La nuit du Pharaon – Episode 7

 

Les temples s'endormaient dans la moiteur du soir, une nuit sereine s'annonçait à nouveau, loin de Rê et de la vie des hommes. Le silence s'installait peu à peu avec la pénombre de la nuit, je m'éveillais paresseusement sur ma couche de roseaux séchés. J'étais heureux de la fraîcheur qui envahissait ma cellule, elle gagnait la ville, engourdissant les corps et les esprits, et les dieux malicieux allaient revenir parmi les ombres hanter les chapelles et les chemins du temple.

Avant de me lever, encore assis sur ma couche, je remis sur mes épaules comme chaque soir à mon réveil, le grand collier du dieu. J'éprouvais une étrange volupté à rester nu, paré du pectoral, loin des regards de tous, et mes frissons incontrôlables n'étaient pas dus au froid. Sans même ceindre mon pagne blanc que je tenais à la main, je me dirigeais vers le grand lac sacré d'Amon pour faire mes ablutions rituelles, en me concentrant sur les anciennes prières dont un vieux scribe avait dû remanier les textes pour les adapter au rythme de ma vie nocturne.

« O Rê, toi qui viens de descendre à l'horizon pour rejoindre le pays des ombres, reviens-nous victorieux des démons de la nuit pour rendre au pays des deux terres la chaleur et la lumière de ta vie. »


 

Et puis ce fut le drame dans ma vie d'enfant, lorsque le vieux Ayï vint me parler ce soir-là. Je l'avais vu venir depuis le grand portail de Mout qui menait au temple des vierges, sa démarche lente de sage était reconnaissable dans la nuit la plus sombre, il se dirigeait vers moi, et j'enroulais mon pagne autour de mes reins au cas où quelque prêtresse l'aurait accompagné, car j'avais bien grandi depuis qu'elles m'avaient tenu dans leur bras, mais le Divin Père était seul. L'expression du visage grave du vieillard était celle des dignitaires pendant les grands moments. Je devinais qu'il allait se passer quelque chose d'irrémédiable, il me parla, je crus ne pas l'entendre : il venait m'annoncer qu'il nous fallait quitter le temple pour toujours.

Passé un moment de stupeur, je me révoltais, je ne voulais pas, car j'attendais le retour du dieu depuis sa première apparition, et il me semblait qu'en quittant ce temple, je perdais toute chance de le revoir …

« – C'est le dieu qui t'a remis ce collier, qui t'appelle hors de ce temple. »

Le vieux scribe ne pouvait pas mentir. Mais comment Amon pouvait-il m'appeler hors de son propre temple ? Pourtant, malgré l'heure grave, j'aperçus une lueur complice dans le regard du vieillard, il semblait connaître le secret du dieu, je le devinais, et moi qui croyais avoir été le seul à le rencontrer, tout à coup je comprenais que ce n'avait pas été un privilège réservé à moi seul. Et mon vieux précepteur m'apparaissait sous un autre jour, c'était le seul être à m'avoir apporté un peu de tendresse depuis que j'avais quitté les vierges blanches, depuis toujours je l'appelais « mon Divin Père », et aujourd'hui je découvrais qu'il partageait mes secrets.

 

Je ne répondis pas, et m'approchant des marches du lac, usées par les siècles, je me glissai dans l'eau froide, gardant mon pagne entre mes doigts tremblants. Et je nageais une dernière fois vers le centre de mon lac bien-aimé, j'avais l'envie de m'y perdre, de couler comme les vieilles barques qu'un vent soudain a renversées, j'eus l'envie de gonfler mes poumons de cette eau fraîche qui aurait renouvelé ma vie dans un autre univers, j'eus l'envie d'oublier ce monde. Et au-dessus de moi mon étoile me souriait, je ne voyais plus qu'elle malgré la multitude de ses compagnes qui semblaient n'être présentes que pour mieux la mettre en valeur, elle m'appelait de sa lueur scintillante, me montrant le chemin au-delà des astres alignés au bord de la voie lactée. Quel est ton nom, déesse du ciel ? Et j'oubliais mon chagrin pour cette irrésistible envie de connaître son nom. Je nageais en me mêlant les bras et les jambes aux fleurs endormies des lotus, j'appelai le vieux scribe qui savait tout et lui demandai :

