La nuit du Pharaon – Episode 4

 

C'était pour le triste Pharaon d'Aton qu'on tendait ce jour-là les banderoles bleues et blanches en travers des grandes portes du temple, c'est pour lui qu'on préparait les danses rituelles et les chants funèbres, et pour la première fois, j'allais rencontrer le Seigneur de l'Égypte.

J'étais sûr depuis le soir de l'incendie, et malgré les réserves de Khonsou, que ce Roi était un démon, d'autant plus qu'il allait briser son serment solennel en revenant à Thèbes, la ville qu'il avait bannie, mais je voulais le voir, et sa visite officielle au temple d'Amon, pour la première fois depuis son couronnement, allait me permettre d'approcher celui qui se prenait pour le dieu de l'Égypte et dont le nom empoisonnait depuis si longtemps l'atmosphère des sanctuaires de Thèbes.

J'avais entendu les répétitions des chants d'Aton, la longue monodie sacrée de la Vierge blanche, la lente mélopée des choristes, tout ce peuple d'enfants, de jeunes filles et de prêtres vêtus de bleu accompagnerait l'hommage sacré de tout un peuple à son Roi pendant trois jours de cérémonies religieuses et de festivités populaires, car le peuple, insouciant des luttes théologiques  et des funérailles princières, attendrait, aux portes de l'enceinte, les grands défilés des dignitaires et des ambassadeurs.


 

Mais la veille du jour tant attendu, un petit prêtre muet vint me chercher. C'était un jeune novice vêtu d'une robe blanche, un de ceux qui avaient fait le vœu de ne plus parler qu'aux dieux et qu'on ne rencontrait jamais dans le temple, car ils se retiraient dans l'ombre secrète des sanctuaires. Je ne lui posai pas de question inutile, mais je remarquai son doux visage aux yeux clairs qui contrastait avec les faces parcheminées des prêtres précepteurs. L'enfant-prêtre me fit signe de le suivre. Je n'eus pas le temps de faire mes ablutions ni mes prières du soir, comme un grand frère, il me prit par la main et me conduisit au cœur du temple d'Amon. Pour la première fois je franchissais les limites du portail de Thotmés l'ancien, la porte la plus sacrée du temple qui ouvrait sur le sanctuaire du grand dieu de Thèbes où seuls les initiés et les grands-prêtres avaient accès.

 

 

Derrière la porte monumentale revêtue d'électrum, une allée de granit rose, formée de dalles polies comme un miroir, était bordée de sphinx à tête de bélier[1], comme à l'entrée principale de la ville des dieux, sur le chemin du canal qui va vers le Nil, mais ces sphinx-là étaient en or, et entre leurs pattes, une jarre d'encens diffusait une brume lente et lourde qui stagnait à quelques pieds du sol, me donnant l'impression d'avancer dans un fleuve irréel aux parfumes inconnus.

Régulièrement, au-dessus de chaque statue, une ouverture dans le toit laissait filtrer la lumière du soir qui descendait en rayons obliques, marquant le sol rose d'éclats éblouissants. Nous avions défait nos sandales, et nos pieds nus ne faisaient plus aucun bruit. Le petit prêtre muet me conduisait vers le sanctuaire d'Amon, me devançait rituellement, sans me lâcher la main, tel un dieu me conduisant dans le domaine inconnu de la Douat[2].

Après avoir traversé le dromos, nous arrivâmes dans une salle hypostyle. Le sol montait progressivement, tandis que le plafond semblait plus bas. De salle en salle les murs se rapprochaient, les colonnes étaient moins hautes, les lucarnes du toit disparurent, la pénombre noya les fresques dans la nuit silencieuse la plus sacrée du temple.

Mon guide me laissa le précéder. Nous étions devant l'entrée d'un sanctuaire. J'avançais en trébuchant sur une marche haute, et la lourde porte de bronze se referma derrière moi, me plongeant dans l'obscurité. Les murs résonnèrent longtemps, je n'osais pas bouger. La fraîcheur s'installa très vite.

