La presse reflète-t-elle, précède-t-elle, l’opinion, ou inversement ? Vieux débat qui s’enrichit avec l’exemple de la revue allemande pour femmes Brigitte Magazin qui, en octobre 2009, avait renoncé aux mannequins pour de « vraies » femmes ou des modèles amateures. Retour au « réalisme » des attentes des lectrices à partir de l’édition de ce mois de septembre : les professionnelles retrouvent les pages de Brigitte.  

 

Alors que divers magazines dits féminins commençaient à renoncer aux modèles limite ou carrément anorexiques pour mettre en valeur des « tops » ou des célébrités plus pulpeuses (on songe à la couverture du Elle avec la croupe avantageuse d’Emmanuelle Béart en tout premier plan, ou encore aux unes de S Moda ou Vogue révélant les rondeurs de la mannequin Candice Huffine dans le plus simple appareil), Brigitte Magazin avait pris un tournant beaucoup plus radical.

Sa rédactrice en chef avait réagi à l’emploi de mannequins franchement décharnés dans les défilés de mode et la direction artistique en venait à en retoucher (« photoshopper ») certaines pour leur redonner des formes plus conformes à la silhouette d’une femme lambda (prenant cependant soin de sa ligne).

Exit les professionnelles, bonjour les femmes réelles, étudiantes, artistes, sportives ou employées, cadres, mères au foyer, de tous âges.

Toutes belles, mais encore trop belles ou d’une beauté pas assez inaccessible pour les lectrices. D’où quelques courriers de protestation dans la masse des approbations initiales, puis une lente mais sûre chute des ventes. Karl Lagerfeld avait sans doute vu juste en relevant alors que l’univers de rêves et d’illusions véhiculé par la presse féminine lui était consubstantiel.

Les ventes de Brigitte sont tombées à 602 000 exemplaires. En trois ans, environ un millier de femmes certes « ordinaires », mais élégantes et attirantes, âgées de 17 à près de 70 ans, avaient illustré les pages de la revue. Certaines affichaient même un léger petit bedon, mais, selon des observatrices de l’univers de la presse, elles étaient encore trop éloignées de la réalité, les femmes dites « normales » se sentant incapables de leur ressembler : la loi de la proximité et du reflet du lectorat ne fonctionne pas dans ce type de presse. Tandis qu’avec des femmes sublimes, forcément magnifiées, le sentiment de culpabilité, de négliger sa ligne ou son apparence générale, s’estompe. À l’impossible, nulle n’est tenue.

Le point d’inflexion des ventes se serait produit vers janvier 2010, avec une chute des abonnements de près d’un quart, et un plus fort fléchissement encore des ventes en kiosques. D’où le retour, non exclusif, mais majoritaire des professionnelles dans les pages. Brigitte ne reviendra pas aux poids plume de naguère, car c’est « dépassé », ne s’abstiendra pas de recourir à l’occasion à des femmes « normales » pour ses sujets ou illustrations, mais le retour vers le futur est nettement amorcé.

Balzac, dans sa Monographie de la presse parisienne, l’énonçait sans ambages. Le lectorat de l’époque voulait de l’opinion pré-mâchée qui reflète, mieux formulée, ses préjugés ou convictions du moment. Jeffrey Archer, dans son Quatrième pouvoir (The Fourth Estate), plaçait dans la bouche d’un de ses personnages, futur rédacteur en chef chargé de redresser les ventes d’un quotidien britannique (The Daily Mirror de Robert Maxwell ou un quotidien de Rupert Murdoch, les rôles étant interchangeables dans ce roman à clefs), que les éditoriaux devaient emprunter le langage de l’homme de la rue et abonder en formules simples, bien senties, qu’il pourrait reprendre à son propre compte.

 

La presse féminine n’abandonne pas tout à fait l’effet miroir. Les célébrités se confient sur le mode de la femme « toute simple », ou posent (ou font semblant de ne pas poser, c’est selon) lors de leur(s) grossesse(s). Les lectrices s’y reconnaissent plus ou moins. Mais à l’inverse, il leur faut surtout ne pas se reconnaître, que la distance soit préservée, soit en révélant les plus folles frasques des célébrités (qui font soit envie sans qu’on se l’avoue ou au contraire servent de repoussoir), soit sublimant, par de longues séances de maquillage et des heures de retouche, la star ou la top.

Le « monstre sacré » (comme le froid tueur forcément sanguinaire) fascine. Heureusement, « on » ne se livre pas à de tels excès. Ou au contraire, l’espace d’une soirée, d’une sortie, on se la joue intrépide, ou on mime l’apparence de telle ou telle, pour tenter de s’en rapprocher.

Les femmes étant souvent des hommes pratiquement comme les autres, il est tentant d’extrapoler et d’appliquer le modèle à l’ensemble de la presse, ou au moins à celle qui se vend le mieux. C’est illusoire, tout dépendant de la cible visée. Mais on ne prend jamais impunément un lectorat à contre-pied, et il n’est jamais bon de préfigurer trop tôt ses évolutions : les ventes s’en ressentent.

Par ailleurs, imputer à un seul facteur l’évolution des ventes d’un titre est toujours réducteur. Mais qu’on ne s’y trompe pas : les schémas dominants ne s’inversent pas du fait du seul volontarisme. Quant à savoir qui est, des médias ou de leurs audiences ou lectorats, à l’origine de ces schémas, c’est un débat récurrent qui n’est pas plus qu’antan facile à trancher.