J’avoue, j’avoue tout : les faits sont largement prescrits, mais j’avais été tenté d’escroquer des touristes londoniens, au détriment aussi des peintres de la place du Tertre, à Montmartre. Ces derniers doivent à présent faire face à de tout autres contrefacteurs, et les peintres, qui se bisbillent, font au moins front commun contre les imitations et reproductions fabriquées hors de France.
C’était un jeune québécois et il avait repéré en moi le pigeon idéal. Nous étions à Londres, je n’avais pas seize ans, et par imitation de mon mentor idéal, Eric Blair, dit George Orwell, le futur journaliste que j’espérais devenir découvrait la capitale anglaise « down and out », sans pratiquement un rond, en SDF en pleine dèche s’abritant la nuit dans les ruines des docks bombardés.
Or donc, « l’ami » m’avait proposé, pour me dépanner, et non risquer de se faire pincer à sa place, de faire passer des reproductions imprimées de scènes de Montmartre pour des originaux.
Je n’en ai pas vendu une seule mais… coup de chance…
Un porte-monnaie bien garni tombe d’une des poches d’un couple de touristes sud-américains. L’apprenti escroc à la petite semaine a le réflexe de les rattraper et de recevoir une importante gratification (j’ai oublié la somme, sans doute somme toute modeste, mais dans ma situation, inespérée). Le Québécois surprend la scène, et devant tant d’ingratitude de ma part (je ne voyais pourquoi je devais partager l’aubaine), me vire sur le champ…
Ensuite, bien plus tard, étudiant en journalisme et criant Le Monde, Le Monde, à des condisciples auxquels je vendais le quotidien à la sauvette (tout à fait légalement), j’ai un temps, pour survivre, vendu deux-trois reproductions de grands maîtres au porte-à-porte.
C’était aussi des impressions, mais sur toile, et rehaussées de coups de vernis incolore pour simuler une improbable « matière ». L’activité était tout autant légale, mais peu rémunératrice. En tout cas, la plupart des ayant-droits étaient décédés de longue date…
Ce qui n’est pas le cas des peintres montmartrois, qui, pour beaucoup, galèrent.
Reproductions pas si contrefaites
Dans son reportage d’El Mundo, Raquel Villaécija narre comment un peintre de la place du Tertre, Philippe, a retrouvé, lors d’un passage à Kennedy Airport (New York), de très et même trop fidèles reproductions de ses propres œuvres dans des boutiques de la zone détaxée.
« Petit » détail, la signature n’était pas la sienne. Plagiat caractérisé, donc. J’ai vécu la même chose avec des statuettes africaines, en cire perdue, donc modèle unique, que j’aidais un copain, Henri R., qui avait rémunéré une sculpteuse française et des fondeurs du Burkina-Faso, à commercialiser. Non seulement certains fondeurs nous avaient doublé et fourguaient à d’autres en douce, mais nous sommes tombés sur de parfaites imitations industrielles provenant d’Extrême-Orient. Pas de cire, pas de façonnage à la main, mais des moulages, de vulgaires moulages…
Se faire pomper intégralement des articles survient aussi parfois, mais c’est moins grave s’ils ont été rétribués : dans le cas d’artistes peintres, c’est beaucoup plus grave.
Et le pire, c’est que les boutiques de souvenirs proches de la place (et sans doute de nombreuses autres à Paris) ne se contentent plus de vendre des tirages imprimés. De véritables copies sont à présent peintes en Chine. Sans doute à la chaîne : soit que le même artisan reproduise en série le même tableau, acquérant au fur et à mesure une célérité qu’un faux unique ne permet pas.
Les peintres se plaignent que la police ferme les yeux, ne peut trop distinguer les « à la manière de » (que les boutiques peuvent vendre librement) des copies serviles, donc des contrefaçons, voire préfèrent entretenir des relations cordiales avec les boutiquiers.
Un marronnier
J’avais failli négliger l’article de ma consœur car le sujet des bisbilles entre peintres de Montmartre est fort récurrent. Problème d’achat des emplacements, rivalités, invasion de portraitistes étrangers un peu trop habiles à expédier une caricature, &c. Le thème est plus que balisé, et l’adoption, le 22 mars dernier, d’un arrêté municipal obligeant les candidats à montrer leur talent en une heure, et ne plus se contenter de produire des photos de tableaux, a ravivé l’intérêt.
Comme c’est toujours « couleur locale », « social, vivant, humain », Montmartre, ses vendanges, ses peintres, fournit de quoi remplir les pages estivales, année après année.
Mais comme l’a confié Midani M’Barki, président d’une association de peintres, à Daphnée Leportois (de Megalopolis Mag), non seulement certains touristes préfèrent les produits des boutiques, mais accusent aussi les peintres de colorier des tableaux venus de Chine. Dans les boutiques, les tableaux sont signés Pierre-Paul-Jacques, pour « faire français », sur la place, les artistes sont discrédités et parfois forcés de vendre au plus proche du prix d’achat d’une toile vierge.
Du coup, chacun se fait la bourre, baisse ses prix, ou « imite » ses imitateurs en optant pour des sujets faciles, vendeurs, qu’ils exécutent mécaniquement. Pourquoi ne pas utiliser une tour Eiffel en pochoir, ou imprimer les contours et l’ébauche d’un Sacré-Cœur (l’impression sur toile est de plus en plus performante), puis amuser la galerie ?
