Le Brexit va considérablement modifier les équilibres politiques en Angleterre et Pays de Galles. Mais certainement aussi dans divers pays. Il serait grand temps qu’émergent des formations politiques résolues à ne plus opposer Europe des nations et Europe fédérale, et qu’elles puissent prendre des initiatives communes, que ce soit à six ou sept, ou à 27.
Qu’adviendra-t-il du Brexit, s’il était jamais implémenté ? Selon David Cameron, la rupture n’est pas réversible (ce qu’il reste à vérifier), et le Royaume-Uni doit trancher entre trois voies. Soit un statut d’État commercialement associé, ou en passe de l’être, tel le Canada. L’accord EU-Canada, qui n’est pas encore ratifié, prévoit un libre-échange encadré excluant les transactions financières. Soit un statut similaire à celui de la Norvège. Dans ce cas, la contribution britannique augmenterait, et ce serait pratiquement le seul changement, les Britanniques poussant leurs intérêts en entretenant des groupes de pression à Bruxelles, mais n’ayant plus ni veto, ni représentants officiels. Soit l’association de type suisse : contribution moindre, liberté de circulation des personnes, comme pour la Norvège, mais pas des transactions financières. Bref, les deux points de clivage se rapportent à l’immigration infra-communautaire et au sort de la City et des banques britanniques. La Royal Bank of Scotland, Lloyds, Barclays’, et les autres institutions financières, ne pourraient plus opérer comme actuellement sur le continent, c’est-à-dire en toute liberté.
Le remodelage des partis politiques britanniques est en voie d’accélération. Les conservateurs ne seront plus tout à fait sur la même ligne si Boris Johnson l’emporte ou non sur Teresa May (ou une, un autre candidat). Les travaillistes soient se scinderont, soit se purgeront en éjectant Jeremy Corbin ou, si ce dernier pouvait se maintenir, en se coupant d’une large majorité parlementaire dont la réinvestiture n’irait pas de soi. Un troisième larron pourrait aussi fortement évoluer : l’Ukip. Son principal donateur, Arron Banks, un assureur multimillionnaire (tiens, comme c’est étrange…), pourrait refonder le parti pour attirer les déçus conservateurs ou travaillistes, réservant à Nigel Farage un statut honorifique proche de celui dont aurait pu se contenter Jean-Marie Le Pen.
En Écosse, peu de changement, si ce n’est un rapprochement entre une partie du Labour écossais et le SNP indépendantiste, lequel devrait se renforcer considérablement si le Brexit finissait par s’appliquer (soit aux lendemains du 9 septembre, et la nomination de la ou du futur Premier ministre britannique). Sauf que le SNP se retrouverait dans une impasse s’il ne pouvait obtenir quoi que ce soit de l’UE. Or, l’Espagne, qui n’a pas envie de voir la Catalogne s’emparer d’un précédent, opposera un veto à toute initiative institutionnelle associant mieux l’Écosse à l’UE des 27.
Le modèle d’une UE fédérale fait figure d’épouvantail pour les partisans de l’Europe des nations (dont le Royaume-Uni, celui des conservateurs comme celui des travaillistes). Mais ce modèle, appliqué par l’Allemagne ou la Confédération helvétique, n’a rien d’un repoussoir. En revanche, si l’on se tourne vers les royaumes de Belgique ou de Grande-Bretagne, on en voit les failles. Le modèle de l’Europe des nations est de fait, quoi que puissent en dire les souverainistes, l’actuel : l’Allemagne en profite le plus en raison de la cherté de l’euro pour la France, les pays du Sud et ceux de l’Est, mais aussi du fait de l’imposition et du bas coût des salaires pour les postes peu ou pas qualifiés. Elle bénéficie de prêts à taux négatifs, fonde sa compétitivité et ses excédents commerciaux sur de bas niveaux de salaires.
Il existe pourtant des voies médianes entre les deux modèles, et elles pourraient être développées, soit à 27, soit entre pays fondateurs s’élargissant à ceux disposés à les rejoindre.
