LE BEL HORIZON
Le chemin qui menait au cœur de la Ville Nouvelle était bordé de fleurs qu'illuminaient les torches des enfants rieurs. Les vieillards battaient des mains et les adolescents chantaient. La Reine avait posé sa main sur mon épaule, dans l'attitude rituelle des statues divines. Elle avait les yeux soulignés du noir tatouage des initiés. Je remarquais sa peau bien trop rouge pour être des deux terres. Les prêtres de mon temple avaient raison, la femme du Roi d'Egypte était une étrangère.
Elle surprit mon regard d'un sourire complice, mais déjà un reproche avait quitté ma bouche sans me laisser le temps de réfléchir au sacrilège :
« – D'où viens-tu, étrangère ? »
« – Des étoiles, étranger … »
Elle avait répondu aussitôt, sans cesser de sourire. Elle posa la main sur mon bras nu. Je vis bien à la clarté des torches, que ma peau avait cette même couleur trop rouge.
Étranger. Ce mot cinglant m'avait été renvoyé droit au cœur, comme une flèche décochée à bout portant. Elle souriait toujours, et je la trouvais belle. J'en oubliais ma colère d'avoir été déraciné de Thèbes. Une longue coiffe bleue surmontait son visage, ses pommettes trop saillantes lui faisaient les joues creuses, et cet étrange visage frêle contrastait avec le regard volontaire et incisif de ses grands yeux noirs.
« – Apprends à te connaître toi-même, étranger, avant de juger les autres. »
Elle insistait, et j'en eus l'envie de pleurer. Alors sa main prit ma main, et il y eut tant de chaleur dans ce geste que j'en oubliais tout le présent : je me souvins tout à coup du dieu dans le sanctuaire d'Amon, il y avait eu cette chaleur et ce regard étrange dans un corps plus qu'humain.
« – Belle Reine, un soir j'ai rencontré un dieu qui te ressemblait, et il m'a donné ce collier. »
Mais déjà elle écartait son voile de lin blanc et me montrait sur sa peau nue le grand collier d'Isis qui miroitait aux flammes des torches chancelantes de la procession. Le pectoral était en forme de déesse, qui de ses longs bras, étendait deux ailes protectrices sur la gorge de la Reine :
« – Ce collier d'Isis me vient du dieu que tu as rencontré. Ce fut pour moi un privilège unique d'avoir été choisie pour le porter. Sois donc digne du choix que le dieu fit en t'accordant de porter le collier d'Horus. »
Beauté connaissait le dieu. Et le vieux scribe avait raison, c'était sans doute la volonté du dieu de me faire quitter le temple aux cent portes, et nous étions deux élus retrouvés, deux étrangers parmi les hommes, nos destins s'étaient liés sur cette terre de l'horizon où peut-être un jour le dieu allait réapparaître …
Beauté ajouta :
« – Il t'attend de l'autre côté de son temple … »
Le Roi-dieu se tenait dans la pénombre. Et moi, j'étais devant lui, l'esprit soudain aussi vide sue celui d'un nouveau-né. Les fumerolles d'encens sortaient du temple derrière sa silhouette mince irradiée des lueurs des grandes torches accrochées aux colonnes de la cour d'honneur, dessinant sur l'écran de fumée de longs rayons dorés tout autour de son corps éblouissant. De grands yeux clairs en forme d'amande, les paupières mi-closes, donnant à son regard mystérieux une tendresse infinie, et sa bouche, aux lèvres sensuelles figées dan l'éternel sourire des sages, tout en lui contribuait à rendre cette apparition divine. Il se tenait immobile, fixant mon regard en attendant peut-être que je parle, mais je ne parlais pas. Et je n'osais baisser les yeux des siens, ni ne le pouvais, tout en moi était vide et je me mis à ressentir mon corps comme un corps étranger. Était-ce moi, était-ce lui, lentement les paumes de nos mains s'approchèrent pour se toucher dan la salutation sacrée, pendant que nos visages se frôlaient. Je sentis son souffle sur ma joue, et c'était le souffle de la vie, ses yeux trop près de mon regard devinrent flous, et la vibration de l'air entonna le chant des étoiles. Et ce fut sa main, sa main divine dont la paume enchâssa ma main lorsqu'il me conduisit dans le temple, je reconnus sa main. C'était Lui, c'était le dieu qui m'avait rendu visite dans la chapelle d'Amon, je l'avais retrouvé, il me parlait mais je n'entendais que le son de sa voix chaude et grave. Je marchais à ses côtés dans la grande allée du temple sous le ciel clair où, une à une, les étoiles s'allumaient comme un vol de lucioles au-dessus de ce temple sans toit. Et le dieu continuait :
