Au pouvoir au Monténégro depuis 25 ans, Milo Djukanovic a finalement décidé de lâcher les rênes du pays, après un demi-échec aux législatives. Rattrapé par des scandales de corruption et sa gestion économique très discutable, l’homme fort de Podgorica s’est finalement retiré, laissant la place à Dusko Markovic, ancien patron des services de renseignements tout aussi critiqué.

Le Montenegro est l’un des pays « européens » – entendre : du continent européen et non de l’Union – les plus jeunes. Indépendant depuis tout juste dix ans (il a déclaré son indépendance vis-à-vis de la Serbie en 2006), il ne s’est toutefois pas illustré par la diversité politique dans sa courte histoire. C’est le même Parti démocratique des socialistes (DPS) qui occupe le pouvoir à Podgorica depuis 1991. Mais c’est aussi le même homme qui a jonglé avec les postes de chef d’Etat et de gouvernement depuis cette date.

Perspectives économiques à la baisse

Avec 25 ans à la tête du pays à son compteur, Milo Djukanovic est le second dirigeant « européen » en termes de conservation du pouvoir, juste derrière Alexandre Loukachenko, « patron » de la Biélorussie. Il a en effet accumulé les années au pouvoir, au fil d’un parcours impressionnant : Premier ministre de 1991 à 1998, puis président jusqu’en 2002 et de nouveau chef du gouvernement pendant quatorze ans. Cela en fait le dernier homme d’État issu de la guerre en ex-Yougoslavie. Durant ces longues années au pouvoir, il a largement influencé la politique du pays : il a conduit son pays à l’indépendance, ouvert des négociations d’adhésion à l’Union européenne (UE) en 2012, et à l’Otan en décembre 2015.

M. Djukanovic a également largement influencé la politique économique de son pays, avec un accent mis sur le tourisme dans une région idyllique longtemps exclue des circuits traditionnels du fait de la volatilité politique de la région. En conséquence, le littoral monténégrin a été nommé meilleure destination au monde par le guide Lonely Planet en 2016. Avec un taux de croissance que le FMI estime à 4,7 % en 2016, à l’heure où le reste de l’Europe piétine dans l’après crise de 2009, l’héritage économique du multi-dirigeant semble au premier abord solide.

Et pourtant, selon les prévisions du Fonds, les perspectives sont largement à la baisse – avec une chute de près de 50 % de la croissance pour 2017 (2,5 %). Dans le même temps, la dette publique a atteint 65,5 % du PIB en 2015 (elle était presque inexistante dix ans plus tôt) et le solde budgétaire de l’année est négatif de 7,4 %. Le pays compte 18 % de chômeurs (près de 40 % chez les jeunes). Un sondage publié cette année révélait que 69 % des Monténégrins étaient mécontents des performances économiques de leur pays, et seuls 35 % des interrogés pensaient que le pays allait « dans la bonne direction ».

Collusion entre l’Etat et la criminalité

En plus de l’énorme potentiel du pays dans le domaine du tourisme, il peut aussi se vanter de capacités significatives en matière d’industrie et d’agriculture. Cependant ces deux domaines peinent à se développer convenablement. Le principal frein à ces activités – et aux autres domaines de l’activité économique – est un mal qui ronge les fondements mêmes du pays : le Monténégro est constamment rattrapé par la prévalence du crime organisé. Les gangs et cercles criminels monténégrins sont aujourd’hui toujours aussi influents qu’après la fin de la guerre. Terre de trafics, on sait désormais que les kalachnikovs ayant servi à l’attentat de Charlie Hebdo en janvier 2015 venaient de la petite République balkanique.

La lutte contre cette criminalité rampante est rendue quasiment impossible par le haut degré de corruption du système judiciaire et de l’appareil politique. M. Djukanovic lui-même a été maintes fois impliqué dans des affaires de corruption. En 2009, par exemple, il évite de justesse la mise en examen par la justice italienne pour son implication dans un trafic de cigarettes du fait de son immunité politique. Le scandale aurait généré plus d’un milliard d’euros de bénéfices entre 1996 et 2002, d’après le magazine Forbes.

