petit îlot, qui OSE,
Avec C4N bien sûr !
Voui, Sophy, même si cela ne va pas retarder le cours de la justice, mettons que cela soulage et peut contribuer à prévenir d’autres atteintes, peut-être encore plus graves.