La conclusion parfaite d'une saga jouissive mais inégale.

Oui, j’ai déversé des quantités invraisemblables de fiel et de courroux sur Pirates des Caraïbes 2 au point qu’un commentaire posté en réponse à mon article me prédisait une attaque d’apoplexie pour le troisième opus. Comme un bon journaliste soucieux de faire la meilleure critique possible du dernier épisode de la franchise Disney/Bruckheimer, j’ai, deux jours avant la sortie du film qui nous rassemble aujourd’hui dans ces colonnes, loué Pirates 2 avec sans doute le même état d’esprit qu'un homme qui expérimente son premier toucher rectal : en serrant les dents, en espérant que ça soit vite terminé et convaincu que l’aspect désagréable de la chose serait largement compensé par ses conséquences positives sur le long terme.

Probablement comme pour le toucher rectal, en y repensant, Pirates des Caraïbes 2 n’est pas si désagréable que ça.

Je ne retire rien sur un scénario qui nous présente des situations la bouche en cœur sans daigner nous les expliquer (d’où sort ce faquin de Lord Beckett qui peut se permettre de faire ce qu’il veut du gouverneur, autorité suprême de tout film de Pirates qui se respecte), s’englue dans des passages entiers qui ne servent à rien (l’île aux cannibales même pas justifiée par l’aspect comique franchement poussif et éculé), se perd dans des intrigues secondaires qui jaillissent dans tous les sens comme des lapins sous acide (et hop ! la dette de Jack ! Et hop, la vengeance du Commodore ! Et hop ! le père de Will) et surtout se permet de livrer l’introduction la plus ratée et la moins dramatique de l'histoire du cinéma; je ne préfère même pas y penser. Pire encore, le coup du twist final complètement gratuit et improbable qui nous laissait dans la bouche un goût rance de scénariste en mal de cliffhanger et de Geoffrey Rush avec des impôts à payer.

Ceci dit, à la deuxième vision, il y a quand même une idée géniale qui sauve le film, c’est la contamination de tous les personnages par Jack. C’est bien simple tout le monde semble peu à peu devenir aussi couard, opportuniste, manipulateur et inconséquent que lui, jusqu’à Elisabeth qui finit par dépasser le maître pour un mauvais tour assez jouissif et chargé de sous entendus freudiens (honnêtement, ça ne vous fait pas penser à Jack dévoré par un immense vagin, sécrétions comprises ?)

Ceci dit, le film aurait pu être concentré en une demi-heure sur la fin du premier film et une autre demi-heure sur le début du troisième que ça aurait été pareil, à quelques milliards de dollars près.

 

 

Pour Pirates des Caraïbes 3, c’est juste le contraire. Permettez moi de me départir un instant de la robe austère du critique en dessous de laquelle je ne vous raconte pas pour endosser celle du spectateur émerveillé mais j’aurais aimé que ce film jouissif, tumultueux, poétique, politique, halluciné et gentiment subversif dure encore deux heures, voire plus si affinités.

Autant la scène d’exposition de Pirate 2 était ratée autant celle-ci est absolument sublime et osée pour un divertissement de ce type dont on attend au moins qu’il flatte l’Américain moyen dans le sens du poil.

Alors soit les neo-con ont raison et Hollywood n’est vraiment qu’un repaire de beatnicks libertaires soit Bush est vraiment dans la merde.

 

 

Ceux qui refusent d’accepter ou n’ont toujours pas compris que le prétexte historique ne sert souvent qu’à dénoncer les excès contemporains vont me faire le plaisir de s’abstenir de commentaires malvenus parce que voir ces condamnés de tous âges et des deux sexes exécutés sur fond de lecture des provisions du Patriot Act avant d’entamer un chant de révolte qui annonce le bouquet final du film, le tout tendu comme un arc par un montage impitoyable a quelque chose de bouleversant et de magnifique qu’il faut absolument voir pour être ému.

 

 

Ca c’était pour l’aspect politique (réplique sympathique au passage : This is madness ! –It’s politics, mate !). En ce qui concerne l’aspect poétique, le film a eu l’intelligence de comprendre que rien ne sied mieux à un grand divertissement populaire de qualité que de se réapproprier les grands mythes et autres archétypes culturels pour les reprendre à son compte.

Et en ce qui concerne la profondeur et la puissance poétique rien ne vaut les mythes grecs. De la recherche de l’entrée de l’Hadès dans les eaux glacées du pôle en passant par la traversée à rebours du Styx où les morts croisent les vivants (scène sublime et poignante où l’idée est au service d’une émotion), sans oublier Calypso (si le Dieu de la mer existe, il ne peut être qu’une femme et non pas ce vieux barbu caractériel de Poséidon) , le supplice de Tantale de Jack, l’idée très swiftienne du bord du monde et du bateau à l’envers, sans parler du Hollandais Volant avec son capitaine Némo de Davy Jones et de cette tirade de Geoffrey Rush qui réussit l’exploit d’invoquer dans le même plan à la fois le Maelstrom de Poe et le capitaine Achab de Melville, il n’y a que du bon et du signifiant utilisé à bon escient.

