La nuit du Pharaon – Episode 10

J'avançais jusqu'au sanctuaire. Ce n'était pas un temple, c'était un chant d'amour net de fierté composé par un architecte fou, un cri lancé au ciel par des milliers de colonnes multipliées sur les miroirs des murs recouverts de métal et de tentures de lin fin. Il y avait au centre, un kiosque de quatre colonnes blanches : elles étaient renflées vers le sol et s'allongeaient à leur sommet, donnant l'impression d'être chacune une énorme coulée de pâte de verre qui se serait figée au contact du sol sacré.

Très haut, le plafond du kiosque s'ouvrait largement en son milieu, laissant voir le ciel et les étoiles. Je distinguai de nombreux signes colorés tout autour de l'ouverture, et leurs correspondants sur la grande dalle dorée qui se trouvait juste à l'aplomb. Il y avait des noms inconnus, des planètes et des étoiles dont je n'avais jamais entendu parler, mais au centre exact se trouvait le signe sacré de Sothis.


 

 

Mon cœur se mit à battre encore plus fort en reconnaissant le nom de mon étoile. Je me penchai sur la dalle d'or et caressai les mots de mes mains tremblantes. De l'index, je redessinai le signe de l'étoile en suivant le tracé de la gouge du sculpteur.

L'immense temps désert avait quelque chose de menaçant avec toutes ses colonnes inutiles. Le silence de cette nuit-là était irréel. Pas un bruit ne parvenait de la ville, des rues voisines, des terrasses avoisinantes, comme si toute vie venait de s'effacer avec la disparition du soleil derrière l'horizon. Le philtre gonflait mon cœur comme une odeur trop forte. Mon sang s'affolait dans mes veines et je m'efforçais de contrôler le rythme de ma respiration. Un bien-être total s'empara de mon corps qui ma parut être celui d'un autre, et pourtant j'étais dedans comme derrière un masque, à l'intérieur d'une statue de chair dont la sensualité transparaissait à chacun de mes mouvements. Je sentis mon sourire au bord de mes lèvres, j'entendis le souffle de ma respiration, l'odeur pure et fraîche de l'air qu'une brise apportait du fleuve endormi plus loin, derrière la ville dont la langueur surnaturelle enchantait mon âme. L'air devint santal, oliban, parfum des dieux. Mon corps frissonnait sous ma tunique, mes doigts firent glisser le voile de lin et la densité de l'air caressa ma peau. Je gonflais mes poumons pour emplir ce corps d'enfant du Nil, mais je n'étais plus ce corps, j'étais mon âme, le vent, la nuit, l'Egypte, une partie des dieux. J'étais dieu dans ce long corps de garçon dont je touchais la peau brûlante, et j'aimais ce corps qui se moulait à moi à chaque pas, chaque geste.

