Déployant lentement ses lourdes ailes au-dessus du nouvel Horizon, le grand épervier blanc soulève le long voile triste de la nuit vers les pâles lueurs de l'aube. C'est l'instant indécis où la nuit oublie les ténèbres, l'instant où l'aurore se croit un crépuscule, l'instant où la vie balance avec la mort.
Une à une s'éteignent les étoiles éblouies par le jeune soleil qui darde son premier rayon, et la plaque d'or que porte au front le grand obélisque sacré, comme un miroir de métal, déchire alors la nuit agonisant d'un long trait oblique dans la brume matinale, éclairant quelque espace inconnu vers les profondeurs de l'univers.
Et puis l'oiseau de lumière s'envole au-dessus du temple-silence. Douze obélisques irradient leurs quarante-huit rayons parallèles jusqu'à l'heure sacrée où le soleil reçoit en retour son propre éclat multiplié par les miroirs d'or.
Au milieu du jour, chacun à son heure suivant sa hauteur et l'inclinaison de son pyramidion, les obélisques se relaient de temple en temple à travers les airs en tissant un filet lumineux que la brume de certains jours fait paraître matériel. Les deux plus grandes flèches, celles de la Reine Hatasou, rejoignent ainsi celles de l'autre temple au fond de la ville, qui à leur tour renvoient ses rayons au soleil lui-même, dessinant deux longs triangles lumineux vers la voûte céleste.
Vient l'heure où les sanctuaires s'éblouissent des rayons dorés concentrés depuis les longues aiguilles dressées par les sages. Et s'allument les douze chapelles tandis que les ombres calculent au sol les longs cercles gravés depuis des millénaires, jusqu'au soir, quand l'Égypte s'endort. Et le grand oiseau noir referme ses ailes au-dessus du dernier horizon.
Les yeux verts luisaient face au crépuscule. Allongé comme un sphinx, les deux pattes en avant, le chat dressait le col, figé dans l'attitude hiératique des sages oubliés. Par quel miracle de souplesse était-il arrivé en haut des colonnes de pierres pour s'avancer lentement jusqu'au linteau de la porte bleue du temple intérieur ?…
Je m'étonnais toujours de le retrouver aux endroits les plus inattendus. Un vieux scribe disait même l'avoir vu une nuit de pleine lune au sommet d'un des grands obélisques de la Reine, dans un halo de lumière d'électrum jauni par la clarté de l'astre des nuits. Je croyais le vieillard.
Le chat pencha la tête entre ses pattes pour mieux me voir, quelques dizaines de coudées plus bas. Cette hauteur devait être vertigineuse pour ce petit être que moi-même j'avais de la peine à distinguer. J'avais remarqué que les chats aimaient à se trouver au-dessus des humains, sans doute en avaient-ils assez de toujours lever le museau pour n'apercevoir finalement qu'un bout de menton et le dessous d'un nez quelque part au milieu d'un visage sans regard.
Les chats du temple étaient sauvages. Aucun prêtre ne se serait aventuré à les surprendre dans leur sommeil. Leurs morsures sont cruelles et leurs griffes redoutables.
Un des premiers exercices d'écriture proposés aux novices était un conte écrit par le vieux prêtre Nebamon, scribe d'Amon que l'on rencontrait parfois aux cours des belles fêtes du temple. Le texte était facile, la grammaire simple, et l'histoire avait l'avantage de mettre en garde les enfants-prêtres contre les nombreux chats sauvages qui peuplaient les alentours des sanctuaires, tout en montrant que le destin fixé par les dieux pouvait s'avérer bienheureux malgré les événements malheureux de la vie :
Il y avait une fois, dit-on, dans le temple d'Amon-qui-écoute-les-prières, un garçon qui était à l'école des scribes. Or voici qu'au lieu d'écouter son précepteur et d'apprendre l'art de l'écriture sacrée, il s'en fut par les allées du temple. Chemin faisant, il rencontra le petit d'une chatte qui avait le don de la parole. Le petit de la chatte lui dit ceci : « Emmène-moi avec toi, car j'ai perdu ma mère et je n'ai plus ni frère ni sœur pour me nourrir. »
L'enfant lui répondit : « Eh quoi, que ferai-je de toi, moi qui ne suis qu'un novice du temple d'Amon-qui-écoute-les-prières ! Où trouverai-je du pain pour te donner à manger et où trouverai-je du lait pour te donner à boire, moi qui n'ai ni pain à manger pour moi-même, ni lait à boire pareillement. »
Le chat lui dit : « Lorsque Rê sera dans sa barque nocturne, va aux cuisines des magasins du temple, car à cette heure la terre est comme une étendue déserte, les hommes dorment dans leurs maisons, les animaux se tapissent dans leurs terriers, les dieux vaquent à leurs occupations. Alors prends deux pains et une jarre de lait, et nous aurons à manger et à boire. »
Et ainsi dit le petit de la chatte, et ainsi fit le garçon.
