En ce début de Troisième millénaire, l’Histoire de l’Humanité semble amorcer une nouvelle ère, et chacun percevant l’imminence d’un changement radical dans notre monde, se questionne et s’interroge sur notre devenir commun.

 

Au-delà de la Crise actuelle qui remet en cause le système économique mondial, qui questionne l’économie devenue centrale dans nos sociétés, nos contemporains s’interrogent sur le futur proche. Nous avons vécu la fin ou mort des grandes idéologies après un siècle qui a connu le Pire, mais au cours duquel la globalisation s’est définitivement achevée. Certains parlent de fin de l’Histoire avec l’avènement de la démocratie libérale comme aboutissement d’un projet initié voilà des siècles, d’autres se questionnent sur la dérive possible de nos sociétés vers un Nouvel Ordre Mondial, dont les contours diffèrent autant que la perception que l’on en a, d’autres encore annoncent l’imminence d’une fin du Monde, sous la forme d’une apocalypse dont on se sait si elle sera Chaos ou Révélation.

 

Quoiqu’il en soit, notre monde ne produit plus d’utopie globale à l’ère de la loi du Marché, les leçons du Passé comme le désir d’imaginer ou d’inventer l’avenir semblent devenus obsolètes, seule demeure cette idéologie du Présent et de l’Immédiat, de l’Evidence et de l’Apparence qui enlève peu à peu toute humanité à notre monde, un monde où les individus ne recherchent plus que leur confort, s’accrochent à leurs certitudes, et ont peur autant de l’Autre que du Doute.

 

Partant de ce constat, j’invite le lecteur à un bref voyage en Occident, afin de susciter, par une analyse succincte et personnelle, le débat sur des questions essentielles dans ce moment que chacun ressent comme particulier sans savoir pourquoi… 


En 1863, Dostoïevski achevait la rédaction de ses Notes d’hiver par des impressions d’été , après un séjour à Paris et Londres, où se tenait en 1862 la troisième Exposition Universelle, lui l’écrivain russe et orthodoxe, était venu chercher l’inspiration pour un nouveau roman dans cet Ouest de toutes les révolutions : Renaissance, Réforme, Lumières, Révolution Industrielle, Révolution Française…dans cet Occident du Progrès et de la Raison, de la Démocratie et des Droits de l’Homme, de la Civilisation…Dans ses notes de voyage, il s’interrogeait sur la signification profonde des Droits de l’Homme et parvenait à cette conclusion, somme toute, étrange, que nous pourrions traduire ainsi : cet aboutissement de la pensée occidentale, des Lumières et de la Raison, que sont les droits de l’Homme coïncident avec l’impératif de chaque individu de se laisser « manger » par le Baal capitaliste.

 

De ce jour, le grand écrivain russe changea, bouleversé par sa « révélation occidentale » : un monde occidental qu’il concevait comme décidé à changer radicalement le sens de l’existence humaine, un Ouest où l’absolutisme des monarchies renversées fut remplacé par un autre absolutisme : celui de la Marchandise. De ce jour, l’Occident et la Démocratie se résuma pour lui à un « autre monde », un monde qu’il refusait, un monde dominé par le Matériel et l’Individu, un monde sans Dieu, un monde sans hommes. 

 

Que penserait aujourd’hui Dostoïevski s’il parcourait les métropoles de cet Occident, qui pensa la globalisation et l’acheva au XXème siècle ? Reviendrait-il sur ses propos ? Cette Démocratie qui selon lui exacerbait la violence entre les hommes plutôt que de la contenir, cet absolutisme de la Marchandise qui s’imposait aux hommes, cette existence réduite à sacrifier au Baal capitaliste ? Que penserait-il donc de notre Occident ? Le monde a-t-il changé depuis, la promesse des Droits de l’Homme et de la Démocratie a-t-elle su s’accomplir ?

 

Aidons-le, et pour lui, attelons-nous à quelques Notes d’aujourd’hui sur des impressions d’Hier, ou la réponse d’un « postmoderne » à un génie des siècles passés…

 

1) Le Palais-Forteresse « Occident » :

 

Paysage :

 

Que verrait-il s’il se plaçait à l’extérieur de cet Occident : il aurait sans doute cette vision étrange, semblable à un paysage de l’époque féodale : quelque part sur une colline, une forteresse se dressant, en son sein, un quart de l’Humanité, et tout autour le reste du Monde, soumis ou menacé par la domination et les caprices des « châtelains », de leurs lois, de leurs dogmes, de leurs règles, veillant sur la « campagne Monde » avec leurs chevaliers, en costume ou en armure, toujours prêts à une croisade démocratique, toujours le glaive sorti pour éduquer les « manants ». Dans cette « campagne Monde »,  les ateliers, les champs, les forêts, les serfs des maîtres de la Forteresse.