Je parvins à m'habituer à ces ténèbres, pour distinguer d'abord un mur, luisant d'humidité, et au-dessus de moi une petite ouverture laissait entrevoir un peu de la nuit pâle. Sans chercher à comprendre, je m'accroupis, adossé au mur. Le dallage semblait fait de métal et gardait encore la tiédeur accumulée durant la journée. Le silence était si impressionnant que j'entendais ma respiration et le battement de mes tempes. Je suis resté longtemps ainsi, prostré dans le sanctuaire, n'osant bouger, avant d'émettre un chuchotement dont l'écho aurait dû m'indiquer la profondeur de la salle. Mais aucun son ne me répondait. Alors, je me mis à fredonner l'ancienne mélopée que m'avait apprise un vieux prêtre de Khonsou :

« Le musicien se plaint de son labeur quotidien
Quand le sourd ne peut pas entendre le chant des oiseaux,
Le peintre se plaint de sa tâche longue et fatigante
Quand l'aveugle ne peut pas voir la clarté du jour,
Le messager se plaint de son chemin long et harassant
Quand le paralytique ne peut pas quitter sa couche,
Et toi à qui on porte la lumière,
As-tu le droit de te plaindre
Quand tous pleurent dans les ténèbres ?
 »

 

Je sentis un appel derrière moi, un souffle, une présence. Et dans la nuit trop sombre de cette chapelle, je me retournais, étonné, sans peur pourtant, devant la grande statue d'or du dieu qu'un rayon de lune éclairait en plein visage, comme une apparition. La surface dorée du masque impassible illumina soudain les murs du sanctuaire. Les yeux incrustés d'obsidienne et de cristal semblaient fixer l'horizon bien au-delà du temple, vers l'infini. Le maquillage divin était fait de lapis-lazuli tout autour du regard, le prolongeant jusqu'aux tempes, comme sur les dessins des fresques. C'était la première fois que je voyais mon père, et il me souriait. Je lui souris aussi et mon cœur gonfla d'amour comme un fruit mûr.

Je contemplais Amon coiffé de ses deux grandes plumes bleues symbolisant les sept ciels au-dessus de la terre, je m'approchais de lui et posai mes mains d'enfant sur ses longues mains de dieu, ses mains qu'il tenait tendues sur son pagne incrusté de pierreries. Il était assis sur son trône, j'étais à ses genoux, reposant sur mes talons, le buste droit dans l'attitude des initiables, et humblement je regardais le dieu. Mais ses yeux se perdaient dans l'éternité, je suis resté longtemps sans bouger, attendant qu'il se lève le premier.

 

La lune avait disparu de l'ouverture du toit, mais je distinguais toujours le corps doré du dieu. Je me suis relevé, maladroit sur mes jambes engourdies, je le plaignais presque, lui qui ne bougeait jamais, il me faisait pitié, figé dans sa méditation divine en oubliant désormais de sourire. Mes yeux étaient à la hauteur de son regard, mais il ne me voyait pas, sa bouche était devenue triste, ma main caressa sa joue tiède et lisse, j'eus envie de l'embrasser ce beau dieu dont j'avais si souvent rêvé, ce compagnon de solitude qui ne verrait jamais le jour, et je baisais doucement son triste sourire doré.

Alors, assis sur ses genoux, lové dans ses bras, je me suis assoupi lentement, lui promettant de vivre la nuit à son exemple, caché, sans plus sortir le jour, pour apprendre à voir ce que personne ne regarde, pour apprendre à entendre ce que personne n'écoute, pour comprendre les dieux et devenir un jour prophète d'Amon.

Et dans mes songes cette nuit-là, l'enfant-dieu ne vint pas. L'enfant-dieu ne vint plus car Amon posa sa main sur mon front en disant :

« – Tu es Khonsou, mon fils bien-aimé, réjouis-toi car tu es dieu, enfant des dieux. »

 

 

Le bel épervier blanc vint se poser au sommet du grand obélisque de la Reine Hatasou. La nuit déjà bien avancée s'éclairait d'une lune dorée qui donnait à l'Égypte les couleurs irréelles de l'au-delà. L'oiseau-dieu s'élança de l'aiguille de granit et déploya ses ailes au-dessus du fleuve millénaire qui scintillait sous les caresses du vent chaud de Nubie.

Le corps allongé, il suivait le cours du Nil, son vol faisait comme une dans e et l'air avait l'odeur de la terre humide avant l'orage, la fraîcheur des aubes lointaines, l'humidité de la mer étale qu'il devina bientôt en rejoignant la grande étendue verte. Un goût de sel lui vint aux lèvres dans la brise marine qui le portait vers l'horizon coloré de rose et de mauve. Rê fit briller ses plumes transparentes, son ombre grandit sur la mer.

Et partout le silence, le grand silence de l'aube des temps. A peine un léger souffle lorsqu'il virait vers un horizon plus clair, à la recherche d'un sol où il pourrait se poser.