« – … sans quitter ma ville, je déployais mes ailes d'Horus pour te rejoindre en esprit. Et je t'ai veillé parfois, lorsque, endormi tu reposais au pied des colonnades, je t'ai guetté aussi, du haut des grands portails lorsque tu contemplais le ciel au bord du lac sacré, et je me disais en moi-même : cet enfant-là sera un grand prophète. Mais le destin en décide aujourd'hui autrement. Enfant, tu seras dieu. »
Et moi je continuais à le regarder. Enfant tu seras dieu. Il y avait eu dans sa voix quelque chose de trouble, un tremblement, un son grave. Enfant tu seras dieu … La voix résonne encore comme un écho dans ma tête lourde. Et j'eus la nostalgie des colonnades où le chat fait le sphinx, le grand lac où les étoiles se reflètent à l'infini, les dalles d'argent qui recouvrent le sol au pied de mes colonnes, tout allait disparaître à cause de cette petite phrase définitive : « Enfant tu seras dieu » …
« – J'aimais ma vie d'avant, Seigneur. »
J'avais parlé sans m'en rendre compte, les premières paroles au dieu de l'Égypte, et déjà mon regard se mouillait de multiples regrets.
« – Enfant, le destin veut que tu sois dieu au jour de mon départ. Puisse l'Être Suprême en repousser longtemps l'échéance. Il te faudra apprendre la vie, le peuple et les affaires de l'état. Le co-régent s'est effacé de la vie depuis presque deux ans. C'est lors de ses funérailles que j'ai dû briser mon vœu et franchir les frontières de ma ville pour venir t'apporter le collier d'Horus malgré l'opposition des prêtres d'Amon. Il te faut désormais vivre dans la Ville de l'horizon d'Aton. Car un jour tu seras Roi d'Égypte. Sans doute le destin voulait-il pour le pays des deux-terres un nouveau Roi-prophète. »
« – Qu'il soit fait selon la volonté des dieux ! »
Le Roi sourit à ma réponse. La pureté de son regard conférait à son regard une beauté surnaturelle. Ce dieu me fascinait et je ne le quittais pas des yeux tandis qu'il continuait de sa voix douce et sage :
« – Il nous faudra t'apprendre, Enfant, ce que sont les dieux. Sache qu'il n'est qu'un être créateur et suprême. Les multitudes de nos divinités ne sont que des symboles. Ainsi moi-même ne suis-je que le symbole terrestre de l'Etre Suprême qu'il est temps de rappeler aux prêtres oublieux. Tu seras toi aussi ce symbole, et après toi, tes enfants, et ensuite les enfants de tes enfants. Le réajustement devra s'étendre sur des milliers d'années, il faudra redécouvrir le sens caché des symboles, restaurer les origines pour vivre dans la connaissance. Ainsi, un jour ton état de grand-prêtre sera bénéfique pour ton règne. »
Le dieu s'arrêta un instant, posa la paume de ses mains sur mes frêles épaules et chuchota comme en secret :
« – Enfant, dès ta naissance, il était écrit que tu serais le plus grand dieu d'Égypte. »
Je n'avais jamais eu connaissance de la situation des étoiles lors de ma venue en ce monde, le vieux scribe m'avait enseigné très tôt l'art des étoiles mais il avait toujours refusé d'interpréter ma carte du ciel. Ignorant de l'heure précise de mon incarnation, je n'avais pu moi-même dessiner cette carte. La seule chose que je savais avec certitude, c'était le jour et le lieu de ma naissance, qui coïncidaient avec le couronnement du Roi. Le destin de son règne devait ressembler à mon propre destin …
« – Le Divin Père avait pour mission de te révéler ton destin après les dernières initiations de l'adolescence, et nous pensions que ce serait un chemin religieux, car notre frère Semenkharê était mon co-régent. Je tenais à ses côtés le rôle de Pharaon qu'avait tenu près de moi notre père en son temps. Je veux faire de la co-régence une tradition. Aujourd'hui c'est la Reine ma co-régente, mais le seul héritier des deux couronnes devant la divinité, le clergé et le peuple, c'est toi, et lorsque le temps sera venu, tu monteras sur le trône à mes côtés. Les sages ne s'accordent toujours pas sur la signification de ton double destin. Si tu es Roi, cette charge doublera celle de prêtre initié. Les étoiles ont leurs raisons pour garder leur secret. Il en est de même du destin de mon règne. »