Des peintres non autorisés, n’ayant pas obtenu la fameuse « carte verte », guettent aussi aux abords. Les quelque 300 munis du sésame, cotisant à la Maison des Artistes, qui se relaient, et risquent 38 euros d’amende s’ils oublient de l’afficher, en pâtissent.
Peu d’amélioration
À moins que l’article de Raquel Villécija ait été « marbré » (mis de côté, en réserve) depuis plusieurs mois, il faut croire que l’arrêté de mars n’a pas vraiment amélioré le sort des artistes autorisés.
Bon, faire la moue et dire que les affaires vont « comme ci, comme ça », c’est habituel de la part de petits commerçants, ou artisans. Mais il est vrai que ne pouvoir travailler qu’une demi-journée impaire ou paire (soit le matin, soit l’après-midi, et en fonction de son numéro de carte verte), cela ne nourrit guère grassement.
« C’est l’anarchie totale », confie une habituée de trente ans, qui se plaint amèrement tant de la concurrence des voltigeurs non-autorisés alpaguant le chaland avant qu’il parvienne au sommet, que de la concurrence industrielle « chinoise ».
En sus, les anciens sont poussés vers la retraite : les gros bras ne font plus la loi, comme avant 1983 et les premières réglementations, mais à deux par mètre carré, les frictions sont nombreuses. Il n’y a que 140 emplacements, plus ou moins rémunérateurs…
Et puis, « Montmartre aux Montmartrois » reste un vœux pieux. Les Foujita moins talentueux que le célèbre Japonais de la chapelle rémoise (et de tant d’autres œuvres) mais quand même plutôt doués, viennent de divers horizons, parfois lointains.
Ils payent aussi pour être inscrits (la redevance annuelle est de 280 euros), rendent des comptes au fisc, mais ils font baisser les prix (selon le format, le support, de dix à 50 euros pour le courant). Les scènes typiques sont difficiles à bâcler, mais avec des créations abstraites, certains, lestes du pinceau, font parfois des jaloux.
La plupart des imitations viendraient de Dafen, localité chinoise produisant, selon Global Voices, près de 60 % de la déco picturale mondiale peinte à l’huile. 8 000 artisans ou artistes y produisent à la demande. Ou copient. Selon la loi chinoise, une œuvre n’est protégée que 50 ans.
Mais c’est aussi un Montmartre chinois, car des peintres talentueux y ont aussi élu domicile ou boutique. Sa réputation a donc « parcouru dix mille li », selon les paroles d’une chanson qui vante la sculpture monumentale d’une main tenant un pinceau marquant l’entrée de la ville.
On y admire aussi un gigantesque portrait du visage de Mona Lisa : environ 500 artistes ont créé chacun deux toiles qui ont été accolées.
Venise peu provençale
À Dafen, et même sur divers sites revendiquant l’appellation, vous pouvez choisir entre une vingtaine de vues de Venise, reproduites « à la manière de » ou carrément copiées quasi à l’identique de celle des grands maîtres.
Un Turner, un Hopper, pas plus de problèmes que pour un Warhol. On retrouve évidemment cigalons et cigales, Martigues ou l’Arlésienne, tout ce qu’on peut vouloir ou espérer. Monet, Klimt, Picasso… Mais aussi un curieux « Renior » (pas de doute, Boating on the Seine, Near the Lake, Two Sisters on the terrace, sont bien, sinon de la patte, du moins très proches de celle de Renoir). Prix pour les Sœurs au format 36×48 inches ? 250 USD. Mais en 8×10, cela tombe à cent.
Avec mes impressions sur toile rehaussées de vernis, je pourrais me rhabiller. C’est livré roulé dans un carton et livré sous une semaine ou dix jours, partout dans le monde.
Un joli nu « à la Degas » (proche de la production du maître) tombe à 40 USD. Des danseuses, des ballerines ? Cent dollars.
On peut aussi bien sûr envoyer sa photo (ou celle de papa, de môman, ou des ch’tis n’ienfants),
Certains reproducteurs d’œuvres anciennes ont pu, au bout d’une dizaine ou d’une vingtaine d’années, se mettre à leurs propres créations et en vivre. Mais en cas de vaches maigres, elles ou ils peuvent se remettre à copier sur demande. Selon l’un des résidents, environ dix pour cent (sur près de 6 000… en début d’année 2012, peut-être davantage à présent) des artistes locaux sont vraiment des créatifs, des visionnaires, ou des créateurs originaux talentueux.
Aux débuts, Dafen produisait en masse pour des chaînes hôtelières.
Les peintres originaux de Dafen sont relativement peu cotés car les meilleurs talents sont subventionnés par le gouvernement chinois (et parfois commercialisés à Dafen, dans les multiples galeries). Eux aussi craignent… d’être copiés !
Les loyers ont été multipliés par dix ou vingt en une vingtaine d’années et beaucoup galèrent, donc produisent davantage et plus vite.
Ironie des lieux : de nombreux ateliers, galeries, boutiques, arborent un panonceau « pas de photo » ou « interdiction de photographier ». Après les Vouis Luitton, les Hermèz, les Bollex, les Shagall, les Renior, les Picazzo…
Pour les Pouldot (Poulbot, Francisque), les Choval (Cheval, Adrien et Jean), peintres montmartrois des titis et gavroches parisiens ou des troufions et autres « amis Bidasse », il n’est guère besoin de se rendre sur place ou de commander sur un site chinois.
Quant aux copieurs de Dafen, ils n’ont plus à s’inspirer de photographies prises en douce sur la place du Tertre : les artistes du cru ont souvent un site, ou les Utrillo se trouvent sur ceux des commissaires priseurs.