« – Dis-moi Divin Père, quel est le nom de cette étoile ? … »

Alors au bord du grand lac, la tête sur les genoux du précepteur, tandis que la brise tiède de la nuit séchait ma peau, je lui désignais le ciel de mon bras tendu en lui montrant mon étoile. Le Divin Père sourit en prononçant un mot :

« – Sothis[1]. »

Et il me parla, des heures durant, de ces étoiles qu'il connaissait si bien, me racontant les vieilles légendes du pays d'Égypte, le parcours que fait le soleil de l'autre côté du jour, sur sa barque nocturne, luttant contre les génies de la nuit, je ne comprenais pas tout ce qu'il me disait, il parlait comme un prophète, ses yeux étaient dans le vague comme le regard des statues divines, et il me parlait comme le dieu du sanctuaire d'Amon. L'espoir renaissait. Je me résignais à quitter le temple. Le Divin Père se leva, c'était le moment du départ. Mais avant de le suivre, m'attardant une dernière fois le long du lac, je lui fis part du vœu que j'avais fait en secret à mon père Amon :

« – Je dois désormais vivre la nuit où que j'aille puisque j'en ai fait le serment au dieu. »

Le vieillard parut contrarié :

« – Il ne faut pas faire de vœu à la légère. Tu devrais savoir qu'il faut consulter Thot avant de prononcer ce genre de paroles définitives. Tout autre enfant que toi pourrait renoncer à son vœu tant qu'il n'a pas atteint l'âge de raison, mais le collier que tu portes ne t'autorise pas à te parjurer, même encore dans l'enfance. Lui, le fantôme qui rôde autour des enfants n'attend que cela pour te sucer la vie. Nous avons peu de temps pour trouver un prêtre qui reprenne ton vœu à son compte en gardant Lui devant sa porte. »

Ayï m'entraîna dans le quartier des prêtres-muets et me laissa devant une chapelle de Thot. Lorsqu'il revint, la nuit bien avancée était éclairée par la lune. Le vieil homme me prit par la main :

« – Un vieux sage a accepté de reprendre ton vœu jusqu'à ce qu'un novice se montre digne de le prononcer à son tour définitivement. Car ce qui est dû aux dieux ne peut être repris, souviens-t'en, à l'avenir. »

 

 

Le grand précepteur m'entraîna vers le quai. C'était la première fois que je franchissais la Porte de l'Ouest pour sortir de la Ville sacrée. L'énorme barque dorée du clergé d'Amon flottait sur le canal, au fond de l'allée des sphinx, éclairée par des torches et parfumée d'encens. La lueur des flammes faisait vivre les animaux de pierre aux têtes de béliers. Ces statues peintes de couleurs violentes, mais noyées dans les fumerolles parfumées, semblaient tourner le visage à mon passage, et leur multitude figée, en me scrutant des yeux, m'adressait un triste sourire à chacun de mes pas, comme un adieu définitif et nostalgique, car en quittant le temple de Thèbes, je pénétrais dans un autre monde, je sortais de l'œuf primordial pour entrer dans cette nature belle mais sauvage où les forces du bien et du mal s'affrontent continuellement, je le savais déjà puisque j'avais lu les textes gravés sur les murs, à l'intérieur du temple, mais le regard des sphinx, comme une ultime mise en garde, voulut m'empêcher de me retourner sur le grand portail qui scella mes souvenirs d'enfance dans un bruit de tonnerre lorsque les lourds battants de bronze doré se refermèrent en répercutant un dernier écho sourd dans toute la ville sacrée.

