La nuit du Pharaon – Episode 3

Les temples d'Amon s'enchevêtraient les uns les autres, formant une immense ville sacrée dont les rues étaient bordées de sphinx ou de statues, rythmées par les portails monumentaux dressés depuis la nuit des temps par tous les pharaons de Thèbes. A perte de vue, le regard se posait sur les longues fresques colorées des murs, les hautes colonnes multipliées sous les lourds linteaux de pierre, comme une forêt de monstrueux papyrus et lotus pétrifiés. De colossales statues de granit noir s'adossaient aux pylônes, rivalisant de gigantisme avec les obélisques de granit rose, posés par paire en face de chaque porte et dont les sommets, plaqués d'or, d'argent ou d'électrum[1], renvoyaient aux quatre coins du temple les rayons démultipliés du soleil de midi, irradiant les fumerolles d'encens qui envahissaient en permanence les alentours des sanctuaires.

Devant les chapelles de bois et d'or, les fleurs des offrandes s'amoncelaient, renforçant les couleurs des fleurs peintes sur les colonnes et les murailles des temples. Partout des chants s'élevaient mystérieusement  quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, plus ou moins lointains mais toujours audibles, comme pour rappeler la présence du dieu dans le moindre recoin de cette ville sacrée  où, de porte en porte, on n'en finissait pas de sortir sans jamais cesser d'entrer. Au cœur des sanctuaires, entre quatre grands portails, l'immense lac sacré étalait ses eaux purifiantes parsemées de lotus et de papyrus royaux, reflétant comme en un miroir les édifices et les jardins qui le bordaient. Ce fut là mon nouvel univers, lorsque j'entrais à l'école des enfants prêtres.


 

D'autres garçons, un peu plus âgés que moi, faisaient partie de cette communauté de novices, mais tous avaient le crâne rasé. Nos précepteurs leur enseignaient les rudiments de l'écriture tandis qu'ils me confiaient déjà la tâche plus attrayante de relever les textes inscrits sur les murs afin de les regrouper, sur de précieux papyrus, dans la bibliothèque principale du temple. Je guettais chaque jour l'heure sacrée de midi, à laquelle les huit rayons d'or des deux plus grands obélisques soulignent de leur éclat les phrases magiques des hauts pylônes aux quatre coins du temple. Les reflets de l'or semblent se mouvoir au rythme du soleil dans sa course, et selon les jours et les saisons, les mots éclairés sont différents, comme si le grand Amon-Rê Lui-même choisissait parmi les écritures celles dont il faudrait méditer les symboles. Je parcourais les temples du dieu, mon calame[2] à la main, relevant une à des les mystérieuses phrases rituelles que les précepteurs commentaient aux grands, le soir, lorsque les plus jeunes avaient regagné leurs cellules. Le vieux Ayï venait alors me chercher, et j'écoutai, étonné, les discours théologiques que les élèves et les précepteurs échangeaient au bord du lac sacré, me cédant parfois la parole, attentifs à mes réponses.

Un soir, la conversation des sages porta sur la triade thébaine. Lorsque vint mon tour de parler, je leur soutins que Khonsou n'était pas le fils unique d'Amon et de Mout, puisque j'étais son frère. Passé un moment de stupeur, je leur rapportais les longues conversations que j'avais eues avec l'enfant-dieu dans son sanctuaire, les rêves où nous jouions ensemble, sous les regards de Mout et des vierges blanches. Ils me questionnèrent plus avant, amusés, puis intrigués, et je leur contais les songes où l'enfant-dieu m'emportait dans sa barque nocturne, et nos combats contre les sombres génies de l'au-delà. Comme Khonsou continuait alors à venir me visiter, hantant désormais les grands temples de Thèbes, je conclus en disant qu'Amon lui-même avait voulu qu'on nous amenât près de lui puisque nous étions ses fils. N'avais-je pas vécu mes premières années dans le silence de Mout, puis près du sanctuaire de Khonsou pour finalement me rapprocher d'Amon ? N'avais-je pas moi-même, sur le côté, cette lourde mèche tressée, à l'image de mon frère, comme personne d'autre dans le temple ? L'implacable logique de mes mots d'enfants sembla semer le doute dans l'assistance. Les sages abordèrent le sujet du destin, et voulurent consulter mon horoscope. Le lendemain, le groupe s'agrandit, et ainsi plusieurs soirs de suite, jusqu'à emplir la haute salle de Thotmés, près du sanctuaire des oracles. Durent de longues semaines, debout sous les torches, je confiais mes songes à l'assistance muette des prêtres et des dignitaires accroupis dans la pénombre des colonnes, puis chacun parlait tour à tour, donnant son interprétation sous l'œil vigilant du Divin Père et des scribes du temple.