 

A l’intérieur de la Forteresse, le Palais, un espace géographique, regroupant le quart de l’Humanité, vivant selon les normes libérales et capitaliste, dans une sorte de cocon « sécurisé et climatisé » où consumérisme et individualisme sont la norme alors que l’Extérieur est habité par les « exclus », formant l’Humanité d’un arrière-monde, pré-industriel, pré-démocratique, où économie de subsistance et solidarités communautaires régissent la société… 

Un espace fermé sur lui-même, avec une dynamique propre, qui ne tend pas à intégrer l’Extérieur pour des raisons « systémiques » et qui refuse d’inclure l’ensemble de l’Humanité dans cet « écosystème confortable » afin de préserver le privilège de certains au détriment des autres, la majorité de l’Humanité.

 

Entre le palais-forteresse « Occident » et la campagne « Monde », les rapports sont plus dans  une dynamique d’exclusion que de domination, une dynamique existe entre ceux de l’Intérieur et de l’Extérieur mais leurs situations réciproques demeurent inconditionnelles.

 

A l’Intérieur :

 

Que verrait, notre ami Fedor à l’Intérieur de cet étrange Occident en 2009 ? De l’extérieur, cette forteresse hi-tech et nucléarisée, à l’Intérieur un « palais » ou plutôt un gigantesque parc d’attractions tout dévoué à la Consommation, à l’Individu et à ses désirs immédiats. Un espace ultra-libéral, interactif et ludique à la gloire du Tout-Marché. Une Humanité s’incarnant dans le pouvoir d’achat.

 

Des hommes et des femmes, en quête perpétuelle de satisfaction immédiate, de sur-jouissance, des clones-consommateurs conditionnés, dès leurs premiers pas, à désirer-consommer, à jouir et à bien-être, mais des individus qui ont oublié que seule l’Expérience de Soi, de l’Autre, du Monde permettent de se trouver.

 

Une société où « le temps de cerveau disponible » est devenue une marchandise comme une autre, où le Réel disparait derrière les écrans et les images, où le Monde n’est plus qu’un décor pour des somnambules-clients dont les souvenirs, les réflexes sont les mêmes. Où la Conscience collective, où les « masses » adoptent les mêmes grilles de lecture, font les mêmes interprétations, où les comportements deviennent pavloviens et grégaires. Une société de la Pensée-réflexe, d’individus fourmis-perroquets, toute dévouée au Baal ultra-libéral.

 

 

2) De la Démocratie et des Droits de l’Homme :

 

Haine de la Démocratie :

 

Comment notre voyageur du Temps percevrait-il  la relation étrange qu’a l’homo occidentalis  postmoderne avec cette Démocratie parée de toutes les vertus et de toutes les excuses ?

 

D’abord, il constaterait qu’on en a changé le nom, qu’aujourd’hui dans cet Ouest des Lumières, elle s’appelle « démocratie libérale ». Que la promesse démocratique du pouvoir souverain du peuple a progressivement glissé vers un système oligarchique, ayant à sa tête une caste de professionnels de la politique, une caste fonctionnant en vase clos, endogamique, toute dévouée à satisfaire les véritables Maîtres du Palais, la caste des Marchands de Tout et de Rien.

 

Qu’en est-il du peuple souverain et de son rapport avec la Démocratie ?

 

Consciemment ou inconsciemment, il lui prête tous les torts, et après la Gloire de la Démocratie, aujourd’hui nous vivons la Haine de la Démocratie : une ère où toutes les valeurs se voient inversées, et où le peuple comme la caste politique prépare l’enterrement de la Démocratie morte-née.       

Une haine de la Démocratie, qui si elle se nourrit de la Menace : une menace présumée extérieure, terroriste, obscurantiste, se réalise de l’Intérieur par l’individualisme, le consumérisme, le désirisme, l’égoïsme… l’orientation des médias, le contrôle de l’Information, la manipulation de l’opinion publique. 

La pseudo-démocratie libérale vide la Démocratie de tout ce qui la définit en tant que telle : le rêve « démocratique » devient source de tous les maux, la menace « libérale » est occultée. Une menace libérale devenue ultra, et ouvrant le règne d’une Humanité infantile et capricieuse, aux désirs illimités. Où chacun prétend à tous les droits et refuse d’assumer quelque devoir que ce soit. Où la Solidarité s’efface devant l’individualisme jouisseur, où l’Egalité devient scandaleuse, où la compétition économique modèle les conduites humaines, et impose une Humanité où nous ne sommes plus égaux mais concurrents.

