La nuit du Pharaon – Episode 5

Je ne sais combien de temps j'ai pu dormir cette nuit-là, oubliant l'endroit où j'étais, quelque chose m'avait éveillé, un souffle, un bruit peut-être, la porte, la lumière ou un songe, car tout était calme et silence dans la chapelle d'Amon.

Un parfum pourtant me semblait différent de l'encens qui stagnait dans le sanctuaire. Quelqu'un était entré, un prêtre, un dieu ou bien un de ces soldats menaçants venus pour me tuer comme on avait tué le co-régent presque sous mes yeux, trois mois auparavant. Et je réalisais alors la portée de mon sacrilège. J'étais sur les genoux du dieu, dans une chapelle interdite, au milieu du plus grand temple d'Égypte, justement le soir où Pharaon devait venir visiter Thèbes …

Mais plus rien ne bougeait. La statue était glacée. Les nuits sont fraîches en cette saison, et le métal avait perdu la tiédeur de la chaude journée. A travers l'ouverture du toit, se découpait un carré de ciel avec, au centre, une étoile très brillante, mon cœur d'enfant lui dédia ma vie, mon espérance, mon avenir, j'avis peur, le dieu s'était réveillé lui aussi, je sentais son souffle près de moi, je ne le voyais pas mais il était là, mes temps étaient humides …


« – Mauvais, mauvais, mauvais : quiconque porte les mains sur un enfant mourra en terre étrangère et restera sans sépulture. »

Le sort que je venais de lui jeter ne parut pas le troubler, car déjà il posait sa main sur mon front. J'étais paralysé par la terreur : je voyais son crâne rasé, mes ses mains étaient douces, je distinguais son visage, son sourire, c'était un inconnu, un étranger, il n'était pas du temple.

« – Qui es-tu ? »

J'avais parlé sur un ton de reproche, comme si personne n'avait le droit de venir me déranger dans ma contemplation divine et l'autre souriait. J'apercevais à peine son regard qui me paraissait chargé de sagesse et d'amour, comme celui d'un très vieux prêtre sur un visage encore adolescent. C'était un prêtre, je le sentais, mon son grand collier d'or le faisait dieu, à l'image du dieu du lac. Le pectoral dessinait une large corolle autour de ses épaules, et la silhouette d'un oiseau ciselé dans l'or pur protégeait son torse nu. Le collier m'attirait comme une mire hypnotique qui scintillait dans la pénombre, car c'était le collier déchiré à la place du cœur, l'attribut royal du prince assassiné.

« – Connais-tu Horus ? »

Le prêtre-Dieu avait parlé d'une voix grave et ferme. Qui était-il celui-là pour oser pénétrer dans le sanctuaire sacré ?

Il parlait à voix haute, alors qu'il était interdit de murmurer : était-ce Amon Lui-même incarné dans le corps de prêtre trop sage pour être humain, était-ce Semenkharê réincarné par l'entremise d'Amon, car il nous ressemblait, ce dieu adolescent apparu soudain dans le plus secret des sanctuaires de la Ville Sainte, au centre du monde … Horus, le Dieu-faucon, bien sûr je connaissais Horus, j'avais vu ses images, ses statues, et le songe de cette nuit revenait à mon esprit, Horus assassiné par les enfants de Seth.

Le dieu m'avait pris les mains, me serrant le bout des doigts comme pour me rassurer :

« – Je suis dieu, et je suis venu te transmettre le collier d'Horus. Cette nuit est le moment le plus important de ta vie, Tout-Ankh-Aton, sois fort, et suis ta voie, car c'est celle d'un dieu. »

 

Alors, ce fut une cérémonie, le passage du grand collier d'Horus des épaules solides du dieu de chair à mon frêle buste d'enfant. Le lourd pectoral glissa sur mes épaules trop étroites, le dieu n'avait plus le sourire, il murmurait des paroles que je ne comprenais pas, il parlait de Rê, lentement, il chantait une monodie qui vibrait autour de nous et j'oubliais mon corps d'enfant, un dieu me parlait, il me dit que j'étais désormais :

« Tout-Ankh-Aton, Celui-qui-porte-le-collier-d'Horus ».

