Il est plusieurs manières d’envisager le problème de la réforme des retraites, comme d’ailleurs celui de la production, des heures supplémentaires (dont la défiscalisation est surtout globalement improductive, comme l’a établi un rapport récent), la valeur travail, &c. Deux dominent : l’affectif et le raisonnement socio-économique, donc politique. Mais, fondamentalement, le débat se résume à opter pour des choix de société, imposés ou subis, ou plus ou moins bien politiquement négociés

Comme c’est l’aspect le plus sensible et le plus facile à traiter, débutons par l’approche affective du débat sur les retraites. Un seul exemple, pour faire court, le billet de Bruno Roger-Petit sur Le Post, qui souligne que, pour énoncer que des irresponsables « s’amusaient » à bloquer la production et se livrer à des déprédations, Christine Lagarde était apparue à la télévision aussi somptueusement parée que ses moyens le lui permettent.

Réaction (d’un lecteur ou d’une lectrice ?) : « quand on parle de 10 000 € pour la tenue de parade de madame Lagarde, vous êtes loin du compte. Une écharpe en cachemire de chez Hermès vaut environ 1 000 €, ses boucles d’oreille de chez Boucheron entre 30 000 € et 50 000 €, sa broche entre 10 000 € et 15 000 €, son tailleur environ 12 000 €, etc., le coiffeur 300 € à chaque fois, et la manucure, les chaussures, voilà une façade tout a fait méprisante pour le bas peuple. ».  Bah, sans doute pas plus méprisante que celle d’un Giscard en chandail jouant de l’accordéon, mais la valeur symbolique des amusements de la ministre des finances affichant ses babioles et colifichets suscite des réactions instantanées, viscérales. Majoritairement, il y a d’une part celles et ceux pour qui la valeur travail leur permettra d’approcher une mise et un mode de consommation aussi proches que possible de celui de cette avocate d’affaires. Et les autres, d’autre part, sans doute plus majoritaires, qui n’y croient pas ou plus, et redécouvrent peut-être la lutte des classes et la portée du slogan « classe contre classe », conscients sans doute du fait que répartir les richesses ne permettra pas à tout un chacun un train de vie de milliardaire et que les choix économiques et politiques sont aussi des choix de société, de mode de consommation, aussi, donc.

C’est aussi en ces termes, moins abrupts, mais cela revient au même, que l’un des journalistes américains du quotidien britannique The Guardian pose le problème de la réforme des retraites en France, d’un point de vue socio-économique.

L’article de Mark Weisbrot, « Sarkozy should retire, says France », est aussi l’un des plus commentés du site du quotidien. Les réactions qu’il suscite abordent les mêmes approches que celles, plus affectives et épidermiques, recueillies par le billet du Post.

L’argument essentiel et central de Weisbrot est assez classique. L’efficacité et la productivité ne créent plus vraiment le plein emploi  (les taux de chômage aux États-Unis et en France sont désormais voisins) mais leurs bénéfices sont, depuis les crises économiques des années 1970, de plus en plus inégalement répartis. En revanche, les fruits mieux répartis d’une croissance soutenue devraient permettre de préserver le système actuel des retraites en France, voire l’étendre ailleurs. Travailler plus longtemps parce que l’espérance de vie s’allonge n’est pas une fatalité.

« La croissance pour les 30 ou 40 prochaines années sera plus que suffisante pour compenser les coûts accrus des retraites liés aux évolutions démographiques (…) tout en permettant aux futures générations de jouir de conditions de vie supérieures… ».

J’en doute un peu pour les pays du Vieux Monde dont la richesse ne repose plus que sur la productivité des placements financiers. En taxer davantage les produits est certes une voie féconde pour le moyen terme, mais les pays conservant des ressources naturelles et une production industrielle soutenue risquent de faire fortement évoluer la donne. Si cette taxation rendait plus attractifs les revenus industriels, ce ne sont sans doute pas ceux investis dans le Vieux Monde qui en profiteraient d’abord, sauf à les encourager en se départissant du dogme du libre-échange mondialisé, de la clairvoyance supposée d’un secteur privé s’autorégulant de lui-même.