J'appris au fil des nuits et des conversations avec les prêtres, que Pharaon, celui qu'on nommait « L'Aimé d'Aton », était monté sur le trône d'Horus le jour même de ma naissance. Ce jour-là, beaucoup d'autres enfants étaient nés, eux aussi, quelque part en Égypte, invisibles petits frères que je n'avais jamais connus, mais le destin avait fait que ce fût moi qu'on enferma dans ce temple-gigogne. Les discussions étaient vives entre les partisans du Pharaon et les grands dignitaires du temple, et souvent les prêtres me demandaient de questionner l'enfant-dieu sur des problèmes que je ne comprenais pas. Instinctivement ma position fur d'abord de défendre moi-même Amon, mais les discours de Khonsou, dans mes songes, étaient parfois plus nuancés. Ainsi lorsqu'il fallut déterminer la suprématie d'Amon sur Aton, la réponse sibylline de l'enfant fut que les dieux se ressemblaient autant que leur nom :

« – Est-il si important pour vous tous de faire s'opposer deux dieux qui se ressemblent tant, seulement parce que leur nom diffère d'un signe dont l'un n'est qu'un jeu du hasard[3] ? Ces dieux ne font qu'un, mais Amon[4] se cache derrière son nom alors qu'Aton[5] resplendit aux yeux de tous. Ce n'est pas un grand secret puisque vous-mêmes me l'avez enseigné, comment se peut-il que vous vous posiez encore la question ? En vérité la sagesse des hommes est comme une flamme vacillante dans une lampe d'albâtre : tel qui voyait au grand jour ne voit plus dans la nuit du temple, tel qui savait seul ne sait plus au milieu des autres. Il est parfois bon que l'eau du lac se ressource aux flots du Nil … »

 

Les longues méditations du temple sacré portèrent dès lors sur les titres divins, leurs significations, les signes de l'écriture sacrée, et même sur le jeu de senet dont j'avais souligné la présence dans le nom d'Amon. Les soirées passaient ainsi, à disserter du nom des dieux, mais derrière les mots sacrés se profilaient les passions des hommes. L'ombre de Pharaon vint à planer sur l'assistance, et les discussions partisanes lassèrent bientôt mon âme. Les plus virulents tentèrent de m'entraîner à leur suite, mais je me réfugiais dans les songes de l'enfant-dieu. Pourtant L'Aimé d'Aton troublait toujours la quiétude des temples de Thèbes, et mon cœur finit à son tour par éprouver de l'aversion pour cet intrus qui s'insinuait dans l'atmosphère mystique de nos sanctuaires.

Au cours des mois suivants, de vieux prêtres, théologiens d'Amon, continuèrent à me faire le portrait de ce personnage fourbe et débauché qui conduisait le pays à sa perte : depuis son arrivée au pouvoir, les frontières s'effritaient, les peuplades que l'Égypte avait su dominer durant des siècles commençaient à se rebeller et à envahir les territoires, au Sud comme au Nord. Face à la menace des invasions, l'armée avait ordre de ne pas intervenir, car le souverain était un rêveur, un poète dégénéré qui ne concevait pas de tenir une arme pour défendre son peuple. Il avait même été jusqu'à faire le serment public de ne plus jamais franchir les limites de sa nouvelle capitale et de ne plus poser le pied à Thèbes. Mais malgré la virulence des prêtres, Khonsou gardait une étrange tendresse pour le prince-poète et tentait de ma la faire partager, car ce Roi parlait le langage des dieux avec l'Aton resplendissant.

Une nuit, un groupe de prêtres m'avait emmené dans l'enceinte interdite où Pharaon avait fait dresser son nouveau sanctuaire. Non content de trahir son pays en délaissant la capitale de l'empire et les temples d'Amon, il avait trahi la religion de ses ancêtres, supprimant de son culte tous les dieux millénaires qui avaient veillé jusqu'alors sur notre destinée, pour imposer à sa cour la religion du dieu immatériel représenté par le disque solaire.

Dans le temple d'Aton, à la lumière des torches, j'avais pu contempler les statues gigantesques du Roi, celles que j'avais aperçues le jour de mon entrée dans le temple. Le vacillement des flammes semblait animer les visages de pierre, faces démoniaques aux yeux exorbités sous de lourdes paupières, aux lèvres charnues, aux joues creuses, aux pommettes saillantes. Les corps démesurés présentaient un bassin proéminent qui semblait porter un enfant comme le ventre de la déesse Touéris, et les jambes maigres comme des pattes de gazelles renforçaient la rondeur féminine de ses cuisses.

