L'ENFANT-DIEU
Du plus profond de mes souvenirs monte une odeur d'encens dans le temple de Mout. Lentement, les âcres fumerolles s'enroulaient autour des colonnettes éblouies des premières leurs de l'aube, tandis que je restais tapi dans l'ombre silencieuse et secrète d'où émergeait parfois une longue vierge blanche dont la démarche alanguie troublait à peine le jeu de la lumière sur les nappes de brume parfumée. Plus loin, à la surface du lac, une barque d'or suivait le gré de la brise matinale parmi les lotus encore endormis, et le soleil majestueusement s'épanouissait alors plus haut dans le ciel.
Quand le vent du nord était assez fort, le silence sacré, peu à peu, comme en un rêve, se diluait dans les chants murmurés par les prêtres des autres temples de la ville. Leurs voix nous parvenaient assourdies, de l'autre côté du haut mur d'enceinte, et la lente et grave mélopée nous enveloppait comme la voix masculine du dieu dans l'univers féminin et silencieux de la déesse. Là tout était calme, nonchalance et tendresse.
L'entretien du grand jardin fleuri, autour du lac, occupait de longues heures les vierges blanches. Quand elles ne soignaient pas les fleurs, elles-mêmes parées de lys et d'hibiscus, elles tissaient en des gestes gracieux de longues étoffes de lin royal qui blanchissaient au soleil de midi, éparpillées le long de la margelle, soulignant la forme courbe du lac sacré[1]. La journée s'écoulait, sereine, et dans mes jeux d'enfants, à poursuivre des papillons, cueillir les lotus au bord du lac, caresser les chatons et les gazelles, jamais ma bouche ne transgressa la loi du silence de Mout dont seuls les oiseaux multicolores troublaient la quiétude. J'appris à écouter le son de l'eau le long des marches, le souffle de la brise sur les fleurs, le faible écho des pas feutrés dans les sanctuaires, le froissement du lin sur la peau, le chuchotement du vent dans les colonnades, le crépitement des torches du soir. Je passais de longues journées à contempler les grandes fresques polychromes des murs du temple, associant, sans les comprendre, les mots dessinés aux images des dieux, et d'un roseau, sur le sable fin de la cour, je reproduisais adroitement ces formes divines sous le doux sourire des vierges muettes.
Le soir, lorsque la déesse refermait les portes du sanctuaire, les jeunes filles venaient me prendre la main pour une promenade au bord du lac, et toute la tendresse de Mout passait entre nos doigts liés, dans le silence millénaire de ces jardins sacrés. C'était l'heure tant attendue où je changeais de mains et de sourires, sans jamais soupçonner qu'il pût y avoir un nom derrière ces beaux regards bordés de fards, et je jouais à reconnaître chacune, même dans les nuits sans lune, à la pression de ses doigts, la douceur de sa peau, l'odeur de son parfum, le drapé de sa robe, quand elle me souriait en silence, me berçant contre sa joue. Et avant de regagner nos cellules encensées par les prières et le sommeil, déposant nos vêtements de lin au bord du lac, nous glissions dans les eaux fraîches qui engourdissaient mon corps au creux de leurs bras.
Après que beaucoup de jours eurent passé sur toutes ces choses, un matin, les prêtres de Khonsou vinrent me chercher, et je vis pour la première fois deux dont j'entendais parfois les voix sourdes et mystérieuses. Ils attendaient au seuil du portail, vêtus de longs pagnes blancs, visages sévères et crânes rasés. De grandes et fortes mains empoignèrent les miennes, m'effrayant tant que je voulus me retourner et courir retrouver les vierges du harem divin, mais le portail s'était refermé sur le silence intemporel de la déesse, et malgré mes cris de chat sauvage, je n'eus aucun mot sur ma langue pour faire ouvrir la lourde porte de bronze doré.
J'ai longtemps pleuré la douceur de Mout, le visage de ses vierges dont les cheveux tressés d'or et de perles de lapis ressemblaient aux fresques de leur temple, et je dus subir la sévérité des prêtres et la rudesse des mots qu'ils plaçaient sur mes lèvres, m'apprenant peu à peu le langage des hommes.
