Le « détour », la polysémie du mot expliquée en dix questions.

Concrètement, là où habitent les Hommes, le détour est naturel. Le terrain, toujours accidenté ignore superbement la ligne droite : entre les distances « à vol d’oiseau » et la distance effective au sol, la différence est souvent grande.

C’est pour gagner du temps, pour faire des économies d’énergie, pour domestiquer la nature, pour aller plus vite que les Hommes ont, au cours des siècles, fabriqué des ponts, tracé des routes, privilégié la droite (les grandes routes, le chemin de fer, l’avion), un choix qui valorise la vitesse, et implique une autre perception de l’espace, du temps, de la vie.



L’invention technique est-elle une forme de détour ?

L’Homme est naturellement le plus faible des animaux. Pour faire face à un environnement hostile, il lui a fallu ruser : de tous les moyens indirects qu’il a trouvés pour se protéger, pour survivre, la technique est, de loin, l’expédient le plus performant. Grâce à la technique, l’Homme a pu compenser ses handicaps naturels, inventer des outils, des machines qui ont fait de lui « le maître de la terre ».

Des outils de pierre taillée à l’ordinateur, l’évolution technologique repose sur d’infinis détours et de savantes médiations. Tout objet artificiel demande de la réflexion, un savoir-faire et l’utilisation d’autres objets. La technique est un immense détour.

 

Le détour est-il une ruse?

 

La force ne peut pas tout. Dix ans durant, les Grecs assiègent Troie sans succès. C’est l’ingénieux Ulysse qui contourne la difficulté à l’aide du fameux cheval de Troie. L’exemple est généralisable : Ulysse, c’est la victoire de la ruse sur la force, c’est le symbole de la nécessité du détour réflexif pour dénouer une situation, pour avancer.

Comme tous les moyens sont bons pour gagner, la guerre, par essence, fait un grand usage du détour. Dans l’Histoire, les grands stratèges sont ceux qui gagnent des batailles non parce qu’ils disposent toujours de la grande force, mais parce que, sur le terrain, leur appréciation de la situation est meilleure, parce qu’ils prévoient, déjouent les plans et surprennent l’adversaire. Le succès des armes associe force et feinte.

La ruse, de toutes les guerres, ne désarme guère en temps de paix. Elle continue de régner partout, et dans toutes les classes, dans tous les milieux.

Les luttes sociales, les guerres économiques, les batailles politiques, juridiques, etc. se mènent en utilisant toutes sortes de moyens retors détournés.

 

L’art du détour est-il une qualité sociale ?

 

Dans la morale commune, le détour, associé à des termes dépréciatifs comme ruse, mensonge, stratagème, perfidie, ne bénéficie pas d’un jugement favorable. Et pourtant, sans aucun détour, la vie sociale serait impossible. Loin d’être une tare, un horrible vice qu’il faudrait redresser, le détour est parfois une technique de survie, et dans tous les cas, un expédient utilisé dans toutes les classes sociales.

 

L’Histoire emprunte-t-elle des détours ?

 

Si l’Homme moderne n’est incontestablement plus dans la même situation que son lointain ancêtre préhistorique grâce aux progrès de la science et de la technique, peut-on pour autant en conclure que l’Histoire a un sens qui nous conduit de la barbarie à l’harmonie, de la guerre à la paix ?

Si l’on a pu penser, au XVIIIe siècle, que l’humanité progressait le long d’une ligne droite, et que chaque génération marquait une avancée par rapport à la précédente, les dernières décennies ont ébranlé cette confiance. On ne croit plus que l’humanité suit un seul chemin, que ce chemin est balisé, et qu’il va dans la bonne direction. SI l’Histoire a un sens, celui-ci nous semble infiniment plus sinueux que rectiligne.

 

La mondialisation a-t-elle multiplié les détours ?

 

Les biens de consommation et les objets envahissent notre vie. Naguère fabriqués et vendus sur place, les produits que nous consommons aujourd’hui viennent du monde entier. Ils sont importés et distribués à la fin de longs périples qui font de chaque achat le résultat de complexes voyages au long cours. La mondialisation, qui fait voyager les choses et les personnes, s’appuie sur le détour.

Les médias, qui fournissent des informations venues du monde entier, colonisent les esprits qui voient la planète par le détour de la télévision, des journaux, des images. Tant dans nos achats que dans nos pensées, nous sommes tributaires des intermédiaires, des médiations qui parasitent toute relation directe.

 

Le détour attise-t-il le désir ?

 

Mon désir n’est pas vraiment le mien : je désire ce qui est désiré par autrui, je désire ce qui est enviable. La publicité cultive la séduction, manie avec art le détour pour conditionner les désirs d’emprunt, les « désirs mimétiques » des clients potentiels, et les pousser à acheter sans cesse des moyens de distraction, des divertissements qui les détournent d’eux-mêmes.

 

Le détour est-il un comportement social ?

 

Parmi les autres, nous sommes tous des acteurs, tous en scène, tous en représentation. Ne pas vouloir jouer le jeu, c’est s’exclure. Raison pour laquelle la pratique du masque, du mensonge, du détour, est absolument générale dans la vie en société. Nos tenues, notre visage, nos gestes, nos mots, etc.  . entrent dans la composition de rôles que nous devons tenir si nous voulons être acceptés, tolérés.

 

A travers le langage, pratique-t-on le détour ?

 

L’Homme est un « animal social » et un animal qui apprend à parler, à maîtriser les codes du langage. En société, rares sont les conversations entre égaux, dans des situations informelles où l’on discute pour le plaisir de discuter. Le plus souvent, les dialogues mettent en présence des acteurs de statut différent, dans des conditions plus ou moins tenues, officielles. Pour éviter les conflits, il y a des règles de politesse, un arsenal de moyens linguistiques qui voilent les rapports de force, qui permettent d’atténuer l’expression directe, de dire sans dire.

La parole directe est une illusion à perdre, la transparence absolue une utopie.

 

La pratique du détour permet-t-elle de progresser ?

 

Tout compte fait, le détour est partout : dans le domaine des sciences qui progressent par le biais de nouvelles théories ; dans l’éducation où la socialisation de l’enfant passe par la canalisation, la déviation de désirs qui doivent être sublimés pour être acceptables ; dans la société des loisirs où les divertissements sont rois ; dans le mondes des lettres, des arts, de la culture, où l’expression emprunte des voies le plus souvent obliques.

Mais le détour, qui implique la prise en compte du temps, se retrouve aussi dans les choix personnels de la vie : à l’heure où la course à la consommation met en danger la planète, la pratique du détour relève d’une véritable morale de survie, témoigne d’une prise de conscience des dangers du progrès.

 

 

Bibliographie :

Françoise Gadet, Saussure, une science de la langue, éd. PUF, 1987 (une initiation)

Marc Baratin et Claude Moussy, Conceptions latines du sens et de la signification, Centre Alfred Ernout, 1999.