N’allez surtout pas croire que Pirates des Caraïbes est devenu un film pompeux saturé par des références qui feront bander les initiés et emmerderont les autres. D’une part, l’action est omniprésente, inventive et démesurée sauf durant le Jack Sparrow show où c’est le délire qui est sans limites et d’autre part, il s’agit de l’exemple idéal d’un film qui divertit efficacement les spectateurs sans les prendre pour des cons en leur refilant deux trois archétypes culturels essentiels au passage et en douceur.

 

Puisqu’on parle de Jack Sparrow, parlons un peu des acteurs. Enfin, parlons un peu de Johnny Depp.

C’est bien simple, il est parvenu à créer un personnage qui donnera sans aucun doute son nom à une école et à une large descendance. La meilleure preuve de son caractère irremplaçable est sa prolifération entre le premier et le troisième film. Dans le un, il était plus ou moins le personnage central, dans le 2 tout le monde devenait comme lui et lui courait après, dans le trois, il se multiplie ! Jack est tellement génial qu’un seul ne suffit pas. Il en faut des dizaines, dans tous les styles possibles et imaginables. Johnny Depp a véritablement contaminé toute la saga avec son personnage génialement fou. Qui en plus se permet le luxe de briser toutes les conventions concernant les personnages principaux en n’évoluant pas d’un iota en trois films. Même la mort ne parvient pas à changer Jack !

Keira Knightley quant à elle fait évoluer son personnage vers celui de la femme libre, indépendante et sensuelle (ah cette expression d’abandon quand l’autre fadasse lui embrasse la cuisse) avec un brio qui confirme l’étendue prometteuse de son talent. Décidemment comme disait Jodorowski, la lune se lève…

 

 

Orlando Bloom, tiens parlons en aussi mais rapidement alors. Soit c’est une erreur de casting, soit un coup marketing qui a mal tourné, soit la série avait besoin d’un faire valoir. Dans tous les cas, il est aussi crédible en pirate que Nicolas Sarkozy en président de tous les français et les scénaristes l’ont bien compris en tenant de le reléguer au second plan le plus souvent possible, jusqu’à être tentés qu’il se fasse piquer sa copine par le méchant du premier et de le faire passer brièvement pour le salaud de l’histoire !

Quant à Geoffrey Rush, il cabotine avec un plaisir contagieux et c’est ce qu’on lui demande de faire.

Je voudrais en profiter pour pousser un coup de gueule concernant l’usage honteux qui est fait de Chow Yun Fat dans ce film, cet immense acteur qui éclaire tous les chefs d’œuvre de John Woo de sa présence magnétique et qu’un critique a justement qualifié d’Humphrey Bogart de Hong Kong, qui se voit ici ravalé au rang de caricature du début du siècle du méchant chinois raffiné et brutal.

Cerise sur la gâteau : le dernier pirate encore vivant nous honore de sa présence et celle de son skull ring pour une scène qui me fit mouiller mon caleçon de bonheur.

 

Je crois avoir passé en revue tous les aspects qui me permettent de penser que Pirates des Caraïbes : Jusqu’au bout du monde est la conclusion parfaite d’une saga qui, du statut de bonne surprise que l’on n’attendait pas est passé à celui de saga impressionnante et populaire que tout le monde attendait.

Une saga qui tire selon moi sa force d’un but qui constitue son fondement : l’éloge de la subversion.

Cette idée magnifique qui trouve sa conclusion et sa confirmation dans ce dernier volet à travers la lutte de Jack Sparrow et de tous ces pirates contre la compagnie des Indes.

Comprendre en termes actuels : la lutte des rêveurs, des aventuriers des rebelles, des impulsifs, des passionnés, des hommes libres contre les hommes froids, cupides, rationnels, méthodiques, formatés, assoiffés et imbus de leur petit pouvoir personnel que ce monde globalisé produit à la chaine pour entretenir ses rouages. Le peuple des Pirates contre le peuple des technocrates avec Jack Sparrow/ Johnny Depp, l’individualiste rebelle comme synthèse impossible de cette drôle d’époque.

Certains pointeront certainement du doigt la succession vertigineuse et parfois difficilement compréhensible de trahisons et de marchés qui courre durant tout le film. Il ne faut pas qu’ils oublient de voir qu’elle n’est que la manifestation d’un monde où tout se marchande, tout se vend (même la femme que l’on aime), tout s’accepte et tout se scelle certainement pas par hasard par cette phrase sublime dans la bouche de Lord Beckett quand les termes du marché se retournent contre lui : « It’s good business ! ». La structure même du film s’est imprégnée de ce climat d’échange vénal et permanent.

L’existence des pirates est peut être menacée, les moyens de communication et de surveillance ont peut être rétrécis leur monde mais en attendant, ils continuent de sillonner les mers du globe, farouches et indomptés, à visage découvert ou masqués, jusqu’au cœur des méga corporations dont ils prédisent la défaite pour laquelle ils œuvrent déjà en secret dans des productions à plusieurs centaines de millions de dollars.

C’est pourquoi Pirates des Caraïbes est important. Parce qu’il nous donne l’espoir.

Il est également possible de désespérer en voyant Disney faire des milliards en vendant la révolte et la subversion à une humanité qui ne sait plus se révolter que par procuration.

Un autre choix est toujours possible.