Et devant nous s'ouvrait la porte du sanctuaire le plus sacré du temple. Mon corps s'y dirigeait tandis que mon âme englobait chaque chose. L'odeur de santal devint rouge, le silence devint bruissement, souffle de l'air, froissement de la peau, glissement des pieds sur les dalles d'or, murmure de bonheur sur le sourire de mes lèvres. Nous descendions les premières marches, avec l'impression de pénétrer dans l'univers des dieux. En bas, un corridor en pente douce s'enfonçait longuement dans les entrailles de la terre. Nous marchions, guidé par la lueur qui semblait suinter des murs sculptés de scènes effrayantes pour les humains, pour les corps sans âme, pour les autres. Et je me souvins des autres dont les corps ressemblaient à mon corps, et mon âme s'emplit d'amour. Mais les fresques des murs nous accompagnaient. Le style primitif des peintures semblait remonter à l'aube des temps. Sur le mur de droite, des personnages étaient dessinés, grandeur nature, marchant comme nous dans le sens de la pente, tandis que sur le mur opposé remontait une sombre procession de démons sans bras ni tête, poursuivis par des dieux inconnus, et les textes de ces fresques étaient devenus illisibles pour mon esprit embrumé par les parfums stagnants dans ces lieux primordiaux. Je n'avais plus aucune notion du temps, je devais être quelque part sous la montagne, loin de la Ville et du temple lorsque nous arrivâmes dans une grande salle dont le plafond était constitué d'énormes dalles de granit posées en faîte, et peintes d'une carte du ciel que je ne connaissais pas non plus. Au fond s'ouvrait une deuxième salle, plus basse, dont je ne pouvais apercevoir le sol car c'était une sorte de lac  souterrain. Et comme dans le lac de mon temple d la Ville aux cent portes, je me laissais glisser dans l'eau froide. Les vapeurs du philtre s'étaient dissipées de mon esprit, mais je gardais encore en mon âme la dualité de mon être. Je nageais avec ivresse dans cet élément qui avait été la joie de mon enfance, je traversais cette deuxième salle pour déboucher dans une troisième, encore plus grande, plus profonde aussi, sans doute, puisque le plafond était encore plus bas, mais au centre, comme une île, un grand tertre de granit blanc émergeait, irradiant cette lueur rouge qui m'environnait depuis la porte du sanctuaire. Et c'est alors que je m'aperçus que, depuis longtemps, le silence avait disparu pour laisser place à une sorte de vibration, d'abord imperceptible, mais qui maintenant commençait à envahir l'univers. Ce n'était pas une impression ni une fantaisie de mon tympan après avoir mis ma tête sous l'eau, c'était un  son dont la source était en ce tertre. Et le son semblait lié à la lumière qui devenait éblouissante au fur et à mesure que les vibrations devenaient assourdissantes.

Tout autour du tertre, le long des murs, une multitude de vierges blanches, les yeux fermés, portant chacune une torche, murmuraient un son, toujours le même, et leurs souffles superposés rendaient ce son continu, se reflétant en écho au centre de la salle.

En montant sur le tertre qui était une grande plaque blanche, luisante et glissante, je ne reconnus aucun granit ni aucun calcaire du pays des deux terres. Il était pourtant de pierres, si bien jointes qu'on aurait dit un énorme cube de métal blanc. De longues veines bleutées le striaient par endroit, comme la peau fine d'un enfant qui n'aurait jamais vu le soleil. Et au centre, dans une niche creusée dans la masse, une torche vibrait de la lumière d'une flamme, comme une lumière sacrée autour de laquelle on aurait construit ce tertre, puis ce bassin, cette salle, la montagne, le ciel et les autres astres de l'univers … J'allongeai mon corps dans la niche, au pied de la torche, et je fus comme en un tombeau.

Le son et la lumière engendraient des vibrations hypnotiques, et je m'y adonnai comme on s'abandonne à la mort. Et je pensai à Lui, le démon qui rôde autour des enfants parjures, il eut suffi que mon vœu fût brisé, quelque part dans un temple, pour qu'Il vienne me reprendre la vie, réclamant son tribut.

Alors Beauté m'apparut, sortant de l'ombre, et les voix des vierges s'estompèrent. Elle prit la torche, et avant de la jeter dans les eaux, la belle Isis parla par sa bouche :

« – Enfant, Aton t'a donné la vie,
entend ton nom :
Tout-Ankh-Aton, ce qui signifie dans nos temples : Perfection d'Aton .»

Et la nuit envahit notre esprit.

 

 

En remontant vers le temple, je savais qu'ils étaient là, à m'attendre, j'entendais les chants graves et continus qui vibraient autour des colonnes, ils étaient des milliers se reflétant dans les miroirs, une torche à la main et tous vêtus de blanc. Comme chaque matin, quand le soleil se lève derrière les monts de la renaissance où l'on creuse les tombes, la cérémonie de l'aube avait eu lieu. Elle s'achevait au moment où je sortais de la crypte, et j'aperçus le sourire du dieu. Une à une s'éteignirent les torches désormais inutiles dont les fumerolles et l'odeur parfumée emplirent le jour naissant. Pour moi c'était l'aube d'une nouvelle vie.

 

Le Divin Père me fit sortir du temple de l'Horizon par la porte basse de la grande  avenue de la Ville. Et mon cœur et mon corps déjà tant éprouvés sursautèrent à l'image éblouissante d'une vieille femme belle et fière qui se tenait là, sous le soleil brûlant, en haut du pont qui enjambait l'avenue, reliant le temple au palais.