Je fus très surpris à la vue des grandes peintures monumentales qui couvraient les murs extérieurs. Ces fresques multicolores m'émerveillèrent à la lueur irréelle des flambeaux que portaient les prêtres, et j'eus à peine le temps de reconnaître les dieux de Thèbes guerroyant sur des chars, tirant leurs ennemis à l'arc, occupés à des tâches plus humaines que divines, car à l'intérieur, les rituels de la chasse sacrée ne visaient que les canards sauvages et quelques autres entités maléfiques …

Le grand navire de cèdre plaqué de larges feuilles d'or aux dessins repoussés étincelait à la clarté de la lune et des torches de la procession. La coque, galbée en forme d'immense croissant de lune, émergeait haut sur le fleuve, en poupe et en proue, tandis que les larges flancs s'enfonçaient presque au ras de l'eau. Une grande cabine de cuir au damier multicolore occupait la majeure partie du bâtiment au centre duquel un énorme mât pointait vers le ciel, semblant se perdre dans la pénombre de la nuit, lié au navire par une multitude de cordages sur lesquels des marins s'affairaient déjà. Plus de cinquante rameurs étaient à leur poste, dressant leurs rames au-dessus d'eux tout le long du pont, car le canal trop étroit permettait à peine le passage du vaisseau. A chaque extrémité, une belle chapelle de bois doré attendait la venue de quelque dieu pour un voyage sacré que guideraient à l'arrière, haut sur le fleuve, les deux avirons de gouverne. L'énorme bâtiment d'or paraissait figé sur l'eau que faisait miroiter la lune. Ayï me fit monter à bord. Le flanc du navire était à peine plus haut que la margelle du quai, et lorsque j'eus posé les pieds sur le pont, j'eus l'étrange sensation d'être sur un sol mouvant.

Cette nuit-là, je reconnaissais le bel Horizon que j'avais l'habitude d'apercevoir du haut des grands pylônes, mais je ne le dominais plus, je lui étais soumis et je me sentis écrasé comme les rares paysans qui passaient là, baissant la tête à la vue des prêtres qui m'accompagnaient.

Je quittais mon univers, et mon cœur fut triste. C'était un peu de moi-même que je laissais derrière ces murs.

 

Le bâtiment grinçait de toutes ses planches, et le halage fut difficile. Le capitaine lançait des ordres en haut de la proue, debout devant la chapelle dorée, dominant du regard l'armée des prêtres qui tiraient les longues cordes à l'avant et à l'arrière, comme une fourmilière s'efforçant de traîner la carcasse d'un oiseau mort. Le plus difficile semblait d'assurer une traction continue et égale de chaque côté afin de ne pas endommager les flancs plaqués d'or de la barque d'Amon en frottant le long du quai, malgré les larges tampons de papyrus tressés alignés contre la coque pour l'appareillage du vaisseau tout le long du canal.

Pendant que la barque était halée jusqu'au fleuve des anciens, je regardais ces temples qui semblaient s'éloigner de moi et devenir si petits qu'ils ne furent bientôt plus que la maquette d'un architecte un peu fou tant s'enchevêtraient les portails, les obélisques, les hauts murs et les faîtes des sanctuaires au-delà de l'enceinte sacrée, brillants de milliers d'éclats d'or sous les rayons de la lune triste. Et triste aussi était mon cœur d'être désormais perdu parmi les humains, de plus en plus loin des dieux de mon enfance.