Mon cœur s'était mis à battre si vite que j'en avais lâché ma torche sur les offrandes qui s'étaient soudain embrasées dans un crépitement de brindilles trop sèches dont le souffle brûlant me frappa au visage, donnant à la salle entière une atmosphère infernale. Ma tresse de cheveux avait commencé à brûler, ainsi que mes sourcils, répandant une horrible odeur de mort, et je me précipitai dans un bassin de purification dont la fontaine chantait au milieu de la cour d'accueil.  Les prêtres y virent un présage, insultèrent les statues du dieu-roi, le traitant de « Suppôt de Seth », déchirèrent leurs vêtements et lancèrent de la poussière sur leur crâne. Le feu de brindilles se propagea sur les montants de la chapelle de bois dont les guirlandes de fleurs séchées pendaient entre les colonnettes. L'incendie, s'il fut impressionnant dans la nuit sans lune, fut vite maîtrisé par les fidèles d'Aton, accourus aux premières lueurs des flammes et aux cris des prêtres d'Amon. Le brasier donna un instant l'impression que les statues bougeaient sur leur socle, et le Roi, multiplié sur chaque colonne me souriait étrangement, insensible à l'affolement des hommes, semblant vouloir me dire des paroles que je n'entendais pas.

 

 

En sortant de la salle de Thotmés, après les discussions du, soir, chacun regagnait son quartier du temple, certains prolongeant leurs réflexions sans les jardins du Dieu ou ceux de Montou, pendant parfois toute la nuit, et il n'était pas rare de rencontrer, au petit jour, des prêtres endormis au pied d'un sycomore. Je m'attardais souvent au bord du lac sacré qui diffusait une douce fraîcheur en la saison d'été. Je descendais les marches de la purification et longuement je me baignais dans les eaux magiques d'Amon sous la protection des étoiles infatigables. Je voyais souvent de ces prêtres d'Amon, bavards qui flânaient dans les jardins, m'adressant un salut poli pour se replonger dans leurs dissertations théologiques. Me je fus surpris, une nuit, de voir un disciple d'Aton, car ces intégristes ne quittaient jamais le quartier de leur temple. Je le reconnus à son pagne et au pectoral d'or qu'il portait sous les rayons de la pleine lune. Il était coiffé d'une perruque mi-longue comme sur les fresques du sanctuaire d'Aton et portait un diadème d'or qui brillait de mille feux. J'avais surtout remarqué le lourd collier d'Horus qui couvrait ses épaules et le haut de son torse frêle. J'ai cru un instant être en présence du Roi Lui-même, mais ce prêtre était trop jeune et trop beau pour être le Pharaon d'Égypte, L'Aimé d'Aton. Lorsqu'il me vit au milieu du lac, il s'assit au bord des marches du débarcadère et sembla m'attendre, moi qui n'était qu'un novice du temple d'Amon. Khonsou entra en moi et me dit d'aller rejoindre ce prêtre, mais déjà je nageais vers lui, car il n'était pas comme les autres et il attirait mon âme. Il avait le sourire des sages, je le vis en m'approchant de lui. Cet homme étrange me tendit les bras, bien avant que je pusse accoster, et à voix basse, il me nomma pour la première fois en disant ces mots issus de ses prières insensées :

« – Perfection d'Aton, Parfaite est la Vie du Dieu, Tout-Ank-Aton. »

Et je ne sus que dire à ce bel adolescent qui me prit dans ses bras le temps d'un court instant pour me repousser précipitamment :

« – Fuis loin de moi, cache-toi derrière un sycomore et ferme les yeux, car ce que tu verrais pourrait causer ta mort, ne révèle à personne le nom que je t'ai donné car seuls les dieux ont pouvoir de le prononcer, garde-le en ton cœur et puisses-tu vivre de nombreuses années … »

Terrifié par le regard insensé de ce prince au collier d'or, je m'enfuis sans poser de question, à l'opposé du lac sacré, près d'un fourré de hauts papyrus royaux, et là, tremblant de peur, je fermais les yeux, car je ne doutais pas qu'un dieu était venu au bord du lac, et cet homme étrange n'était plus un prêtre, c'était Thot Lui-même venu en messager d'Amon.

Mais déjà le cliquetis des armes envahissait les jardins, ainsi que les cris des hommes qui, bien que s'efforçant de parler à voix basse, troublaient le silence sacré du lac. Leurs pas précipités résonnaient à la surface de l'eau, puis tout se figea comme en un rêve. Plus un souffle, plus un son. La silhouette sombre d'un soldat plus grand que les autres avait fait un signe pour imposer le silence. Je ne le voyais pas distinctement, mais je gravais en ma mémoire son ombre dans le contre-jour de la clarté lunaire, et le port altier de sa tête arrogante.

