C’est sur la pointe de pieds que j’écris ces lignes ; une position suffisamment inconfortable pour que vous compreniez sans peine qu’elle ne doit rien à la coquetterie. C’est à la déontologie que je dois cette acrobatie, car une fois n’est pas coutume, je n’ai pas été en mesure de vérifier l’information sur laquelle s’adosse ce billet.
Elle me vient cependant d’une personne totalement digne de foi et, comme je la destine à un public suffisamment averti (vous) pour qu’il me reprenne et corrige si le besoin devait s’en faire sentir, c’est sans trop de vergogne que je la mets en paroles.
Peut-être vous est-il déjà arrivé de vous attabler à la terrasse d’un petit (cette précision aura son importance, comme vous ne tarderez pas à le voir) restaurant breton, disons à Saint-Pol de Léon pour fixer les idées, par un beau jour d’été ; permettez-moi au passage de vous rappeler que l’un des avantages de la Bretagne est qu’il y fait beau plusieurs fois par jour.
Ayant consulté la carte, vous vous apprêtez à passer commande ; mais avant de le faire, vous vous sentez en devoir d’interroger consciencieusement le serveur : « Il est frais, votre poisson ? » (si vous n’aimez pas le poisson, sentez-vous autorisés à le remplacer par des fruits de mer).
Et là, vous n’en croyez pas vos oreilles en l’entendant vous répondre : « Il vient tout droit de Rungis… ». Les points de suspension ne sont destinés qu’à semer le doute dans votre esprit : seriez-vous tombé à l’insu de votre plein gré dans un sketch de Jean-Marie Bigard, d’où le « connard » rituel n’aurait disparu qu’emporté par notre Président un jour de visite aux marins-pêcheurs.
Pourtant, tenez-vous bien : le Vatel au petit pied est tout ce qu’il y a de sérieux. Il n’a dû d’échapper au suicide qu’à la fiabilité d’un camion frigorifique affrété ce matin-même, la SNCF, qui ne dessert la gare que par TER (Tortillard En Retard), ayant déclaré forfait. C’est bien du Marché d’Intérêt National qu’arrive ce bar qui vous met déjà l’eau à la bouche, tout comme l’aurait fait son frère, le loup, sur les rives de la Méditerranée (ou son cousin, le loubard, en banlieue parisienne).
Mais pourquoi ce digne représentant de la famille des Moronidae, à l’instar d’Ulysse, a-t-il accompli un si long voyage avant de revenir, plein d’usage et raison, vivre entre ses parents le reste de son âge. Un si long voyage qui l’a conduit de Landerneau ou Camaret (villes où le bruit est essentiellement féminin, par la veuve dans l’une ou les filles dans l’autre) à la capitale du légume, via le sud parisien ? Moins d’une centaine de kilomètres à vol d’oiseau direct ; mais plus de onze cents pour cet aller-retour, excusez du peu.
C’est là que le doute m’habite. Le titre de ce billet n’est exact que si c’est à Bruxelles que l’on en doit la raison ; il faudrait écrire « L’énarque et le TGV » si elle est d’origine strictement nationale. En tout cas, c’est bien dans la réglementation qu’il faut chercher la cause de ce « léger » détour d’un bon millier de kilomètres. En effet, les restaurateurs (à 5,5% ou à 19,6%, peu importe) ne sont autorisés à servir de produits de la mer qu’à la condition que ceux-ci aient subi le contrôle sanitaire et bactériologique réglementaire.
Un contrôle qui ne se pratique que dans les criées ou… à Rungis. Oui mais, allez-vous objecter, Landerneau tout comme Camaret disposent d’une criée ; exact, mais souvenez-vous qu’il s’agit d’un petit restaurant, dont les besoins sont parfaitement incompatibles avec les volumes d’achat qui réservent cet exercice aux grossistes. Et voilà pourquoi votre poisson, en bon nomade, peut nous chanter la ballade des bars heureux !
Au fait, me direz-vous, que vient donc faire le TGV dans cette histoire, puisqu’il ne dessert pas Saint-Pol ?
Votre interrogation est des plus légitimes car je m’aperçois en effet que le titre de ce billet n’est compréhensible que de ceux qui connaissent la différence entre un technocrate (ou un énarque) et la merveille technologique qui rétrécit les dimensions de l’hexagone.
Alors, pour me faire pardonner, je vous la livre sans plus tarder, cette différence ; la démonstration en a été faite en vraie grandeur (la dernière fois sur le trajet Lille-Paris) : lorsqu’il déraille, le TGV s’arrête, lui !
[b]Kafka chez les énarques aux poissons ![/b]