Tout le monde a encore à l’esprit les images du film Gomorra de Matteo Garrone, d’après le roman du même titre de Roberto Saviano. Délinquance juvénile, paiement du « pizzo », ateliers clandestins, décharges illégales, apprentissage impitoyable de la loi du plus fort… Trois ans après ce coup d’éclat, on peut continuer à s’interroger : le plus fort, mais en vertu de quoi ? Qu’est-ce qui donne toute sa puissance à la Camorra ? Comment civilisation et « gomorra » peuvent-elles continuer à coexister en 2011 ?
Il y a deux jours, une vidéo pour le moins curieuse était publiée sur le net, filmée à l’occasion d’une « Festa dei Gigli » (hommage rendu traditionnellement, chaque année, à San Paolino) très spéciale. Bizarrement, ce n’est pas vers les chars que se tournait l’attention des participants rassemblés sur le trottoir et, avec elle, le regard du spectateur – mais vers une limousine blanche se frayant, lentement, précautionneusement, un chemin parmi la foule. A son bord, quatre hommes dont deux, d’âge moyen, vêtus avec élégance, le visage couvert par des lunettes de soleil, assis à l’arrière du véhicule, qui agitent le bras, saluent et, même, embrassent, donnent l’accolade, des hommes qu’on acclame et qu’on accueille dans des transports de joie, un peu comme on le ferait avec des stars de cinéma.
C’est en effet, ce jour-là et sous couvert d’une manifestation traditionnelle catholique, une autre religion qu’on fête. Une religion née aux alentours du XVIIIe siècle, écrasée, au cours du siècle dernier, par la botte fasciste, née d’une vie nouvelle après la seconde guerre mondiale, grâce au séjour à Naples – pour cause d’exil – d’un certain Lucky Luciano, à la tête, alors, de la mafia nord américaine. Une religion souterraine, réprimée, redoutée, mais aussi – on le voit – objet de vénération, de culte et d’admiration, comme n’importe quelle religion au monde dont les pratiquants les plus fervents, au fil des siècles, sont devenus les saints que l’on célèbre aujourd’hui. Une religion qui coexiste, rivalise presque, avec l’autre – à Naples, les rues de Secondigliano sont à quelques kilomètres seulement du quartier doré du Vomero, tandis que les routes de la périphérie napolitaine jonchées d’ordures encerclent un centre-ville impeccable prêt à accueillir les touristes. La Camorra n’est nulle part. La Camorra est partout.
Dans les rues de Naples, à l’occasion de la fête des « Gigli » (lys, ces grandes fleurs immaculées, autrefois symboles de la royauté), deux boss prennent, le plus tranquillement du monde, un bain de foule.
La Camorra, m’avait-on dit il y a quelques années, ce n’est pas qu’une question politique, c’est aussi une affaire de mentalité. Mentalité d’une minorité, certes, mais une minorité assez puissante pour soumettre ceux qui, dans la foule rassemblés ce jour-là, détournent le regard ; pour conditionner, aussi, la vie quotidienne de milliers de personnes. C’est alors que la question se pose, pour la énième fois : pourquoi ? Comment ? Un char, portant un traditionnel cône en bois encore plus haut que les autres, se détache alors de la masse, racontant, dans un napolitain un peu incohérent, l’histoire de deux amis, obligés de sortir la nuit pour rapporter un peu de pain à la maison. « J’étais grand alors, mais je suis encore plus grand maintenant », scandent les haut-parleur. Autrement dit : j’ai été pauvre, j’ai failli mourir de faim, comme vous. Je m’en suis sorti, vous pouvez vous en sortir aussi. « Nous devons laisser le peuple prendre du bon temps », « peuple, nous t’aimons ! » – nous sommes avec vous, nous sommes tous frères.
Nous sommes là pour vous, n’ayez pas d’inquiétude… amusez-vous le cœur léger (http://www.youtube.com/watch?v=RW8RLUSsjQw).