L’un des textes les plus éclairants du moment est la contribution Reconstruire l’Euope, de Thomas Piketty (en accès libre sur le site des blogues-notes du Monde). Son analyse des causes du Brexit n’apporte pratiquement rien de nouveau ou d’inconnu du lectorat de Come4News (en tout cas, celui qui consulte mes contributions). Pour résumer, les torts sont partagés entre partis de droite, du centre et de gauche européens, et les partis britanniques, qui se sont opposés à toute avancée fédéraliste. Les partis français, pour que la France bénéficie de taux d’emprunt proches de ceux de l’Allemagne, ont collé aux vues germano-britanniques.
Piketty préconise que des sanctions soient appliquées aux « paradis fiscaux de la couronne britannique » (qui alimentent très fortement la City) et qu’intervienne un « moratoire sur les dettes européennes ». Mais il faudra aussi envisager des réformes structurelles, et entamer une « refondation démocratique ».
Parmi les démarches qu’il envisage figure la remise en cause des rôles respectifs du Conseil européen (ou plus largement, des conseils, celui des chefs d’État ou de gouvernement, celui des ministres par catégories sectorielles : finances, agriculture, transports…) et du Parlement européen. On le sait, c’est le Conseil qui prédomine largement et tout ce qui a été le plus reproché par les Britanniques à l’Europe découle des décisions de leurs gouvernements successifs. La règle de l’unanimité s’impose au Conseil pour toutes les questions importantes (fiscalité, règles budgétaires, degré d’autonomie des régions…) qui peuvent être écartées par un veto.
On pourrait inverser les rôles, le Conseil n’ayant plus qu’une fonction consultative ou de mise en garde, et le Parlement devenant in fine décisionnaire (avec ou sans va-et-vient, comme, en France, entre l’Assemblée et le Sénat). Cela impliquerait aussi des règles claires quant à l’initiative des lois et réglementations (en France, le gouvernement détient de fait l’essentiel de l’initiative des lois). Il serait aussi envisageable d’instaurer un « bicaméralisme européen ». Nous aurions alors deux parlements, l’un élu au suffrage universel (soit l’actuel), l’autre désigné à la proportionnelle (Piketty n’indique pas si elle serait intégrale ou non) par les chambres parlementaires des divers pays.
Pourquoi pas ? Encore faudrait-il revoir les frais de fonctionnement de ces deux parlements, tant la Commission que le Conseil ou l’actuel parlement grèvent déjà copieusement les investissements du fait de rémunérations élevées, de frais considérables. Il faudrait aussi « imaginer (…) différentes règles de majorité qualifiée ».
Piketty n’aborde pas le problème de l’interrégionalité européenne. Elle existe déjà plus ou moins, pour des régions frontalières de part et d’autre des limites territoriales, aussi par le biais de jumelages sectoriels (par exemple, en matière de formation, entre le Banat ou Timis roumain et le Grand Lyon). Cela ne résoudrait sans doute pas l’épineuse question de l’intégrité territoriale (cas de l’Écosse, de la Catalogne, peut-être de l’Ulster pouvant désirer se rattacher à la république irlandaise, mais aussi, dans certains cas, de revendications nationales comme celles de la Hongrie accordant la double nationalité aux magyarophones roumains, &c.).
« Transformer progressivement les législateurs nationaux en colégislateurs européens » semble judicieux à Piketty. Lequel relève au passage qu’un souverainiste fort mitigé tel J.-P. Chevènement vient aujourd’hui plaider certes pour un parlement européen issu des nationaux, mais, ô paradoxe, pour un renforcement du Conseil. Pour conflictuel que cela semble, c’est au moins aborder autrement que les candidats à la primaire à droite, ou les frondeurs et hollandistes, et même les écologistes ou centristes français, la question fondamentale du devenir de l’UE.
Une autre hypothèse, évoquée par des parlementaires européens, consiste à constituer un parlement de la zone euro. Et pourquoi pas deux conseils, l’un de la zone, l’autre élargi ?