Je suis resté de longues années dans le temple de l'enfant-dieu. La vie s'écoulait, monotone et sans joie, mais le temps n'existait plus, rythmé par les prières de la nuit et les études du jour. J'assimilais ma peine et ma tristesse à celles de Khonsou qui devint pour moi un petit frère dans le secret de mes songes. Car il me ressemblait ce bel enfant des dieux, derrière son triste sourire figé dans la pierre. Sur le côté de son crâne rasé, il portait comme moi une longue mèche tressée de fils d'or et d'argent retombant sur une épaule, ce fut le signe qui fit que nous nous reconnûmes la première fois que nous nous vîmes. Le soir, après la prière, je restais des heures en présence de la statue du petit dieu, et en silence je lui parlais du temple de sa mère, lui contant mes jeux dans les jardins fleuris, la promenade de Mout, tous les matins, dans sa barque dorée, la douceur et la tendresse des vierges blanches, le soir au bord du lac, et je m'endormais parfois dans le sanctuaire, mes rêves hantés par le souvenir des jeunes filles en robe blanche et la présence de l'enfant-dieu qui me veillait d'un sourire éternel.
Khonsou était le fils d'Amon, ce Prince des dieux, qui se cachait quelque part derrière les grands murs d'enceinte[2]. Je ne connaissais de lui que l'écho des chants de ses prêtres et les grandes fresques où son étrange visage sombre[3] et souriant, sa coiffe aux longues plumes, son pagne richement coloré, dégageaient une majesté royale de ces images rehaussées d'or.
En se réduisant à ce temple-sanctuaire peuplé de prêtres tristes, l'univers m'était devenu hostile. Alors Khonsou m'emportait dans sa barque nocturne, et sous l'œil bienveillant de la lune nous revivions à deux les récits fantasques de nos précepteurs. Mon plus grand bonheur était d'atteindre cette heure bénie où, les prières achevées, chacun regagnait sa cellule. La nuit complice ensommeillait les prêtres et j'allais jusqu'au sanctuaire chercher mon frère pour que nous reprenions ensemble le cours de nos perpétuels voyages secrets. Parfois, si s'attardait un prêtre dans le temple endormi, je restais sur ma couche jusqu'à ce que l'enfant vint poser ses mains sur mon visage et m'entraîner dans nos songes communs. Nous n'avions pas besoin des mots des hommes sur nos langues pour nous comprendre. Je connaissais depuis toujours le langage des dieux, fait de regards, de sourire, de gestes à peine ébauchés, mais surtout de songes, de rêves et de pensées. Les seuls murmures sourds dans la pénombre du sanctuaire de Mout avaient été les douces mélopées entonnées durant les logues nuits de fièvres lorsque la maladie venait rôder dans les temples de la déesse. Dans la chapelle sacrée, l'enfant-dieu gardait lèvres closes, et je faisais de même, posant mes mains sur ses mains froides.
L'univers des hommes s'opposait à l'univers des dieux, mais la nostalgie de Mout m'enveloppait d'une chrysalide divine que nul être n'aurait pu briser. Les dieux, peu à peu, dans la bouche des prêtres, prenaient forme humaine, stigmatisant le mal sur le visage de Seth, le bien sur celui de l'enfant-roi qu'ils nommaient Horus. Alors Horus et Seth devinrent nos compagnons de rêves et tous les prêtres eurent pour nous l'apparence du sombre Seth.
Nous partions la nuit dans les marais de l'au-delà, refaire inlassablement ces combats éternels où le mal, s'il s'avançait souvent, finissait toujours par reculer sous nos efforts d'enfants divins pour sombrer dans les eaux primordiales, disparaissant jusqu'aux confins du monde. Ma vie se dédoublait lentement, la nuit devenant ma vraie raison de vivre, et le jour n'étant plus qu'une sorte de rêve où, complaisamment je souriais aux prêtres-instructeurs qui se félicitaient de leur élève.
Lorsque je fus dans ma sixième année, il advint qu'au matin d'un jour, les prêtres de Khonsou vinrent me chercher au pied de la statue divine qui avait veillé mon sommeil. Sans dire un mot, ils me conduisirent devant le portail d'entrée que je n'avais franchi qu'une seule fois, quelques années auparavant. Quand la grande porte se fut ouverte et que mes yeux se furent habitués à la clarté du soleil renaissant, j'aperçus les silhouettes familières des prêtres d'Amon. J'avais, depuis longtemps, détaillé leurs pagnes, leurs colliers et leurs parures de peaux de panthères[4] sur les fresques des sanctuaires. Ils y portaient la barque sacrée de leur dieu, tandis que les prêtresses de Mout et les prêtres de Khonsou les suivaient en procession, dessinés tout au long du mur des chapelles.