Cette collusion entre l’Etat et les réseaux criminels révèle une véritable mafia d’Etat construite autour de la famille de Milo Djukanovic. Ce dernier est également suspecté d’avoir perçu, en 2005, avec sa sœur Ana, plusieurs dizaines de millions d’euros dans le scandale des télécoms monténégrins. Il a en outre ouvertement accordé 44 millions d’euros à la première banque du pays, propriété de son frère Aco, seule institution financière à avoir reçu une aide publique pendant la crise financière de 2008.

Intégration européenne

Après le scandale d’achats de voix avec les deniers publics qui avait entaché les élections nationales en 2013, de nouvelles accusations similaires ont émergé cette année : l’ONG monténégrine Human Rights Action affirme que lors des élections législatives de 2016, un grand nombre d’électeurs avaient reçu un SMS promettant 17 euros pour chaque vote en faveur du DPS – avec un système de selfie dans les urnes assurant que le vote avait bien été conforme aux directives du parti. Et la mainmise par le clan de Milo Djukanovic des leviers politiques et économiques du pays fait l’objet d’une omerta médiatique totale au Monténégro.

Il en coûte en effet cher aux journalistes qui souhaitent dénoncer la corruption du pouvoir à Podgorica. Pas moins de 23 cas de violences à l’encontre de journalistes dans le pays ont été dénoncés par le Centre européen pour la liberté des médias et de la presse entre février 2014 et octobre 2015. A cela, il faut ajouter l’assassinat en 2004 de Dusko Jovanovic, rédacteur en chef du journal d’opposition Dan, ainsi que l’arrestation et la détention depuis un an du journaliste Jovo Martinovic. Alors qu’il enquêtait sur la criminalité et la corruption du gouvernement monténégrin, il a été incarcéré pour trafic de drogue – une condamnation réfutée par l’ONG Human Rights Watch.

Si la presse internationale a largement condamné ces abus, la réponse politique est restée discrète – notamment au sein de l’UE. Qui tend en effet à faire la sourde oreille car le DPS est profondément pro-européen et soutient l’OTAN dans une région stratégique. La Serbie voisine est en effet un bastion régional influent, favorable à Moscou, et la population monténégrine est elle-même divisée sur la question. Suffisant pour intégrer le Monténégro à l’UE ? Pas sûr : les discussions ont jusqu’à présent toujours achoppé – Bruxelles reconnaissant, entre autres valeurs, l’absence de corruption étatique et refusant en règle générale le CV des candidats qui comportent la mention « crime ».

Ravalement de façade

Pour toutes ces raisons, ou quelques-unes seulement, le parti au pouvoir a dû faire face, lors des législatives d’octobre dernier, à une importante coalition d’opposition. Et n’a réussi à collecter que 41 % des voix – ce qui lui assure que 35 des 81 sièges de l’assemblée. Manquant de peu la majorité, le parti gouvernemental a dû réagir à son impopularité croissante, et a entériné le départ de l’homme au bilan entaché. A sa place, ils ont choisi de nommer un nouveau Premier ministre en la personne de Dusko Markovic. Cet ancien patron des services de renseignements monténégrins (2005-2010) était également le vice-Premier ministre sortant, et un ami proche de Djukanovic.

Si ce geste, pour les membres du DPS, se veut une main tendue – et la fin de 25 ans de règne politique pour le moins controversé –, il ne s’agit guère plus que d’un ravalement de façade, dans un pays qui a besoin d’un sérieux ménage. Et ce d’autant plus que Milo Djukanovic a déjà quitté le pouvoir à deux reprises – après avoir dirigé son parti lors d’élections législatives, en 2006, et une nouvelle fois en 2010. A chaque fois pour revenir à la tête du pays. L’ancien protégé de l’homme fort de Belgrade, Slobodan Milosevic, n’a pas lésiné sur les tours de passe-passe pour conserver le pouvoir.

Sa recette ? Monter de toute pièce des coups d’Etat et se faire passer pour la victime. Ainsi apprenait-on, fin octobre, que vingt nationalistes serbes étaient arrêtés. Leur crime : avoir orchestré l’assassinat de Milo Djukanovic. Rien que ça. Pourquoi les suspects ont-ils été relâchés et les armes jamais trouvées ? Autre question déstabilisante pour le régime : comment se fait-il que l’instigateur supposé du coup d’Etat, Radoitza Rajo Bozovic, soit un proche de l’ex-Premier ministre ? Des interrogations majeures, pour l’instant sans réponse.

 

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