Il aperçut la ligne orangée du sable en relevant la tête pour ne pas prendre les embruns de la mer dans ses yeux clairs au ras des vagues de l'eau fraîche. Une impression de grâce lui réchauffa le corps quand il découvrit le rivage baigné du soleil à demi caché par l'horizon de la terre nouvelle. Lentement, il redressa le torse en maintenant courbées au-dessus se lui ses ailes déployées, et dessina son ombre sur le sable de la plage qu'il frôla quelques instants avant de s'y poser.

Deux longues traces s'y formèrent avant qu'il n'y imprimât les marques de ses pas, premier être divin à effleurer cette terre vierge. Puis de chaque côté, s'incrusta dans le sable la traînée de deux grandes ailes trop lourdes à porter …

Alors Horus s'enivra de l'odeur de la mer brassée par les vagues et le vent, mêlée des parfums mélangés des fleurs qui restaient épanouies pour le premier soir, et c'était comme un chant que murmuraient les vierges d'un temple.

Il marcha longtemps vers le soleil couchant qui teignait de rouge son étrange silhouette pâle aux ailes repliées comme un manteau trop lourd, et il découvrit la nuit de la terre.

L'Égypte primordiale était d'une beauté intemporelle.

Le silence stagnait comme un nuage d'encens au-dessus de lui, coloré de grincements, de cris légers, du sifflement d'un oiseau nocturne, du froissement des feuilles d'un arbre peuplé de regards invisibles, et du lourd grandement d'une chute, plus loin, dans la montagne bleue …

Horus s'allongea sur une aile et offrit son corps à la clarté de la lune nouvelle. Il ne dormirait pas, baigné d'une nappe de brume lui apportant les parfums humides de la forêt proche. Au ciel, les étoiles de Nout se multipliaient, formant une immense tache argentée au-dessus de la mer étincelée.

Il suivit du regard la longue marche des astres, avec l'étrange impression d'avoir déjà le souvenir de leurs couleurs changeantes. Au petit jour, il eut la nostalgie des champs d'Ialou[3], tandis que s'effaçait la nuit pour les couleurs violacées des aurores nouvelles aux odeurs encore inconnues. L'étoile blanche de Rê réapparut à l'horizon, chassant les démons invisibles de la première nuit.

La rosée du matin coula sur sa peau comme des larmes que le soleil éclatait en gouttelettes dorées. Il s'ébroua dans un nuage de sable, et l'irrésistible appel de la forêt le guida vers l'ombre verte qui recouvrait le rivage en se penchant sur le miroir de l'océan. Ce nouveau silence lui parut encore plus dense que l'atmosphère enveloppante de ce monde, et il découvrit l'angoisse et la peur dont il se grisa comme un défi.

La nature s'ouvrait sous ses pas, les fleurs se fanaient, les plantes juteuses s'écrasaient, quelques êtres fuyaient en poussant de petits cris effrayés, mais derrière ses ailes abîmées par les ronces, se refermait le paradis, et le clan de Seth le suivait.

 

Quand Rê fut très haut dans le jour, Horus voulut contempler ce monde nouveau. En battant l‘air de ses lourdes ailes, il s'élança d'un bond, mais les branches de la forêt ne s'écartaient plus. Il retomba étonné. Autour de lui se pressaient les enfants de Seth, poussant de petits cris stridents.

Le soir vint très vite, à cause des arbres. Il n'y eut plus de silence. Le monde n'en était plus à sa naissance. Les grognements se resserraient, et sur un rugissement aigu, les êtres l'entourèrent, menaçants de leurs silex tranchants déjà ensanglantés de son sang rouge comme un soleil éclaboussé sur sa peau tendre.

 

Les petits s'amusèrent toute la nuit à lacérer son corps frémissant de douleurs nouvelles. L'âcre odeur de la mort eut l'étrange couleur des immensités terrestres.

Sur le rivage, le corps entamé par les liens de cuir se détendit lentement, et le souffle de la vie le quitta. Les enfants de Seth, rassurés l'oublièrent. Avant de partir, une femelle le dépeça de ses longues ailes et s'en fit une parure. Au matin, loin derrière, un mâle attendit la femelle pour lui planter un silex dans le ventre.

Puis, se coiffant de la parure, il découvrit un nouveau sentiment, la puissance …

Les vagues de la grande verte vinrent chercher le corps du bel épervier blanc pour le ramener vers le pays des dieux.

 

(… à suivre …)


[1] Le bélier est l'animal tutélaire d'Amon. On appelle « dromos » ces allées bordées de sphinx.

[2] La Douat : l'au-delà de la vie, le domaine de la nuit que traverse le mort sur la barque de Rê. Le « Livre des morts » est en fait « Le Livre de ce qui est dans la Douat ».

[3] Les champs d'Ialou : le paradis