Dans ma tête d'enfant-prêtre, tout allait trop vite, je ne réalisais pas encore très bien ce qui se passait à ce moment. J'avais l'impression qu'on s'était trompé d'enfant, que ce n'était qu'un rêve, j'allais me réveiller dans ma cellule aux murs blancs, près du lac sacré …
« – Tu es désormais le seul héritier du trône d'Horus, Enfant, et ta vie va se doubler de celle d'une princesse royale. »
« – Seigneur, je suis prêtre assermenté, et je veux vivre seul. »
« – Et si le soleil voulait vivre seul, où en seraient nos vies ? »
Les lourdes mains du dieu m'avaient plaqué au sol, contre ses pieds, et j'eus l'envie de pleurer. Les boucles dorées de ses sandales m'avaient blessé les lèvres, je saignais. Le sang chaud me coulait le long du menton et je relevais la tête, presque par reproche, avec arrogance. Alors les douces mains du frère retrouvé portèrent mon visage à son visage étonné aux lueurs incertaines des torches mourantes, le dieu posa doucement son sourire sur mes lèvres brûlantes, et nous restâmes longtemps à nous regarder sans parler, nous réinventant une enfance commune et heureuse, mais dans ses yeux je vis la tristesse et la fatigue d'une charge trop lourde. Il finit par murmurer :
« – Le chemin est difficile, Petit Frère. »
Me prenant par la main, le dieu m'accompagna jusqu'à une table d'offrandes où se trouvait une belle coupe d'albâtre en forme de corolle. La fleur de lotus blanc contenait un breuvage odorant qui m'était encore inconnu. C'était un mélange de parfum d'encens, d'épices et de vin amer. Il me tendit la coupe :
« – Voici le philtre d'Isis préparé pour Horus avant son combat contre Seth. Bois, et puisse le charme d'Isis te donner la force d'Osiris, le dieu des ténèbres. Ensuite, médite sur les symboles de cette nuit, prends le sens de cet instant présent, et descends dans la crypte du temple à la rencontre des mystères de nos ancêtres. »
Je n'oublierai jamais les yeux humides du dieu d‘Égypte. Il se leva, et de dos, s'effaça de la porte du temple, entre les colonnes blanches et rouges qui ne supportaient que le ciel de sanctuaire étrange. Sa démarche était lente et fatiguée. Un souffle de vent chaud balayait les mèches de sa perruque royale dont les rubans dénoués tombaient sur ses épaules nues, les plis de son pagne suivant le rythme de sa marche.
Au loin, sa silhouette devint floue dans la pénombre, c'était la fin d'une apparition divine, et l'immense solitude envahit le temple déserté. Mon esprit le suivait quelque part dans la Ville, je devinais son beau visage avec aux lèvres rougies de mon sang un sourire en forme d'espoir.
Portant la lourde coupe à mes lèvres endolories par la blessure, je fermai les yeux pour mieux apprécier les odeurs qui s'en exhalaient. C'étaient des parfums des voyages en des contrées lointaines, la pénombre des salles des médecins dans les temples de Thèbes, les onguents des embaumeurs, le vin des bateliers de Crête, l'âcre odeur du sang des sacrifices, la senteur de la mort dans l'incendie du temple d'Aton, puis, penchant la coupe entre mes mains, ce fut un liquide à la douceur du miel, épais comme du lait, fort comme les épices de Nubie, chaud comme l'eau du lac sacré à la fin d'une journée d'été. Et le goût de mon sang s'y mêlait au fond de ma gorge.
Lorsque la coupe fut vide, je la posai sur le petit autel des offrandes. Déjà la tête me tournait, et je pensais au vin dont on saoule les guerriers mercenaires avant l'assaut. Le philtre d'Isis devait donner la force d'affronter en face le dieu du mal. Je me souvins du songe que j'avais eu dans le sanctuaire d'Amon. Horus avait été trop faible pour vaincre les enfants de Seth, je n'étais alors qu'un enfant. Deux ans après je devenais Horus moi-même, aimé des dieux, élu d'Isis et d'Osiris, mais il me fallait désormais me préparer pour le jour où viendrait de nouveau le combat.
(… à suivre …)