Et quand la terre se fut éclairée et qu'un second jour fut venu, Amon-qui-écoute-les-prières, ce prince de l'Ennéade[1], comme il rentrait de sa course nocturne, eut faim et s'en fut dans les cuisines du temple. Et ce grand dieu vit qu'il lui manquait deux pains et une jarre de lait. Or ce Prince sut ce qu'avait fait le garçon la nuit précédente. Alors le dieu fit appeler la chatte et lui dit : « Va, et punis le garçon comme il se doit, car il a suivi plus petit que lui et n'a pas respecté la loi de Maât[2]. »
La chatte retrouva son petit dans la chambre du garçon et dit à l'enfant : « En vérité, je viens ici pour t'aveugler de tes deux yeux, selon la volonté du Prince de l'Ennéade. »
Et comme elle avait dit, elle fit. Elle sauta au visage de l'enfant et l'aveugla de ses deux yeux. Et l'enfant ne vit plus jamais la lumière de Rê.
Et beaucoup de jours passèrent là-dessus. Or Mout eut de la compassion pour le garçon. Elle vint lui enseigner l'art de la musique et des chants.
Et après que beaucoup, beaucoup de jours furent passés encore, le garçon devenu comme un homme fut le plus grand harpiste de Sa Majesté, vie, force, santé, et fit entendre dans tout le royaume ses chansons.
Et quand son corps fut devenu vieux, Amon, ce grand Seigneur vint quotidiennement visiter l'aveugle qui devint ainsi le grand prophète d'Amon dans le temple de celui-qui-écoute-les-prières.
C'est venu heureusement à son achèvement, en paix, ainsi qu'il est écrit, sous la direction du Scribe Nebamon, scribe du temple d'Amon-qui-écoute-les-prières. Celui qui dira du mal de ce livre, Thot sera pour lui un adversaire.
A la suite de cette histoire, le prêtre instructeur nous avait raconté que certains peuples barbares de l'orient ou du nord croyaient que nous crevions volontairement les yeux de nos musiciens afin qu'ils ne puissent voir les formes des femmes au cours des fêtes et des banquets. Il est malheureux que ces peuples aient toujours le besoin de voir en autrui plus barbares qu'eux-mêmes, si porté qu'est l'homme à juger les autres selon sa propre façon de faire. Ils ne pouvaient imaginer que ce sont justement les aveugles qui sont plus doués que les autres pour jouer la musique divine, mais qu'il n'est pas nécessaire d'ôter la vue à un élève musicien. Quant aux femmes trop désirables pour les barbares, combien faudrait-il aveugler de serviteurs pour les cacher aux yeux des hommes …
La nuit s'était faite ; le chat trônait toujours en haut de la porte monumentale. Combien y avait-il de portes dans l'ensemble des temples de la ville ? … Les prêtres affirmaient qu'il y en avait plus de cent. La ville aux cent portes … Je contemplais le chat sans relever la tête, le regard perdu dans le dallage d'argent poli qui reflétait le ciel étoilé, en doublant le temple sacré d'un temple tout autrement sacré puisque impalpable et inaccessible au commun des mortels. J'aimais ce temple reflété plus encore que le temple de pierres. Il suffisait d'une rosée matinale pour iriser son image et déformer ses contours, et dans ce reflet, l'architecture retrouvait sa pureté première, sans se soucier des inscriptions des rois et des dieux inhumains.
