(à la manière de JM…)

Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde.

C’est installé au volant que j’avais entendu, sortie de l’autoradio, l’interview donnée par Michel Serres, de son inimitable voix de rocaille gasconne, à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage (ou plus précisément, du plus récent, car on ne peut que lui souhaiter une longue descendance). Je m’ouvris à ma passagère de la hâte qui me prenait de constater comment aurait évolué sa pensée, depuis le discours que je l’avais entendu prononcer voici près de seize ans, et dont vous aurez compris qu’il m’a marqué à vie (radotage : cf. Yes, we can !… suite, again).

 

 Le moment est venu d’en rendre compte, tâche d’autant moins ardue que son modeste volume (82 pages) ne le dispute qu’aux 22 de l’Indignez-vous dû au regretté Stéphane Hessel. Puissé-je me souvenir des vertus de la brièveté et de la sobriété !

L’illustration en résume assez bien l’esprit, descendant le doigt divin du plafond de la chapelle Sixtine pour l’habiller du code-barre bidimensionnel (ou code QR), le plus récent des costumes numériques (qui, en cette seule occurrence, pourrait donc aussi bien être digital) ; le décor est en place dès la première de couverture.

Tâche aisée également, tant l’ouvrage se situe dans l’exacte continuité du discours. Les deux acteurs principaux sont toujours présents : à ma gauche la paideia, véritable étymologie grecque de notre moderne « pédagogie », mais traduction sans doute approximative pour « éducation », voire « élevage d’enfants ».

A ma droite (sans aucune connotation politique), la tête de Saint-Denis, celle qui, pourtant décollée, ne l’empêchait pas pour autant de vivre. L’image serresque décrit ainsi l’ordinateur, prothèse capitale qui permet au cerveau d’envisager d’utiliser ses capacités autrement qu’il a pris habitude de le faire.

Mais on y trouve aussi la page (et, sans le nommer, l’écran, avatar contemporain) ainsi que son format. Format, à la famille de qui on doit l’origine de notre « information » ; laquelle se réduit donc, stricto sensu, à une simple mise en forme (in forma), ce qui devrait nous inciter à la modestie.

On y croise encore la tentation (moi prétentieux, j’en finirais par me demander si le philosophe ne s’inspirerait pas de mes billets sur C4N…) ; on la reconnaît bien, même s’il la pare des plumes de la sérendipité, qu’il dit avoir représenté pour l’agencement du Bon Marché® de Boucicaut ce que Colomb devait à l’œuf (bien avant qu’IKEA® songe à l’imiter, pour mon plus grand agacement ; le vôtre, aussi, peut-être ?…)

D’une certaine manière, l’ouvrage prolonge le discours, le reprenant là où ce dernier avait « conclu » sous forme de points de suspension : « L’informatique dispense notre cerveau de l’écrasante obligation de mémoriser, voire d’imaginer. Que va-t-il en profiter pour inventer ; je ne peux encore vous le dire… »

Petite Poucette lève un peu ce voile. Je n’en révélerai formellement pas davantage, car il faut bien exciter votre curiosité (sérenpidique…) pour en inférer un impact positif sur le tirage du bouquin !

On y rencontre, et c’est nouveau, le chien fidèle de la publicité (fameuse pour les sexagénaires) de La Voix de son Maître. Ou plutôt sa disparition, car, après que la marque se soit muée en Pathé-Marconi, elle a disparu, physiquement, vers la fin de la décennie 60 ; et Michel Serres ajoute que l’animal l’est devenu définitivement, muet, depuis que le concept de Maître a pris un sérieux coup de plomb dans l’aile !

Il en voit la confirmation dans le développement du bavardage (et du brouhaha qui s’ensuit) parti des écoles maternelles, puis ayant envahi toutes les sphères de notre paideia pour culminer maintenant sur les bancs des facultés. On sent bien d’ailleurs qu’il n’est pas un familier de C4N ; sinon, la prise de conscience de la progression de ce tohu-bohu aurait dépassé l’horizon de l’université : il a manifestement largement colonisé les colonnes de nos commentaires, quand ce n’est pas celles des articles eux-mêmes. Il nomme ceci musaque, terme qu’il faut se garder de prendre pour une coquille, même vide !

Il fait remarquer que la source en est la transformation du statut du savoir. Il était auparavant détenu, par ceux qui condescendaient, parfois, à la transmettre ; l’offre, parcimonieuse, créait ipso facto un irrépressible besoin. La véritable demande aurait, de nos jours, simplement disparu du fait que, par la grâce d’Internet, la connaissance est devenue omnipotente et accessible à l’infini. Les conditions (nécessaires ; mais seront-elles suffisantes ?) sont donc réunies pour que s’en achève la dictature, cédant peut-être la place à une démocratie espérée.

La seule (et modeste) contribution que j’oserai me permettre sera pour estimer que le rôle (sinon la place et le titre) du maître demeure nécessaire pour savoir (et faire savoir) les moyens de forer méthodiquement le gisement, sans oublier de soumettre les résultats extraits au filtre de l’esprit critique, ce qui nécessite un minimum de culture acquise (donc transmise) au préalable.

Lui n’oublie pourtant pas (contrairement à moi-même qui devrais m’efforcer de m’en souvenir) que ce par quoi l’optimiste l’emporte sur le pessimiste, c’est sa recherche, par delà la perte évidente résultant de tout changement, du gain potentiel qu’il pourrait révéler ; « inventer est la seule chose qui vaille vraiment », écrit-il en substance.

Les milieux bien informés dans lesquels on peut s’autoriser à penser, chers à Michel Colucci, sont donc sur le point de s’élargir à l’infini. L’autre Michel ne fait pas ouvertement allusion à cette contagion, mais je m’autorise à penser que le bouleversement qu’il prédit pour la science et l’éducation, fait du morcellement préludant au mélange des chapelles, pourrait contaminer les sphères du politique.

Les plus lucides de nos dirigeants, déjà soumis à notre vote (permanent, dès lors que nous avons retrouvé la voix, et non plus au pire quadriennal chez les étatsuniens ou quinquennal chez nous), seraient bien inspirés de reprendre à leur compte, en l’adaptant tout juste un peu, le mot historique qu’Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne prononça en 1667 : « Tu trembles carcasse ; mais tu tremblerais bien davantage si tu savais où Petite Poucette va te mener »…

PS : trouverai-je le culot, comme l’envie m’en tirlipote le schmilblic, de faire passer une copie de ce billet au papa de la petite, aux bons soins de son éditeur faute d’un canal direct pour le joindre ?