Elle portait une couronne royale et je compris au silence qu'on respectait pour elle que c'était ma mère.

Elle était droite comme une statue, les cheveux balayés par le vent qui s'engouffrait dans les ruelles, elle s'ombrageait le visage d'une main, de l'autre elle retenait les mèches de sa coiffe scintillante. Le visage de ma mère. Le premier bonjour et le dernier adieu de celle que je ne devais plus revoir, je le savais. Il me fallut passer sous l'arche blanche du pont, ne pas me retourner, malgré son regard attendri qui me suivait tout au long de l'avenue menant vers le palais du Nord, où j'allais passer quelques années aux côtés de Beauté, la prêtresse du culte chargée de mon enseignement avec le Divin Père, provisoire co-régente de Pharaon en attendant que je puisse partager le trône à mon tour avec le dieu d'Égypte.

 

 

Les enfants de la Ville m'emmenaient souvent au bord du fleuve, chacun me dévoilant son territoire, sa maison de branchage et de boue. Les petites princesses nous accompagnaient parfois, avec leurs suivantes et leurs précepteurs. Ces jours-là, le paysage ressemblait à un envol de grands papillons blancs parmi les roseaux que les enfants cueillaient par brassées en se coupant les mains. Et le soir, au palais du Nord, en attendant le retour de Beauté, les enfants entonnaient un concert de flûtes, toutes fraîchement taillées dans les vieux roseaux du fleuve sacré, psalmodiant leur étrange musique de leurs petits doigts bandés de lin.

Les nuits étaient longues et douces, je commençais à aimer cette nouvelle vie, malgré le manque de solitude. Les enfants aimaient à s'alanguir le soir, le long des pièces d'eau où dorment les lotus, tandis qu'une nourrice royale nous contait doucement les longues aventures merveilleuses d'Anoup et de Bata[1]. Et quand la dernière note d'un flûteau maladroit tombait sur les dalles luisantes, le lourd silence qui s'installait plaçait sur les lèvres assoupies le sourire des justes.

 

Parfois, Beauté restait plusieurs jours au palais du Sud, avec le Dieu et le Divin Père. Alors mes longues journées finissaient par m'ennuyer des jeux naïfs des enfants du palais, et je quittais le groupe des papillons blancs pour m'enfoncer dans les grands marais interdits qui bordent le fleuve par delà la Ville Nouvelle.

Ce domaine sauvage se chauffe d'un soleil brûlant quand la journée s'avance, et sous les brindilles craquantes, les longs serpents de la mort somnolent dans leurs nids. A certaines saisons, les villageois du pays vont brûler les broussailles pour se débarrasser de ces êtres rampants. Mais dans la Ville de l'Horizon, personne n'aurait songé à détruire ainsi des animaux qui ne cherchaient qu'à vivre tranquillement leur vie sans être dérangés. On se contentait donc d'interdire leur domaine aux habitants, et surtout aux enfants, en racontant nombre de fables terrifiantes.

Un très vieux prêtre de la Ville aux cent portes m'avait parlé un jour, des serpents, comme on parle des chats, respectant leur caractère et leur nature, s'en faisant presque une image amicale et familière. Devant mon intérêt pour sa passion, le vieillard m'avait emmené dans sa cellule, qu'il occupait au plus profond des murs d'un vieux portail monumental du temple. Au moment d'entrer, il était passé devant moi, en murmurant des paroles incompréhensibles. Son sourire édenté m'émerveilla quand il me révéla qu'il parlait à son serpent. Et en effet, au fond, dans la pénombre, sortit d'un grand panier de joncs tressés un énorme cobra encore à moitié endormi, qui vint s'enrouler autour du bras que le vieillard lui tendait.

Ses mots étaient des formules inventées dont les sons particuliers avaient fini par imprégner l'animal, qui ne répondait plus qu'à ses paroles précises, par habitude, et peut-être par affection pour ce vieux sage attentionné qui m'expliqua ses secrets, touché qu'il était de mon intérêt subit et de mon inconscience de petit enfant naïf.