 

De l’Etat-Providence à l’Etat-Décadence

 

Dans le Décor confortable, où l’homo occidentalis évolue, tout n’est que spectacle, jusque la Politique, où des intermittents carriéristes passent d’un fauteuil à un autre, d’un portefeuille à un autre. Un carnaval pseudo-démocratique, fait de fans et d’idoles, où le citoyen-client vote pour le candidat à la stupidité et la banalité les plus affirmées, pour que rien ne vienne troubler le doux confort du conformisme.

 

Un Etat, aux mains de peo-politiques, un paysage politique fait de syndicats-partis au service de l’oligarchie libérale et de corporations idéologiques, pour lesquels l’Etat n’est plus que la marque d’un pouvoir négatif voué à la sécurité, à la salubrité, à l’immunité, au contrôle.

 

Un Etat de droit oligarchique, où le discours politique n’est plus qu’un même et éternel slogan, où par l’inversion logique des causes et des effets apparaît le fond antidémocratique. Un Etat qui légitime l’illimitation capitaliste de la richesse, et stigmatise l’illimité de la richesse humaine. 

Les gouvernants n’ont plus de responsabilités alors qu’ils ont tous les pouvoirs, seul le peuple devient  responsable alors même qu’il a perdu tout pouvoir objectif.

 

Une société où l’Etat considère l’Humanité toute entière comme la « classe dangereuse ». La « politique » est morte, vive la « biopolitique » où la seule relation entre Etat et citoyens est le contrôle, un contrôle afin de maintenir pouvoir oligarchique et d’empêcher toute démocratie réelle. 

Un Etat qui divise plutôt qu’il ne rassemble, un Etat qui catégorise, fonctionnalise, immunise : le paysage social se parsème alors  de « minorités » toutes en quêtes de reconnaissance et de droits particuliers. L’Universel disparaît derrière le Particulier et l’Exception.

 

Toute contestation n’est plus qu’une revendication particulière : fonctionnaires ou intermittents, religieux ou gays, toute cause minoritaire devient universelle dans le monde magique de la démocratie libérale.

 

Des Droits de l’Homme, de la Liberté, de la Tolérance  et autres mythes et légendes du folklore occidental :

 

Doistoïevski, voilà plus d’un siècle avait abouti à cette étrange conclusion quant aux Droits de l’Homme : l’impératif pour chacun de se laisser « manger » par le Baal capitaliste. Avait-il vu juste ? Que dirait-il aujourd’hui ? Arriverait-il à la même conclusion, à nouveau ?

 

Il constaterait que la dynamique d’exclusion entre l’Occident et le reste du Monde trouve sa réciproque au sein même de ce palais-forteresse de la démocratie libérale.

Que des mécaniques d’exclusion intérieures assurent et maintiennent les structures hiérarchiques de ce paradis artificiel, que la démocratie libérale a su créer un système castique voué à se perpétuer. En fait, il verrait que cette mécanique d’exclusion intérieure est la traduction objective de l’escroquerie « démocratie libérale » : toutes les valeurs « symboliques » et « idéologiques » se voient matérialisées dans les faits par leurs opposées, leur négation : des « anti-valeurs ». 

 

Liberté, Egalité, Fraternité ? 

Dans ce cocon sécurisé et climatisé qu’est devenu l’Occident depuis Dostoïevski, tout le système se fonde sur une répartition inégale et inéquitable de la richesse ainsi que sa captation par une minorité, qui devient dés lors la contrepartie réelle et manifeste de la Fraternité vantée comme principe fondateur.

L’égalité revendiquée se voit rendue impossible par des structures castiques, dynastiques qui se reproduisent à chaque nouvelle génération. L’égalité énoncée devient inégalité dans les faits.

 

Quant à la liberté, elle n’est plus que l’ombre d’elle même : rituel collectif de la consultation populaire à échéances données, où le seul choix possible se situe dans les nuances formelles du « bipartisme » cher à la « démocratie libérale », un bipartisme devenu monopartisme du point de vue idéologique ; quant à la liberté d’opinion, elle est orientée, influencée, la liberté d’expression est contrôlée, la liberté d’action criminalisée.

 

3) la Serre et la Guerre :

 

L’homo occidentalis nait, vit et prend sa retraite dans ce grand intérieur autosuffisant et auto-satisfait qu’est l’Occident, une serre climatisée et sécurisée par le pouvoir de l’argent, où les certitudes sont aussi douces que le confort, où tout n’est qu’atmosphères artificielles, espaces virtuels dans le Décor géant du meilleur des mondes ultra-libéral.