Pour en revenir au Brexit en lui-même, on constate un fort infléchissement (ou un flottement ?) de la position française. Après avoir laissé Emmanuel Macron appuyer le Project Fear des conservateurs pour le maintien (soit un alarmisme outrancier sur les conséquences du Brexit) sans le rappeler à l’ordre, voilà que Hollande et Valls laissent de nouveau Cazeneuve affirmer l’intangibilité des accords de Sangatte et du Touquet (sur le report de la frontière de Douvres à Calais). Laisser planer le doute n’aurait-il pas été plus conforme à la volonté proclamée de fermeté face aux exigences britanniques ?
Pire. Voilà que, sans le moindre démenti de l’Élysée ou de Matigon, Michel Sapin laisse entrevoir aux Britanniques que leurs vues sur un tri des immigrants communautaires pourraient être considérées lors des futures négociations. Cela suppose-t-il que, si des ressortissants européens entraient sans visa au Royaume-Uni, ils seraient renvoyés vers la France ? Faudra-t-il créer un « second Calais », y compris pour des Français ayant tenté de travailler outre-Manche et ne retrouvant pas de possibilité de logement en France ? Peut-être pourraient-ils s’employer à donner, dans leur jungle commune, des cours de français aux Baltes, Roumains, Polonais, &c., refoulés par la police ou les douanes de Sa Majesté ? Michel Sapin était-il soucieux d’offrir de nouveaux arguments au Front national pour qu’il devance les Républicains lors de la campagne présidentielle ?
Cet insolite indice d’un net repli de la position française a été formulé par le ministre français des finances devant les caméras de Newsnight, le bulletin vespéral de la BBC. C’est ainsi offrir des facilités à BoJo (Boris Johnson, candidat à la primature) qui a rassuré en déclarant que tout serait discuté, sans a priori, cela en contradiction totale avec les récentes affirmations des chefs d’État européens. C’est peut-être faire la nique à Macron, ou songer à remplacer Lagarde au FMI avec l’appui du Royaume-Uni, mais aussi conforter la place de Londres qui a recouvré ses pertes (en dépit du fléchissement de la livre, l’indice Footsie est remonté à son niveau d’avant le référendum).
Bref, au lieu d’évoquer une relance de la construction européenne, un ministre français de premier plan laisse entendre que tout peut s’arranger, se négocier, et qu’après tout, quitter l’Union n’est pas si dramatique. Les bons comptes continueront à faire les bons amis. Et les mêmes victimes, les mêmes mécontents, les futurs ralliés à un souverainisme s’amplifiant, les encore plus dégoutés du jeu politicien qui virent à l’abstentionnisme, &c. Ceux qui ne s’abstiendront pas se souviendront de l’attitude du PS lors des prochaines européennes.
Salutaire ou mortifère, le Brexit ? Ni l’un, ni l’autre dans l’immédiat. Pour le moyen et surtout le long terme, sans ressaisissement, il y a de quoi désespérer.
Conforter les conservateurs britanniques, c’est approfondir ce que dénonce le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’Onu qui vient de se prononcer sur la politique d’austérité au Royaume-Uni. Les inégalités se creusent, les indemnités d’assistance se réduisent tandis que grimpe la TVA mais que baissent les droits de succession et les taxes versées par les entreprises. Un véritable effet de ciseaux. Si c’est cela que veut importer Michel Sapin, qu’il le dise franchement.
P.-S. – Avant l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté européenne d’alors, j’étais étudiant en anglais et j’avais trouvé un job d’été (employé d’entretien) dans un hôpital écossais. Il fallait redescendre au Home Office demander un permis. Á peine avais-je ouvert la bouche que le fonctionnaire m’assena un No, Sir ! Je tentais de m’expliquer, ce fut Next, please… Je n’eus pas à rejoindre une « jungle de Calais » et j’ai filé vers Bremen où je fis la plonge. J’imagine que les descendants de Michel Sapin et de ses épouses successives trouveront sans problème à s’employer au Royaume-Uni : un courtois échange préalable suffira, quoi qu’il advienne.