Le phénomène est surtout parisien, en tout cas citadin. Selon une consultation en ligne du Figaro, près de 78 % de la population française est « agacée par les gens qui nourrissent les pigeons ». J’en suis, notamment pour avoir été littéralement couvert de fiente alors que j’étais assis sous un arbre, en proche banlieue. Le volatile avait dû se retenir toute une semaine, ou alors, ils s’y étaient mis à plusieurs, en une sorte de rite propitiatoire mystérieux. « Ma » (enfin, « notre ») nourrisseuse de pigeons vicinale (ou journalière, aussi, ici) ne m’a même pas présenté des excuses au nom de ses protégés. Goujate, va…

Le bas du 10è ar. de Paris, soit les quartiers Saint-Paul et de la Porte-Saint-Denis a été le cadre, dans la nuit de samedi à dimanche, du « meurtre mystérieux d’un SDF ». Nul doute, à mon humble avis, que les enquêteurs du second district de la PJ parisienne vont, c’est de routine, vérifier auprès de D* B***, si rien n’avait attiré son attention. D*, puisque j’emploie avec elle son prénom, est la plus voyante et régulière des nourrisseuses noctambules et déambulatoires de pigeons parisiens.

À présent, elle sort faire sa tournée en s’appuyant sur une canne anglaise. C’est un SDF qui l’avait frappée, s’estimant incommodé pendant son sommeil par l’afflux de bisets abâtardis venant profiter de l’aubaine, un copieux semis de graines. Rien, ni personne, ne peut la dissuader de reprendre chaque nuit ses tournées, dont elle délègue la temporaire responsabilité à quelques hères qu’elle peut aussi secourir à l’occasion.

Spirituelle et « mondaine »

D’une certaine façon, elle crée du lien social, faisant la causette avec des démunis, et alimentant fortement les conversations des riverains du secteur. Elle se fait parfois prendre à partie, voire insultée, par des gens biens mis que les pigeons incommodent. J’ai depuis fort longtemps cessé de tenter de la raisonner.
Je me contente à présent de tailler une petite bavette avec cette bientôt septuagénaire fort intéressante, cultivée, à l’esprit fin, ayant beaucoup voyagé, résidé à l’étranger.

Elle rôde, de cache en cache (elle dispose de réserves de graines sur son parcours), ouvrant parfois une vanne pour faire se répandre l’eau dans la rigole d’un trottoir : gavés, ses protégés ont soif.

Je ne sais ce qui lui a pris. Je l’ai connue fort élégante, ce qu’elle redevient à son gré, et les moyens dont elle dispose lui permettent de consacrer aux colombidés l’équivalent de l’entretien de deux chiens de race… Mais les nuisances des pigeons sont bien supérieures, pour la collectivité, à ces animaux de compagnie. Elle n’en a cure. Qu’un pont métallique du Minnesota se soit effondré sous le poids des fientes qui le corrodaient n’est pas vraiment une légende urbaine, mais à quoi bon ? Elle évoquera la négligence dans l’entretien et l’adage américain « if it ain’t broken, don’t fix it ! ».

Cela ne fait que – quoi ? cinq ou six années ? – que, vêtue telle une chiffonnière récupérant des chutes de textiles avant le passage des éboueurs, elle a entrepris ses pérégrinations nourricières. Pourquoi ? Sans doute l’a-t-elle oublié. Elle maintient pourtant une vie diurne parfois quasi-mondaine, même si elle en restreint les occasions. Ses pigeons l’intéressent à présent davantage que des futilités, la visite de galeries d’art, notamment. Plus question de prolonger par un souper une séance à la Comédie française (les pigeons priment sur l’après Vieux-Colombier).

Inaccessible au raisonnement

Vous pouvez discuter de tout avec elle sauf des dégâts provoqués par la surpopulation de sa gent ailée à laquelle sa contribution n’est pas mince, et des avantages, financiers ou autres, qu’elle pourrait espérer d’un renoncement. Elle se contente de hausser les épaules ou de sourire en plissant, moqueuse, les yeux.

En cela, l’opinion de plus des deux-tiers de ses concitoyens, hostiles à ses activités, l’indiffère totalement ; elle serait fortement représentative de son « clan » diffus, avec lequel elle n’entretient aucun contact : elle règne sur sa zone, que personne ne lui dispute, si ce n’est, furtivement, avant la tombée de la nuit.

Caroline Sallé, du Figaro, a rendu compte d’un colloque sur la question organisé par Natureparif (agence francilienne pour la nature et la biodiversité). L’anthropologue Véronique Servais s’est penchée sur le cas des « colombo-nourrisseurs » ou « synanthropes nourriciers » (les humains sont des commensaux plutôt involontaires, majoritairement, des pigeons).

Que leur importe que les fientes soient si acides (tant pour les vêtements, j’en atteste, que pour les édifices) : ils sont résolument hostiles au dépigeonnage, à la contraception ou stérilisation : c’est bien connu, les tourterelles s’aiment d’amour tendre. Que leur importe si les mœurs monogames des pigeons incluent la variété des partenaires, voire l’inceste en cas de nécessité (que les éleveurs favorisent avec parcimonie). Leur idéal, parfois presque guerrier : le bien-être des pigeons.