 

Contrôle

 

Dans la Serre Occident, la Sécurité est l’obsession des citoyens-consommateurs, et le Contrôle l’obsession des Maîtres du Palais.

 

L’homo occidentalis aime le calme et l’ordre, il rêve de piscines privées et de supermarchés ouverts jour et nuit, il veut des jardins carrés, des murs blancs et des sols carrelés. Il aspire à une vie sans bruit, sans risque…sans Vie.

Alors, il réclame toujours plus de sécurité pour le rassurer, des caméras vidéos, des grilles électrifiées, des vigiles, des patrouilles, des check-points,etc…

 

Une société de contrôle total, où tout le monde se retrouve potentiellement criminel, où tout le monde est sous surveillance, sous observation, sous anti-dépresseurs,  où tout n’est plus que portes et passes, codes et cartes sous le regard électronique et anonyme des Maîtres du Palais. Une société qui répond en écho à Aristote disant : « le tyran doit s’efforcer de ne rien ignorer de ce que chacun de ses sujets peut dire ou faire, mais d’avoir ses espions… », « …on oblige ceux qui résident dans la cité à vivre constamment sous le regard du maître et à passer leur temps aux portes du palais».

 

Les Maîtres de cette serre hi-tech et postmoderne savent tout de ce qui se passe au moment même où cela se passe, l’information est collectée immédiatement et en temps réel, croisée et recoupée. La métaphore du maître tout-puissant embrassant du regard l’ensemble de l’espace social est devenue dans la Serre Occident une réalité. Avec l’assentiment démocratique des citoyens-clones.

 

L’Autre

 

Le meilleur des mondes cherche à se vendre, à se répandre mais surtout à se défendre. Le multiculturalisme est le leurre de cette idéologie globale, derrière la tolérance se cache le racisme. Un racisme à distance, un racisme « contrôlé », derrière la tolérance ou le respect du multiculturalisme pour l’Autre et ses différences, rien d’autre que l’éternelle affirmation de la supériorité occidentale. L’Autre ne sera respecté que s’il rêve du meilleur des mondes, alors même que jamais le Palais Occident ne sacrifiera son confort et n’ouvrira ses portes à l’Autre.

 

Car l’homo occidentalis  n’accepte l’Autre que lorsque qu’il n’est plus réellement autre, il s’ouvre à la différence que si elle n’est pas gênante, que si elle ne dérange pas, l’habitant du palais-forteresse déteste toutes formes de harcèlement que ce soit, il veut bien l’autre à condition que celui-ci ne remette aucune de ses certitudes en question.

 

Il ne veut de l’autre que si l’autre lui ressemble, ainsi va l’existence dans ce meilleur des mondes, où l’individu ne cherche que son reflet chez l’autre, où chacun devient le clone de tous les autres, où la différence est la brèche dans le doux cocon des vérités certifiées conformes.

 

Et si l’Autre dérange ses certitudes, nuit à son confort matériel ou idéologique, l’habitant de la serre choisit la guerre, car elle n’est après tout que la continuation de la politique par d’autres moyens. Mais jamais la Serre ne connaît la Guerre, la Guerre se fait dehors, chez l’Autre.

 

4)  Conclusion des Notes d’aujourd’hui sur des impressions d’Hier 

 

Après, cette brève escapade au cœur du meilleur des mondes  démocrate et libéral, Dostoïevski reviendrait-il sur sa conclusion quant aux Droits de l’Homme, la Démocratie ou l’Occident ? Je laisserai aux lecteurs le choix d’imaginer quel regard le grand génie russe  porterait sur notre Occident en 2009.

 

En conclusion, intéressons-nous à Tocqueville, penseur de la Démocratie, et à un passage de son livre la Démocratie en Amérique, passage intitulé «  Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre », Tocqueville y écrit que le souverain réduit « chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouverneur est le berger ». Un berger avec des chiens de garde d’une efficacité redoutable aujourd’hui.

 

 

La faiblesse de la Démocratie est qu’elle n’est portée par aucune « nécessité historique », qu’elle n’en porte aucune : cela est sa faiblesse mais aussi sa Force, c’est cette force qui effraie les gouvernants, les idéologues des Maîtres du Palais, les «penseurs médiatiques », les producteurs du prêt-à-penser, c’est cette force qui fait naitre la Haine chez « nos maîtres ». 
La faiblesse de la Démocratie ne pourra être corrigée que par la volonté de tout citoyen d’aspirer à une société où notre devise verrait sa réalisation dans le Réel : « Liberté Egalité Fraternité ». Peut-être notre société ne sera plus dés lors cette serre douce et confortable mais nous n’en saurons rien si nous sacrifions nos valeurs sur l’autel de Baal.