«

 Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

Commencer un article en citant Marcel Proust, c’est un peu comme lorsqu’en classe venait l’heure de monter sur l’estrade, devant le tableau, pour réciter son exposé, alors qu’un de nos camarades qui nous avait précédé avait illuminé la classe de sa science, et que la curiosité doublée de satisfaction qui s’était allumée dans les yeux des élèves menaçait de s’éteindre inéluctablement à l’instant même où l’on prendrait la parole, si peu sûr de notre talent et de nos recherches que l’on se savait condamné à échouer, convaincu de ne pouvoir maintenir le niveau de qualité si élevé à nos yeux d’enfant que notre prédécesseur avait atteint.

Malgré tout vient le temps où il faut se lever de sa chaise, parcourir la rangée qui mène droit au tableau, passer à côté du bureau de la maîtresse d’école, se tourner vers les deux douzaines de paires de yeux rivés sur nous, et enfin vient cette heure où nous ouvrons la bouche, et de notre voix chevrotante, commençons notre exposé. Derrière nous, les minuscules morceaux de craie blanche, cette poussière épaisse qui recouvre toute chose, tout individu à l’instant même où il franchit le seuil de la salle de classe, cette vapeur à l’odeur particulière, cette senteur qui rappelle à nos narines le son feutré du tampon que tapait la maîtresse contre le rebord de la fenêtre afin de nettoyer de la craie sa bande de tissu ; ces lignes lumineuses traçaient les contours de chaque lettre, de chaque mot, de cette citation de Proust ; elles étaient la preuve rassurante qu’une seule personne, un seul grand esprit éclairé, avait détecté avant nous, et les avait compris, ces sentiments étranges qui font de notre vie comme un tourbillon entre notre passé et notre présent, côtoyant parfois ces moments oubliés au détour d’une bourrasque, mêlant nos souvenirs à notre vie actuelle, les imbriquant les uns dans les autres pour nous mener à notre avenir.

Commencer un article en citant Marcel Proust, et en retenant surtout cette phrase si étrange, si magique, c’est lancer le lecteur sur le chemin de ces petits instants si particuliers qui jalonnent notre vie. C’est parfois la voix d’un chanteur, son timbre rocailleux mais doux à la fois, ses aigües étranges qui me rappellent quand, enfant, je passais de longues après-midi avec ma sœur aînée, et c’était cette voix, ce timbre, qui rythmait ces moments fraternels. Quand je l’entends aujourd’hui, je me revois à nouveau dans la chambre de ma sœur, au dernier étage de la maison de mes parents, juste sous le toit en pente et ses lattes de bois brun jaune, assis sur la moquette rouge, l’air saturé par l’odeur féminine du parfum dont elle embaumait la pièce, tandis que cette chanson occupait l’arrière-chambre de mon esprit, ma sœur se tenait assise à son bureau, lisait ses cours de lycéenne ou vaquait à ces mille petites choses insignifiantes mais qui semblaient revêtir un grand mystère pour l’enfant que j’étais alors. C’est ainsi qu’une voix me rappelait mon enfance.

Un autre bruit revient du passé parfois et remplit l’espace entre mes deux oreilles pour me transporter à nouveau en enfance, la sirène de la caserne des sapeurs-pompiers, qui retentit à chaque mercredi midi. Elle me ramène à tous ces mercredis inoccupés par l’école où je trainais dans la maison, dans notre petit jardin, tous ces mercredis où à douze heures précises, le duo, le concert : la fanfare de la sirène de la caserne, ajoutée aux aboiements de notre labrador-lévrier, toute une musique qui résonnait dans le quartier. Et ma mère et moi qui nous lassions jamais de nous amuser quand chaque semaine le spectacle du chien qui répondait à la sirène recommençait, et on s’amusait de sa bêtise, à en avoir les larmes aux yeux. On se disait : « que ce chien est bête » et l’autre répondait : « à chaque fois, à chaque fois ! » et on ne s’en lassait pas.

Mais plus que l’ouïe, le goût est puissant, phénoménal. Proust avait sa madeleine, qu’il trempait chaque dimanche matin dans le thé de sa grand-tante Léonie, avant de partir pour la messe. J’ai mon chocolat chaud et ma biscotte. L’analogie est moins poétique, mais tout autant forte et mélancolique. Ainsi, quand aujourd’hui je plonge mes lèvres au bord du bol brûlant, je me revois d’abord à mon adolescence, quand je me levais le samedi et le dimanche matin aux alentours de onze heure, et que je répétais ce même geste, que je ne faisais pas la semaine, manque de temps pour petit-déjeuner avant de partir pour le collège, mais que je retrouvais avec plaisir à la fin de semaine. Le goût du cacao était ainsi associé à ces matins tardifs où l’on sait la journée pour soi, et l’on imagine les multiples plaisirs que l’on pourra en tirer. Mais si d’aventure il m’arrive de manger avec mon chocolat chaud une biscotte beurrée, je voyage encore bien plus loin, plus profond dans ma vie, et je suis soudainement assis à la table de la cuisine, dans la maison de mes grands-parents maternels. J’y retrouve là une sérénité, une plénitude incomparables à nuls autres de mes souvenirs. Ainsi, chaque été, nous nous rendions chez mes grands-parents, et soit nous nous installions dans l’ancienne habitation, à côté de la nouvelle qu’ils avaient fait construire eux-mêmes, la « vieille maison », telle que nous l’appelons encore aujourd’hui, et je dégustais ce chocolat chaud et ces biscottes dans la cuisine, la porte grande ouverte sur le jardin qui nous soufflait déjà l’air chaud de la longue journée d’été qui se préparait ; soit nous nous installions dans la « nouvelle maison », et je prenais mon petit-déjeuner dans la cuisine moderne de ma grand-mère, entouré de ses mille ustensiles quotidiens, qui étaient pour moi plus que de simples objets. A l’instar de mon cacao et de ma biscotte, toute cette cuisine revêtait une atmosphère mystique, celle des confidences à voix basse que ma grand-mère avait pris l’habitude de me faire là, des histoires qu’elle m’y racontait, de la vie qu’elle avait menée et que je trouvais formidable, et chaque chose s’en imprégnait. C’est ainsi que le chocolat chaud et la biscotte me rappelaient les vacances.

« Et dès que j’eus reconnu le morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante, aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin […]. Et comme dans ce jeu où les japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque là indistincts qui, à peine viennent-ils d’y être plongés s’étirent, se contournent, se colorent […], de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne […], tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »

Chez la tante Léonie, à Illiers-Combray

Citations in "A la recherche du temps perdu", Marcel Prout, 1913-1927