 

La France, pays étant resté le moins inégalitaires des 30 formant l’OCDE, a jusqu’à récemment (2007 marquant une accélération) poussé le moins loin l’adoption des réformes les plus droitières, souligne Weisbrot, sans en souffrir beaucoup plus que les autres. Sa conclusion : les Français luttent pour l’avenir de l’Europe et leur exemple est fécond pour les autres, notamment les États-Unis.

Les réactions se partagent entre l’incrédulité (on ne peut dépenser plus qu’on ne gagne en travaillant, il faut donc compenser le vieillissement par davantage de travail, plus longtemps pour chacun), et l’assentiment, plus ou moins corrigé de quelques variations « saisonnières ».

 

Certes, au tout début des années 1970 (avant la crise pétrolière de 1973, la guerre du Koweit plus ou moins suscitée par les assurances de non-intervention données à Saddam Hussein), les futurologues envisageaient une forte réduction du temps de travail, tant hebdomadaire qu’en nombre d’années lui étant consacré. La forte productivité du travail français a en fait permis d’une part de préserver certains acquis sociaux, et surtout d’autre part d’enrichir formidablement un nombre en fait restreint de super-possédants. Certes, certains revenus intermédiaires du travail se sont aussi accrus, il y a eu davantage de millionnaires en francs ou euros, mais la majorité des Françaises et Français ont vu leur pouvoir d’achat stagner, même si leur capital supposé durable (les logements acquis), semble avoir progressé en valeur marchande mais finalement assez peu en valeur d’usage. Sont-ils si mieux logés, si mieux véhiculés, mieux nourris, &c., qu’au début des années 1970 ? Ce qu’ils ont dans leurs frigos coûte plus cher, leurs voitures aussi, et leurs logements, s’ils en sont propriétaires, ont atteint des prix démesurés dont les charges ont, pour la plupart, considérablement augmenté. Or, l’évolution du capital-pierre en Espagne semble le faire craindre, risque d’être très différenciée avec un fort renchérissement de l’immobilier de grand luxe et une tout aussi forte dépréciation de celui de subsistance, de valeur d’usage obligée.

Un autre facteur à prendre en compte est celui de l’essor des dépenses de santé. Là encore, il n’est pas dû qu’à la longévité. Certains, pouvant « rentabiliser » des cotisations de mutuelles toujours plus lourdes, contribuent à renchérir les coûts des cliniques privées, des médicaments, etc. D’autres, devant se passer de ces assurances ou réduire leurs taux de couverture, se soignent de moins en moins. En France, la politique de la Santé consiste depuis des années à faire renchérir les coûts de la formation des médecins et des équipements lourds et innovants des hôpitaux publics pour ensuite en faire profiter les cliniques privées (qui acquièrent des équipements à des prix amortis, rémunèrent certes mieux leurs médecins, mais sans avoir à supporter leurs coûts de formation)  et raréfier l’offre de soins courants publics. Là encore, la collectivité paie davantage, mais le nombre des réels bénéficiaires décroît.

L’une des réformes radicales de « rupture » que Nicolas Sarkozy n’a pas encore osé impulser, c’est la réduction drastique de l’âge d’entrée dans la vie active en écourtant la durée de la scolarité obligatoire. Dans les faits, l’absentéisme, non forcément des plus pauvres (ainsi de certaines familles asiatiques), mais des plus démunis, et le renforcement de la politique éducative de plus en plus élitaire, conduit à faire supporter à la collectivité des coûts en croissance réduite mais constante, sans contrepartie de « rendement », soit d’une meilleure formation pour le plus grand nombre. Et puis, mettre au travail des enfants de 12 ans abonderait sans doute les ressources du système des retraites, mais encore faudrait-il leur trouver des emplois.

Relevons aussi que la productivité plus forte des salariés français a aussi pour corollaire de plus fortes dépenses pour leur santé : accroitre aussi les taux de suicide ou des accidents de travail ou de trajet serait aussi une voie comptable, qui est peut-être envisagée, mais difficilement avouée, proclamée.