Enfin nous débouchâmes sur le Nil. La largeur du fleuve et la majesté du flux qui dessinait de larges remous le long de la rive en couchant les fourrés de papyrus firent tressaillir mon cœur. Une bouffée d'air frais et humide chargé de parfums de fleurs, de cris d'oiseaux nocturnes, de bruissements d'eau me parvint au moment où le vaisseau glissa hors du canal pour se perdre dans le cours millénaire et sacré. Les rameurs déployèrent en même temps leurs longs avirons de cèdre qui plongèrent profondément dans les eaux, éclatant la surface avec un bruit de chute répétée en rythme, scandé par le chant grave d'un marinier invisible. Lorsque le navire fut assez loin de la rive, les marins rentrèrent les rames tandis qu'on déployait la grande toile de lin bleu qui jusqu'alors était restée roulée au pied du mât sur une vergue qui faisait toute la longueur du pont. Le vent s'engouffra d'un coup dans la voile, et le navire vogua désormais silencieux dans la nuit claire.

 

 

Le fleuve était haut et le lourd vaisseau des prêtres fendait l'eau sombre où miroitait l'astre de la nuit.

Parfois, à l'approche d'un îlot de roseaux, un grand oiseau noir solitaire s'enfuyait, surpris dans sa quête nocturne par le majestueux bâtiment qui glissait en silence sur son domaine déserté.

La nuit du pays des deux-terres, sur le fleuve sacré et au clair de lune a des moments de beauté incomparables. Le silence surtout imprègne le voyageur. Les animaux se sont tus depuis longtemps et la nature elle-même semble engourdie en l'absence de l'astre du jour.

Les prêtres s'étaient endormis dans la maison de cuir tendue au pied u mât. J'étais resté à l'avant du vaisseau pour contempler le fleuve alangui. Je regardais parfois le pilote qui, dans un demi-sommeil, continuait de guider la solide voile de lin, tirant ses grands cordages. La toile était bleue comme le fond du ciel,, et en clignant des yeux, je la faisais se confondre avec la voûte céleste, dessinant un grand carré de nuit sous les étoiles, comme le signe du souffle que les scribes écrivent en forme de grand-voile, et cet immense mot[2] sur le ciel semblait nous accompagner, effaçant les étoiles silencieuses mais toujours vigilantes.

A la poupe, l'homme chargé de guider les deux grands avirons[3] de gouverne s'était endormi, les bras encore appuyés sur le bout de ses rames savamment calées. Mais le fleuve était large, les fonds assez hauts pour naviguer sans danger, et le cours du Nil ne serait plus détourné avant l'aurore.

 

L'aurore … Vue du Nil, l'aurore rosie d'un disque rouge et lourd qui, en quelques instants renaît à l'Horizon, embrasant de ses rayons le royaume millénaire.

L'aurore depuis le fleuve des anciens … Avec le soleil tout le fleuve s'éveillait. Les oiseaux commençaient à prendre leur envol tandis que le souffle du vent se faisait plus puissant, relevant enfin le batelier heureux de voir la clarté du jour, comme si la nuit avait été un supplice de le condamner à rester à son poste malgré la fatigue et le sommeil que procurent les ombres.

Un à un, les marins enveloppés dans leurs grossières couvertures de tissu épais s'étiraient, murmuraient, puis entonnaient une prière, chacun à son rythme, formant une étrange rumeur désynchronisée au-dessus du fleuve tandis que les prêtres restaient invisibles dans leur temple de cuir.

Parfois, au bord du fleuve, des criques sablonneuses abritaient une famille de gazelles venues se désaltérer au petit matin. Si l'une d'elles levait la tête, scrutant curieusement du regard l'embarcation qui passait, elle replongeait aussitôt le museau dans le fleuve, fermant les yeux sur cette étrange apparition inoffensive de la barque d'Amon.

Un vol d'ibis traversa un fourré de papyrus, au ras de l'eau, se détournant légèrement pour éviter notre voisinage, mais notre longue nef, inconsciente des beautés qui lui étaient offertes malgré le regard[4] d'Horus peint sur sa coque, continuait imperturbablement d'avancer au rythme du vent favorable.