 

 

Le grand collier semblait se transformer entre ses mains. L'or ciselé scintillait dans la pénombre, le dieu était en face de moi, il avait défait le collier de son cou et il me le transmettait sans le retourner, plaçant l'or sur ma peau tandis que je découvrais de l'autre côté du pectoral le chatoiement des pierreries incrustées sur les plumes des ailes et du corps du grand épervier. Le collier d'Horus était le signe des pharaons transmis de génération en génération depuis l'aube des temps. Je me souvenais des enseignements de mes précepteurs : l'or est la chair des dieux, et l'or était sur ma peau, tandis que brillaient les couleurs d'Horus au-devant de moi. Le dieu ouvrit les portes du sanctuaire, et ce fut aussi une cérémonie, ces deux bras tendus pour tirer les lourds battants de bronze qui résonnèrent contre les murs. Il se retourna de l'autre côté du seuil, comme au-delà d'une limite, et son regard éclairé par la pâleur de la nuit du dehors pénétra mon regard :

« – Horus te protège, sois ferme et sois digne, étends tes ailes au-dessus du monde et ne t'effraie pas des cris des enfants de Seth, car c'est par le sacrifice des dieux que l'humanité comprendra sa divinité. »

 

Mon cœur d'enfant n'avait plus peur puisqu'un dieu était venu me rendre visite, un dieu avait daigné s'incarner et descendre dans ce sanctuaire, c'était Amon lui-même sorti de l'au-delà pour me prendre sous son ombre, me protégeant par ce collier que mes doigts incrédules caressaient inlassablement de peur que ce ne fût encore un songe.

 

Trois jours et trois nuits de jeûne furent les plus beaux instants de mon enfance. J'étais transformé par la visite du dieu. Les longues journées s'écoulèrent devant mes paupières closes, et je comptais les nuits en regardant passer les étoiles jusqu'à celle qui désormais me protégeait, puisqu'elle avait forgé mon destin au moment où je croyais devoir périr sous les coups d'un prêtre inquisiteur. Car ce fut cette étoile qui fit qu'un dieu me toucha de ses mains et de son regard. La statue d'Amon n'était plus qu'un tas d'or inerte et glacé. Je renouvelais mon vœu de vivre la nuit et de dormir le jour pour atteindre la sagesse des dieux et oublier la faiblesse des hommes.

Et je résolus d'attendre toute ma vie dans ce temple, attendre de revoir le dieu qui m'avait visité tandis que tout un peuple perdait son temps à célébrer les fêtes d'un Pharaon parjure.

Durant des heures entières, mes songes refirent en moi-même la cérémonie du passage du lourd collier royal, des épaules divines à mon buste d'enfant, Horus se substituant au dieu, si bien que je ne sus plus discerner mes rêves du réel, hormis cette fatale réalité qui venait de bouleverser ma vie : le collier d'Horus qu'avaient déjà porté deux princes sous mes yeux …

 

Lorsque à la fin du troisième jour le soleil se fut glissé derrière l'Horizon de l'Ouest, un vieux prêtre parlant vint ouvrir le sanctuaire, avec moins de cérémonie que ne l'avait refermé le dieu. Il y eut un moment de stupeur. Le prêtre s'enfuit en gesticulant, et je compris que le collier d'Horus était la cause de cette réaction inattendue.