Les colonnades scandaient la maison de vie au rythme des reflets de ses colonnes. Et je posais mes mains sur ces images qui devenaient moites sous mes paumes, et troubles sous mon souffle déposant une légère buée comme l'écran d'une fumée d'encens.
Et dans cet autre temple reflété par les dalles, je regardais cet autre moi-même. Mon visage me paraissait trop rond et déséquilibré par cette mèche rituelle qui pendait à droite de mon crâne rasé. Un jour un prêtre viendrait couper la natte torsadée et poserait sur ma tête la fleur de la sagesse. Alors il ferait sur mes paupières le tatouage de l'initiation. Je pourrais assister aux cérémonies officielles, voir enfin le dieu vivant, le Roi fils d'Horus et Horus renouvelé. Mais si je savais que le Pharaon ne méritait pas son titre, j'avais envie de le rencontrer.
Depuis la nuit passée dans le sanctuaire d'Amon, je ne sortais plus le jour dans cette ville fantôme peuplée de prêtres et remplie de temples. Plus de quatre-vingt-dix lunes étaient passées depuis ma naissance dans le temple de Mout. Le vieux Ayï qui était réapparu, et quelques prêtres précepteurs étaient les seuls êtres que je continuais à rencontrer la nuit.
Cette nuit, le temple paraît vide, rythmé par les longues colonnes silencieuses et les fins rayons lumineux de la lune qui descendent du ciel dans la pénombre inondée d'une nappe d'encens. C'est l'odeur des dieux, une fumée bleuie comme un long voile irréel, la lenteur immatérielle des fleurs de l'au-delà. La lourde porte d'ébène s'est refermée dans un lointain claquement qui tonne encore quelque part contre les murs opposés, comme les cercles d'un lac se font et se refont le long des bords, jusqu'à disparaître enfin dans le silence. Mais dans le temple, les rayons ont un son, peut-être à cause de l'encens. Entendre la fumée planer au milieu des colonnes. Et le sang dans mes veines, mes tempes. Le temps s'arrête. J'ai froid. Alors, lentement, un son, unique, toujours le même, qui tourne comme l'écho de la grande porte, un son repris tour à tour par les multiples voix graves des chanteurs quelque part dans une autre salle du temple, une litanie qui s'amplifie jusqu'à n'être qu'un souffle vibratoire tant les voix sont mêlées, un chœur long et persistant, hypnotique lorsque soudain la chanteuse d'Amon de sa voix rauque et stridente déchire l'atmosphère de sa lente mélopée qui s'enroule comme un serpent le long de la sourde monodie des chanteurs imperturbables. Puis le chœur des vierges vient apaiser la voix de la chanteuse d'Amon, et l'harmonie se crée, ouvrant lentement les portes de la nuit. Là, tout est bleu entre les étoiles qui scintillent comme les milliers de grains d'or lancés au gré du vent du nord, et je m'étends dans l'espace comme une nappe de brume, pour englober chaque chose, chaque étoile, chaque particule de cet immense univers de Nout, me sentir lumière de Rê dispersant les ténèbres de la nuit sans jamais trouver d'obstacle où pouvoir me réfléchir, devenir cosmique, énergie, amour, chaleur, chaleur d'Isis et chaleur de Maât, chaleur intense et vivifiante, chaleur brûlante de la vie, et lentement je m'éveille au sol du temple silencieux lorsqu'un des derniers rayons obliques qui sort encore du toit vient caresser mon front brûlant.
(… à suivre …)
[1] Une ennéade est un panthéon de divinités. Il existe plusieurs ennéades, la plus ancienne, la plus grande ennéade d'Héliopolis est composée de neuf dieux : Atoum, Chou, Tphénis, Geb, Nout, Osiris, Isis, Seth, Nephtys. La petite ennéade comporte les noms des dieux qui ont pris de l'importance au cours des âges, tels Horus, Thot, Anubis, Maât. L'ennéade de Karnak dont il est question ici comporte quinze membres sous l'autorité d'Amon-Rê.
[2] Maât, déesse de la justice et de la Vérité, préside à la pesée des âmes.