Mais après tout, si l’on suit la logique comptable, qui ne tient aucunement compte des effets pervers qu’elle induit, mais qui nous est assénée par les tenants de la compensation de la démographie par une durée du travail toujours plus longue, pourquoi n’est-il pas préconisé de faire travailler les gens dès 12 ans, voire auparavant, et jusqu’à 67, 68, 69 ans et au-delà ? C’est ce que rétorquent les lectrices et lecteurs de Weisbrot à celles et ceux citant qui leur aïeul ayant commencé très tôt à travailler, qui leur grand-mère gérant encore ses affaires à une étape fort avancée de son « quatrième âge ».

Weisbrot rappelle que depuis 1983, et l’instauration de l’âge actuel légal du départ en retraite (à taux parfois, voire souvent réduit), le produit généré par le travail des Françaises et Français s’est accru de 45 %. Mais qui s’est enrichi de 45 % au juste depuis 1983 ? Et quel type de consommation, moteur, aussi, de la croissance, en a bénéficié ?

C’est là où l’approche affective et celle, plus raisonnée, socio-économique, se rejoignent. Il s’agit de choix de société, donc de choix politiques.

Un autre raisonnement développé au fil des réactions est la réfutation de l’improductivité des seniors retraités. Ne sont-ils véritablement que des bouches inutiles, de purs oisifs ? N’ont-ils de valeur qu’en fonction du montant de leurs revenus, de leur consommation, donc de la TVA qu’ils rapportent ? Nicolas Sarkozy indique ne vouloir absolument pas réduire les revenus des séniors. Mais il envisage ce revenu globalement, non individuellement. À masse globale préservée, répartition plus inégale lui importe peu. Si un élixir de jeunesse fort coûteux générait autant de ressources qu’un moins onéreux, mieux réparti, une certaine logique comptable privilégierait le choix d’avoir moins de produits à distribuer, mais générant une plus forte valeur ajoutée, de meilleures marges, de meilleurs bénéfices.

De plus, si on part du principe que les plus instruits, les plus habiles, les plus fortunés mobilisent davantage de capital, s’impliquent davantage dans des tâches non-rémunérées, mais productives (aides financières et autres aux générations montantes leur étant les plus proches), il convient bien sûr de maintenir le niveau global de consommation et d’investissement des séniors.

Outre l’instauration d’un système de retraite par capitalisation, Nicolas Sarkozy vise aussi à faire en sorte que les plus fortunés ou les plus aptes à gérer des placements, à contribuer à la marche des affaires financières, à la consommation des  biens les plus onéreux, restent plus longtemps en activité et jouissent de revenus maintenus, voire accrus, lors de leur retraite. C’est un choix de société. Ce n’est certes pas le discours claironné par Nicolas Sarkozy via les médias de masse, ni sans doute celui réservé à quelques discrets cénacles dans lesquels il est possible de se faire comprendre à demi-mot. Mais on peut juger sur les actes, et notamment le fameux plan Alzheimer, qui profite essentiellement aux cliniques privées (fussent-elles associatives, crées par des fondations, ou purement à capitaux privés).

Il se trouve qu’en dépit des exhortations à travailler plus pour gagner plus, une majorité de Françaises et de Français ont fini par opter pour un autre choix de société. Aussi leur est-il apparu que la logique comptable leur étant assénée correspondait peu à ce qu’ils ressentent affectivement. Il se trouve qu’elles et ils se soient mis à tenter d’en déchiffrer les arcanes, à en traquer le non-dit. L’obstination de Nicolas Sarkozy et de son entourage à ne pas vouloir infléchir son discours est de ce point de vue salutaire. Plus il tient à faire accoucher de sa réforme au forceps, plus la monstruosité de son engeance se révèle, tant bien même la presse française et les relais d’opinion dominants se gardent bien d’employer des Mark Weisbrot ou les confinent à des rôles subalternes. En trois ans, Nicolas Sarkozy ne sera pas parvenu à faire totalement renoncer les Françaises et les Français à réfléchir par eux-mêmes. C’est là son plus patent échec. À ce train, la nécessaire négociation finira bien par s’engager, mais… avec d’autres que lui.