Le fleuve creusait son cours dans l'épaisse couche de limon qu'il drainait lors des grandes inondations, et la plupart du temps, les rives se découpaient en falaises de terre noire surplombant les fourrés de plantes aquatiques. Les îles elles-mêmes semblaient avoir été tranchées par un énorme glaive et placées au milieu du Nil par quelque dieu Api[5]. Les hauts joncs ébouriffés de plumeaux cachaient la rive abrupte, mais les îles étaient inabordables pour un navire tel que le nôtre, car au pied des hautes rives se cachaient les grands tchessous¨ qui faisaient la terreur des pilotes. Ces longs bancs de sable affleuraient aussi sous les eaux, au beau milieu du fleuve, et si par inadvertance nous nous étions échoués, il aurait fallu débarquer tout notre chargement et la plupart des hommes pour alléger la nef et dégager la coque. Mais notre capitaine dirigeait sa barque en surveillant la couleur des eaux du Nil, guidant sa navigation dans les eaux sombres.

Les prêtres s'éveillaient à leur tour, et, sortant de l'abri de cuir, se trempaient les mains dans l'eau fraîche qu'ils puisaient dans le Nil à l'aide d'une grande jarre d'argent larguée par un cordage, et s'aspergeaient le crâne, mais sans les gestes empruntés et dignes qu'ils avaient lors des cérémonies du temple. Et je songeais, à les voir ainsi, qu'ils étaient bien étranges, ces hommes-là qui n'avaient rien à dire sinon à répéter des mots et des gestes dont ils avaient oublié la signification depuis des siècles. Ils n'avaient rien à dire en dehors des menaces rituelles et superstitieuses destinées à leur donner à eux de l'importance en reposant leur pouvoir sur la crainte du peuple. Depuis longtemps ils avaient cessé de m'impressionner avec leurs joutes oratoires stériles et agressives sur les noms des dieux. Et devant moi, ils ne cherchaient même plus à déguiser leur incompétence par des phrases sans vie, ils ne disaient plus rien depuis longtemps. Mais leur regard m'effrayait encore. Ils n'aimaient pas ce voyage vers l'autre Ville, ils semblaient obéir à un ordre pour m'accompagner à la Ville nouvelle de l'Horizon, et je savais qu'ils ne quitteraient pas le bateau. J'avais compris, à leurs bavardages, qu'ils obéissaient malgré eux à un message du Roi.

 

J'allais donc connaître le Roi qu'on appelait « L'Aimé-d'Aton ». J'avais entendu les trompettes sonner le salut, quelque part dans le temple, le soir de sa visite pour les funérailles du Prince assassiné, mais je n'avais pas été admis aux fêtes officielles, puisqu'on m'avait enfermé dans le sanctuaire. Je n'avais pas oublié les étranges statues colossales dans son temple, et j'avais contemplé de longues heures sur les murs ces curieuses peintures venues d'un autre monde, et pourtant si vivantes et si simples, familières.

« – Les révélations viendront à temps, enfant … »

Le Divin Père était à mes côtés. Je ne l'avais pas entendu venir, il devait être là depuis l'aube et suivait mes pensées, à moins que je n'eusse parlé tout haut dans mes songes. Son regard pénétrait le mien :

« – Depuis ta naissance, il fut bon de t'isoler, non pas pour empêcher que tu reçoives quelque connaissance qui te serait venue de la part des autres, mais pour éviter au contraire que les autres ne prennent connaissance de toi. Tu es fragile, enfant, car nul ne sait ton existence, hormis les deux premiers prophètes du temple et quelques membres de la famille royale. Les désaccords ayant séparé le Roi et les prêtres rendent difficile ta position. Aussi le Roi t'a-t-il fait rappeler pour te garder en sécurité et te préparer à la tâche qui t'incombe désormais et dont il te parlera lui-même. »

Je ne comprenais pas très bien les paroles du scribe. J'étais un enfant-prêtre parmi les prêtres du temple, et voilà que tout semblait basculer dans le cours des choses. Mais j'avais une éducation à recevoir, des connaissances à compléter, je tenais à rester avec le vieux scribe, peu m'importait la volonté d'un Roi qui m'était encore inconnu. En fait, je ne m'étais jamais demandé ce que je faisais dans mon temple, il me semblait y être né et devoir y finir un jour ma vie terrestre, et tout à coup, je me rendais compte qu'il y avait peut-être autre chose qui commençait à me menacer à l'approche de la Ville nouvelle.