L’ambassade des pigeons n’est pas trop hostile à leur contraception, du moins le proclame-t-elle. Allons donc… Pour l’« ambassadrice », Brigitte Marquet, le nourrissage devrait être réglementé par les municipalités. Il conviendrait donc de former et encadrer les nourrisseurs ? La SPA le préconise, considérant que « le nourrissage anarchique peut nuire aux pigeons eux-mêmes. ». Vite, une subvention à la SPA pour organiser des stages.

Pour Brigitte Marquet – et moi-même, au moins pour le cas de D*– les nourrisseurs sont « des gens parfaitement normaux », le plus souvent insérés socialement (idem pour D*, dont le compagnon est un homme fort amène qui eut ses années de relative célébrité).

Addiction ?

Je ne vois guère D* renoncer à son rite quotidien au profit d’expéditions vers un pigeonnier. Cela la priverait de son emprise sur son territoire urbain de proximité.

C’est devenu pour elle et d’autres, j’imagine, une sorte d’addiction inoffensive pour, au moins, eux-mêmes. Car de plus, effectivement, les pigeons leur témoignent une certaine affection, sachant les reconnaître.

Pourtant, lors de ses tournées, D* n’est que rarement entourée de pigeons à ces heures trop tardives. Six couvées de deux œufs éclos en 18 jours l’an, une maturation sexuelle à quatre mois.
Ils prolifèrent. Mais aussi les rats qui leur disputent les graines. Se posant en masse sur les aubaines, les pigeons se transmettent plus facilement leurs maladies et parasites.
L’argument est faible : n’en est-il pas de même en pigeonnier ?

De même, la prolifération des rats, indéniable à proximité des sites de nourrissage, est un point controversé : selon le service d’hygiène de Lyon, les pigeons, disputant la nourriture aux rats, contribuent à en limiter la population.

Ils favorisent aussi la sélection naturelle : les humains résistent plus ou moins bien aux champignons qu’ils véhiculent et qui se nichent dans les poumons, favorisant des méningites quand le parasite s’attaque au système nerveux. Ils véhiculent aussi des tiques. En revanche, ils sont peu ou pas sensibles à la grippe aviaire.

À l’inverse, des personnes développent une aversion phobique à l’encontre des pigeons, ces flying rats (leur surnom américain usuel) que fuit l’artiste Kader Attia. Il se vit accusé d’être un promoteur de la « Shoah des pigeons » pour avoir confectionné des statues d’enfants comestibles dont les pigeons se sont empressés de se goinfrer. Fustigée à Lyon, son exposition fut beaucoup mieux accueillie à New York, où les nourrisseurs sont beaucoup plus en butte à la détestation de leurs voisins. En France, les proliférants pigeons ont été qualifiés, par Pascal Cousin, de « minorité silencieuse victime d’ostracisme… ». Pour lui, ceux qui dénoncent les nourrisseurs sont victimes des spécialistes de la délation, comme « on l’a bien vu sous le régime de Vichy… ».

D* est loin d’en être là. Pffitt… Qu’on la laisse donc pratiquer son loisir en paix ; elle se moque de ces polémiques : « bien faire et laisser dire… ».

« Le claquement des vitres fait fuir les pigeons sales qui rôdent sur les terrasses, spectateurs aux yeux ronds des réveils gris de l’humain, » écrit Clémence Tombereau, auteure de Vivre à Porto. L’abondante attention, parfois excessive, accordée aux pigeons, depuis fort longtemps, a aussi de quoi faire écarquiller les yeux des humains.

Autant en sourire

Martell Animation , avec (Mission) Pigeon impossible, a réalisé un court démontrant tous les dégâts que peut provoquer un seul pigeon. Voyez aussi le site de ce petit film. Retrouvez (c’est facile), le petit court de Pixar, For the Birds, toujours hilarant.

Mais revenons-en à l’anecdotique : un pigeon chie en fait jusqu’à une cinquantaine de fois par 24 heures, à raison d’environ 11 kilos de fiente par an. J’ai tenté le calcul : le ou plutôt les piafs qui m’ont ruiné une chemise, un veston, un pantalon, et obligé de prendre un shampooing, n’étaient sans doute pas des pigeons. Au moins des corneilles ou corbeaux. Voire un couple de faucons municipaux, prédateurs des pigeons ?

Une solution : couper tous les arbres en milieu urbain (là, je sens que je vais m’attirer quelques inimitiés), raser les tours, les immeubles, vivre sous des tentes aux faîtes pointus et pans très inclinés. La crise pigeonnière nous offre l’occasion de résoudre la crise monétaire en optant résolument pour la décroissance ; nous nous nourrirons de pigeons moins nombreux, mais plus goûteux. Aile, cuisse, ou blanc de pigeon, D* ?