« – Cherchez, cria-t-il, il ne doit pas être bien loin, et ramenez-le moi vivant. Si vous trouvez des témoins, nous ne les achèverons que lorsque nous serons certains que ce n'est pas … »

Mais déjà le prince s'était dressé devant cet homme, fier et résolu :

« – Tu n'auras pas à chercher longtemps, Horemheb, tu m'as rejoins avant que j'aie pu trouver l'enfant-dieu ; fais ton office avant qu'Aton ne te foudroie de sa haine … »

 

Je suis resté longtemps tapi dans l'ombre malgré la lune hostile cette nuit-là, le visage plongé dans mes mains moites, me répétant sans fin ce nom que le dieu m'avait donné : ‘Tout-Ankh-Aton, Parfaite-est-la-Vie-d'Aton, Perfection-d'Aton ».

Lorsque au point du jour, à l'heure où les grands obélisques renvoient au soleil son premier rayon d'or, j'ouvris les yeux, ce fut pour contempler la paix du lac silencieux inondant d'une nappe de brume le temple entier, et je fus soulagé de ne plus apercevoir le dieu au collier d'Horus qui m'avait donné un nom. J'avais fermé les yeux toute la nuit, et rien n'avait causé ma mort.

Il était bien tôt encore, et je me mis en chemin pour rejoindre ma cellule de novice, de l'autre côté des temples. En passant devant l'embarcadère du dieu, j'eus un instant la nostalgie de ma vision nocturne, et m'approchant des sycomores qui bordent le lac, je voulus vérifier si la rosée du matin s'était posée sur une herbe fraîche ou bien si la place avait été foulée la veille par quelque entité humaine qui aurait pu se jouer de moi en se faisant passer pour un dieu. Le temps et les heures s'arrêtèrent à ce moment lorsque je trébuchais sur le corps ensanglanté du dieu. Il gisait parmi les fleurs, le cœur transpercé d'une dague d'or à travers le grand collier qui s'était déchiré pour laisser passer la lame meurtrière. Je me précipitais pour toucher sa main, mais la vie avait quitté son corps depuis longtemps. Le dieu avait fermé les yeux, sans doute sous le coup de la douleur, et je n'eus pas à lui baisser les paupières.  Son visage était calme comme celui des dieux statufiés à tous les coins des rues de Thèbes. Je me pris à aimer, mais trop tard, celui qui m'avait donné un nom, car son visage me ressemblait comme celui d'un frère à peine plus âgé que moi. Au bout de quelques instants, je laissai là ce corps sans vie, m'enfuyant loin du lac avant qu'on pût m'apercevoir, car je ne doutai pas que les meurtriers m'auraient aussi tué s'ils avaient pu soupçonner ma présence, et je me souvins des paroles du dieu assassiné :

« – Fuis loin de moi, cache-toi derrière un sycomore et ferme les yeux, car ce que tu verrais pourrait causer ta mort, ne révèle à personne le nom que je t'ai donné car seuls les dieux ont pouvoir de le prononcer, garde-le en ton cœur et puisses-tu vivre de nombreuses années … »

 

 

Les jours qui suivirent témoignèrent dans la ville sainte d'une effervescence inconnue jusqu'alors.

Les nouvelles, chuchotées au long des colonnades, envahirent bientôt tous les temples. Le co-régent du Pharaon venait de glisser sur la barque de Rê, et l'Égypte était comme une mère sans fils. On tendit dans le temple d'Aton les bannières bleu-sombre du deuil, mais les prêtres d'Amon ne changèrent pas leurs habitudes malgré les funérailles qu'on préparait. Le vieux Ayï disparut plusieurs semaines, il ne vint plus me chercher le soir, et je passais mes nuits comme tous les enfants, dans le fond de ma cellule. Les prêtres et les novices m'oublièrent et je repris les enseignements avec les autres.

Le temps s'écoula ainsi quelques mois de plus, lorsqu'un jour, se répandit la nouvelle de la proche visite du Pharaon parjure dans la ville d'Amon, à l'occasion des funérailles du co-régent Semenkharê.

(… à suivre …)


[1] L'électrum est un alliage naturel d'or et d'argent. Les Égyptiens l'obtenaient artificiellement par alliage de ces deux métaux précieux.

[2] Le calame est un fin bâton de roseau mâchonné en un bout pour lui donner la forme d'un pinceau. C'est l'attribut du scribe, ainsi que la palette dans laquelle il était glissé, sorte de plumier de bois ou d'ivoire qui contenait en général deux godets d'encre solidifiée rouge et noire.

[3] En égyptien, le son « men », de « Imen », pour « Amon », s'écrit par le hiéroglyphe représentant un damier sur lequel on jouait au senet, jeu très populaire, comportant trente cases et deux sortes de pion. Le mot « senet » signifie littéralement : « passage ».

[4] Le mot « Imen » signifie « Le caché ».

[5] Aton est représenté par le globe solaire.