Une autre pensée me traversa l'esprit : cette longue mèche tressée que j'avais encore et que les autres enfants ne portaient pas : c'était la mèche de Khonsou à l'intérieur des sanctuaires, mais sur les fresques du temple d'Aton, c'était la mèche rituelle des enfants de la famille royale …

« – Tu es prêt à comprendre de grandes choses, tu vas connaître le but de ton incarnation … »

Il avait parlé très bas, semblant murmurer une prière au soleil. Mais les prêtres ne lui prêtaient pas attention. Je fis mine de continuer la prière, me tournant vers la rive du soleil levant.

« – Divin Père, qu'ai-je à voir avec le Roi ? »

« – Tu es le fils de son père … »

 

Un coup de fouet venait de claquer quelque part dans mon cœur. En un instant je revécus mon enfance triste et morose au pied des colonnes du temple, et j'imaginais en parallèle toute la fresque de peinture colorée sur la nouvelle porte du Roi, dans le temple, la vie au palais avec un frère royal, une famille joyeuse, insouciante, et ces curieuses femmes à peine voilées de lin blanc, graissées par les parfums épais qui les font ressembler aux déesses.

Et puis soudain la tristesse de perdre le frère que mes rêves d'enfant avaient inventé. Je m'étais fait une famille étrange et secrète en deçà des murs d'enceinte, en compagnie de l'enfant-dieu Khonsou, et je venais de perdre définitivement les souvenirs de nos songes communs.

En même temps, la peur me prit de ne plus pouvoir retourner au pied de mes colonnes. Jamais je ne pourrais oublier mon temple.

Le vieil homme souriait :

« – Regarde le soleil, enfant, il se lève à peine et déjà il quitte l'Horizon, il a encore une longue vie devant lui avant d'atteindre son midi, puis plus longtemps encore avant de s'endormir au soir, mais qu'adviendrait-il de nos vies s'il refusait de quitter l'horizon de son enfance ?… »

L'aube achevait de naître et nous suivions toujours le cours du Nil.

(… à suivre …)


[1] Sothis, l'étoile Sirius, la plus brillante du ciel dont le lever détermine l'année nouvelle et le début de la saison des crues.

[2] Le hiéroglyphe signifiant « souffle » s'écrit par le dessin d'une voile.

[3] Les navires égyptiens n'ont pas de gouvernail, ils sont dirigés par deux longues rames situées à l'arrière.

[4] L'œil « oudjat », prophylactique et peint sur la coque pour protéger la course du navire.

[5] Le dieu Api, génie du Nil affublé de plusieurs mamelles, symbolise la fertilité indispensable à l'Egypte. Il préside à la crue annuelle. C'est lui qui lie le lotus et le papyrus dans les représentations du « sema-taouy », scène hiératique montrant la réunion des deux terres sous le trône du roi.

¨ Tchessou ; seule référence trouvée :  « Il y a lieu de signaler ici que dans cet arrière-pays de Tombouctou, appelé Tchessou, Imrad et Bellas cultivaient depuis des siècles des céréales en partie pour eux-mêmes et en partie pour les seigneurs, qu'ils soient Kel Tamasheq ou Songhoï-Armas », in RAPPORTS SOCIAUX ET MODES D'OCCUPATION DE L'ESPACE AGRO-PASTORAL DANS LA BOUCLE DU NIGER (MALI) ; cf. http://www.bondy.ird.fr/pleins_textes/pleins_textes_5/b_fdi_20-21/28219.pdf ? ? ?