J'eus peur de la jalousie des prêtres, il eut été facile de m'accuser de vol, de sacrilège, pour m'arracher le gorgerin et me jeter aux crocodiles. Dans mon esprit d'enfant, ces bêtes cruelles dévoraient aussi bien les justes que les coupables. Et j'en vins à me demander si dans un délire, je n'avais pas volé moi-même le pectoral d'Amon en m'en faisant un rêve dont j'allais bientôt devoir payer le prix. Le temps se suspendait à mon souffle. Mais la douce voix du dieu résonnait toujours à mon esprit :

« – Horus te protège. »

Et Horus me protégea puisque tous les dignitaires du temple vinrent défiler devant le sanctuaire, les yeux rivés sur le collier qui pesait déjà trop lourd sur mes épaules d'enfant gêné d'être ainsi le pôle d'attraction de centaines de prêtres qui soudain se souvenaient de moi.

 

Ce qui m'arrivait fut pour eux un coup de la partie de senet que jouaient les dieux depuis des millénaires. Les deux clans d'Aton et d'Amon engagèrent de nouvelles joutes oratoires, s'affrontant de plus belle. Les grands dignitaires d'Amon, surtout, semblèrent me rejeter, leurs chuchotements trahissaient leur colère et leur dépit et, sans comprendre leur aversion soudaine envers moi, je pensais qu'enfin ils s'étaient rendus à l'évidence : puisque Amon était venu me voir, j'étais son fils et il était mon père.

 

Je ne quittais plus le collier d'Horus qui semblait me protéger du clergé de Thèbes. Lorsque je rencontrais un prêtre, c'était pour lui un mélange de déférence et de colère, il baissait la tête, instinctivement par respect pour le pectoral, mais se reprenait aussitôt par un regard chargé de haine, cette haine que j'avais remarquée dans les yeux des vieux prêtres, la nuit où l'on m'avait emmené dans l'enceinte interdite à la rencontre des statues démoniaques d'Aménophis, l'Aimé d'Aton.

Je passais de longues nuits à parcourir le temple lorsque tous étaient endormis, tandis que je me retirais le jour dans la pièce de briques crues qui m'était réservée dans mon  quartier du temple.

Les appartements des prêtres étaient adossés les uns aux autres, formant un énorme mur d'enceinte qui ressemblait aux fortifications orientales dessinées sur les grands portails par les Rois conquérants. Le temple de la capitale était une ville à lui seul, il y avait en plus des nombreux sanctuaires et dépendances, en plus des trois lacs sacrés et des petits temples annexes, une multitude de magasins où étaient entreposés les richesses et les réserves de cette grande communauté. Il existait des corps de bâtiments entiers qui abritaient des cuisines, des ateliers, des appartements, des palais pour les dignitaires, et toute une aile était réservée aux artistes sacrés : architectes, tailleurs de pierre, sculpteurs, scribes-peintres, mais aussi danseurs et chanteurs, médecins et embaumeurs.

Je fus transféré à l'est du lac, dans le quartier des prêtres assermentés, ceux dont la vie entière était dédiée à une divinité. Et après la visite du dieu, je me mis à vivre de plus en plus en marge de cette ville grouillante, je ne voyais plus personne, et je trouvais mes repas devant ma porte, dans une petite niche aménagée à cet effet pour les périodes de retraite. On ne venait plus me chercher pour aller à l'école des scribes, et je passais mon temps à errer dans mon quartier retiré, profitant de la nuit pour parcourir les allées désertes du temple d'Amon.

 

 

Les lèvres au ras de l'eau, je nageais, lentement vers le centre du lac qui paraissait s'étendre à l'infini. La nuit claire et silencieuse vibrait déjà du chant des étoiles. Je m'étais habitué à les écouter dans le calme silence des longues nuits d'Égypte, et tout mon corps s'imprégnait de chaque bruissement de la vie. Lorsque je marchais dans la nuit, je sentais la densité de l'air renforcée par la brise qui venait du Nil me caresser la peau, et le jour, le soleil réchauffait chaque partie de mon être d'une douce tendresse.

La nuit, jusqu'à mes joues, tout mon corps ressentait les particules lourdes de l'eau fraîche du lac. Au-dessus de mes lèvres mouillées, la caresse de l'air dilatait mes narines.