Le vieux prêtre était mort depuis bien longtemps dans le fond de sa cellule, et son serpent disparut, mais son ombre semblait m'accompagner dans le domaine interdit de l'Horizon.

J'étais devenu un grand garçon prudent, et les paroles du vieillard revenaient avec mes souvenirs. Personne ne s'étonna beaucoup au palais, de me voir lacer mes jambes de larges bandeaux de cuir jusqu'au-dessus des genoux, sans doute les enfants crurent-ils me voir faire des préparatifs pour partir vers quelques conquêtes guerrières imaginaires contre les fantômes des marais, mais les enfants-papillons durent être déçus plusieurs fois de ne pas me retrouver au cours de leurs campagnes pacifiques qui avaient pour mission de me ramener mort ou vif à la cabane qui leur servait de fief.

Les jambes ainsi parées, je m'enfonçais lentement dans les broussailles, à la recherche d'une famille de serpents à observer. J'ai passé des heures entières à repérer sur le sol sablonneux, des traces, j'ai perdu des jours à tenter de les suivre sur la terre humide du rivage, des nuits à guetter la sortie d'un trou équivoque dans les brindilles. Parfois, une mangouste trop rapide m'indiquait un chemin. Mais c'est le soir, au crépuscule, lorsque la fraîcheur des ombres s'étend au bord du fleuve, qu'immobile et silencieux, il faut guetter les bruits de leur domaine interdit. Tous les êtres frémissent du froid qui s'installe avec la nuit. Les mangoustes s'endorment. Alors de longs éclairs glissent vers la rive, guettant de petits animaux attardés, frôlant le nid d'une cane endormie, happant la musaraigne éblouie par le regard du monstre dressé qui rentre s'endormir à son tour, rassasié, dans le trou de brindilles silencieuses.

Je revenais tous les soirs, jusqu'au jour où, armé d'un long bâton fourchu, je me décidais à fouiller délicatement le nid abandonné pour quelques instants. Les œufs étaient là, transparents, mous et tendus, avec à l'intérieur un petit être qui déjà se débattait de trop de lumière soudaine, et pourtant crépusculaire. Alors, j'ai dû vite refermer le nid, le cœur battant comme pour un monstrueux sacrilège, et fuir loin du domaine interdit avec au creux du pagne relevé contre mon cœur, le fragile petit œuf qui palpitait encore plus terrifié que moi. Et dans la nuit, le souffle du vieillard m'accompagnait encore par delà sa mort.

 

Les enfants guettaient de la terrasse l'étrange guerrier botté de cuir. Mais ils respectèrent le secret que je portais sur le cœur comme un trophée sacré. La corbeille était prête depuis longtemps, juste à côté de ma couche. J'y plaçais délicatement l'œuf déformé par le petit qui naissait.

Au jour le jour, je nourrissais le petit serpent d'œufs de poissons ramenés du port, et un petit son strident sortait de mes lèvres pincées, un rythme pour le nourrir, un autre pour l'appeler quand je voulais le sortir. En quelques mois, l'animal devint assez conséquent pour avaler des œufs de tourterelles, puis de canes. Tout autre humain que moi semblait le terrifier, mais il m'obéissait bien. Le vieillard pouvait être fier de son élève. Et moi, j'étais heureux de lui. Beauté finit par partager mon secret, en s'en amusant étrangement, à ma grande déception. Mais étant de souche divine, elle savait parler aux serpents et s'en faire respecter. Quant au Divin Père, il souriait d'une « tradition qui s'était depuis trop longtemps perdue » …

Moi, j'aimais Neb qui remplaçait un peu mon ami le chat, laissé dans le temple de la Ville.

Je l'appelais Neb à cause de son panier. Car ce mot, en écriture sacrée, se dessine avec  la forme d'une corbeille, et signifie « Maître » ou « Seigneur » …

 

(… à suivre …)


[1] Célèbre et ancien conte des deux frères, dont une version intégrale d'époque ramesside nous est parvenue.