Prenant à pleins poumons le souffle frais de la nuit, je m'enfonçais dans les eaux planes, comme une barque glisse au fond du fleuve quand elle est trop chargée, suivant le vent des ondes pour se poser doucement dans la vase brumeuse des sombres profondeurs, et là, allongé sur le dos, je contemplais le miroir scintillant de la surface interne du lac dont je venais de troubler le calme.

 

Vu d'en bas, tout l'univers connu se bouleverse. Sous l'eau, la pesanteur m'étonnait toujours d'être inversée, et j'aimais lutter contre cette force irrésistible qui me remontait à la surface, comme si le milieu de l'univers s'était trouvé justement sur cette ligne imperceptible qu'est le niveau de l'eau : la séparation de deux univers, le miroir à deux faces qu'il est si facile de franchir. Ici, non pas le silence, mais l'étrange musique du sable roulé quelque part sur les marches de pierre, au bord du lac, par les remous de mon corps. Et puis aussi le bruit de mon propre sang dans ma tête, le battement des tempes qui s'amplifie au fur et à mesure que le temps passe sous l'eau, sans le renouvellement de cet air que chassent peu à peu mes poumons chiffonnés, le frisson des bulles scintillées comme de grosses étoiles, de petites planètes éphémères composées d'air dans cet élément liquide. Et la lumière, la lumière à peine diluée par la clarté du soir qui donne de fluorescentes lueurs verdâtres à ce monde parallèle.

Parfois une longue forme mouvante s'accrochait à mon bras, comme un fantôme oublié. A chaque fois la même frayeur de petit garçon, puis l'envie de rire puisque ce n'était qu'une longue tige de lotus endormi. Là aussi le monde est étrange pour ces plantes vénérables. Vues d'en haut, elles ne sont que de fragiles corolles posées près d'une feuille étalée au gré de l'eau. Mais depuis le fond du lac se révèle une vie totalement différente. De longues tiges de plusieurs coudées, comme les cordes des barques, retiennent les fleurs, dessinant sous l'eau un enchevêtrement impénétrable de verts tentacules vivants qui, la nuit, pour assoupir leurs fleurs, les tirent délicatement de quelques pouces, refermant au passage du miroir de l'eau les lotus qui s'endorment pour ne renaître qu'au jour suivant, dès les premiers rayons du soleil renouvelé.

 

A bout de souffle, il faut repasser le miroir en dessinant à la surface du lac de longs cercles concentriques qui vont lentement s'étaler jusqu'aux berges avant de revenir en échos d'ondes infinies …

Une odeur de lotus plane toujours à la surface des eaux, comme le parfum d'une offrande sacrée persiste après les logues cérémonies. Et sous la lenteur des fleurs fantômes, persiste l'odeur de l'eau, subtile essence de la pureté originelle. Devant mes yeux, les vaguelettes déformaient le reflet des étoiles mouvantes à leurs formes premières avant de s'allonger de nouveau sur les vagues de l'eau au rythme de mon corps.

Au ciel, la courbure de la lune s'avance inexorablement. M'attardant un instant à la fixer du regard, je devinais dans la luminosité floue du disque les déserts sablonneux dont aucun fleuve sacré n'assure le bonheur de vivre.

Au loin, la brume chaude du Nil semble vouloir prolonger le lac du temple par de légères bouffées transportées par le vent.

Les nuits sont longues et sereines, je n'entendais plus les plaintes des prêtres de la ville aux cent portes qui s'endormait à son tour avec les dieux mourants.

Les étoiles scintillent, innombrables, indénombrables. Combien de milliers d'années, de milliers de vies me faudrait-il pour achever de les compter … Il m'arrivait parfois de m'étendre au bord du lac, et là, choisissant un coin du ciel, je commençais à compter les étoiles une à une, jusqu'à ce que mon esprit quittât mon corps pour rejoindre la barque de Khonsou.

(… à suivre …)