Ce jour-là, ils étaient bien réels, comme si la magie d'Isis leur avait soudain permis de descendre des bas-reliefs pour s'animer sous mes yeux émerveillés. L'un d'eux se détacha du groupe et vint vers moi, d'une démarche lente mais assurée, pour me prendre la main. Il avait la peau dure et rugueuse des fruits trop mûrs, j'eus l'envie de retirer mes mains de ses doigts secs, mais son regard ferme et sévère me glaça. L'homme était vieux. Je n'avais jamais imaginé qu'il pût exister des êtres différents de ceux que j'avais côtoyés jusqu'alors. Tout son corps dégageait une odeur d'encens sacré, de ces parfums qui rendent divin et qui sont plus précieux que l'or. De son crâne chauve perlait une multitude de gouttelettes qui glissaient sur ses joues, longeant les profonds sillons des plis de sa peau. Les rides de son visage émacié soulignèrent de chaque côté de ses lèvres minces un sourire qui parvint à ma rassurer. Ses yeux s'adoucirent, il m'entraîna vers ses compagnons :
« – Je m'appelle Ayï, je suis le grand précepteur d'Amon chargé de ton éducation, et nous allons te conduire dans ta nouvelle demeure. »
Je n'eus pas de réponse à lui faire. Pour la première fois je prenais conscience que je n'avais jamais eu de nom. Un à un les prêtres se présentèrent sur le parvis du temple, tandis que des portes se fermaient à nouveau sur une partie de mon enfance. Je n'écoutais plus les présentations, portant mon regard vers le portail de Mout derrière lequel dormaient en silence les souvenirs de mes premières années. Les prêtres m'entraînèrent alors vers leur domaine.
Nous longeâmes les longs murs d'enceinte des temples de Mout et de Khonsou avant d'arriver au grand portail d'Amon. Sur le chemin, des prêtres et des novices se jetaient à terre, le nez dans la poussière et le vieux Ayï leur accordait un signe de la main pour qu'ils se relevassent.
Le grand pylône d'entrée parut immense lorsque nous fûmes devant la porte. Sur le mur polychrome, en registres superposés, les fresques dessinaient Amon accompagné de diverses divinités aux parures plaquées d'or. Je vis Mout et Khonsou, et quelques noms de dieux que je ne connaissais pas. Les prêtres de l'enfant-dieu m'avaient enseigné la lecture et l'écriture, et, fasciné par l'immense portail couvert d'images, je me mis à déchiffrer à haute voix tous les noms inconnus et les titres des divinités que mon regard put saisir. Les prêtres, satisfaits, me laissèrent lire, corrigeant par moments quelques fautes ou comblant mes silences quand parfois je rencontrais un son que je ne connaissais pas encore. Les novices et les prêtres rencontrés en chemin se tenaient à distance, et je continuais à lire à voix basse les mots qui passaient devant mon regard, comme autant de formules magiques que ma bouche prononçait pour la première fois.
La grande porte d'or ouvrit silencieusement ses deux battants, pivotant lentement dans ses énormes crapaudines de bronze[5]. Les rayons du soleil matinal s'engouffrèrent dans la cour intérieure qui s'illumina des éclats dorés d'un nouveau portail entr'ouvert sur d'autres portes semblant s'enfoncer à l'infini dans une éblouissante lumière multicolore. Nous franchîmes le seuil et le portail se referma dans un bruit de tonnerre qui se répercuta longtemps de loin en loin, faisant vibrer les murs et les colonnes des édifices de l'immense ville sainte. Lorsque le silence se fut rétabli dans la paix d'Amon, un prêtre vint me laver les pieds dans un bassin d'argent tandis que les autres confiaient leurs sandales à des novices sortis mystérieusement de l'ombre du portique.
Bientôt, parmi les monuments innombrables qui se multipliaient à chaque portail traversé, nous rencontrâmes les portes d'un sanctuaire insolite, dont les immenses statues colossales semblaient vouloir se dégager de leurs gangues de pierre. C'est alors que je vis un nom de Roi, un de ceux qu'on inscrit religieusement dans la boucle de l'éternité, souligné du symbole de l'or : « L'Aimé d'Aton ». Comme je demandais au vieux Ayï de qui il s'agissait, il eut un étrange sourire, et, sans répondre, il m'attira contre lui, faisant signe à ses compagnons de nous laisser. Quand nous fîmes seuls, le vieillard me répondit :
« Tes précepteurs t'ont appris l'histoire d'Horus et de Seth, et comment Horus, aidé de la divine Isis, avait finalement supplanté Seth sur le trône d'Osiris devant le collège des dieux. Et bien, Enfant, périodiquement les forces de Seth émergent et déferlent sur l'Egypte pour rivaliser avec les forces d'Horus. Amon est le démiurge qui trône sur le collège des dieux et arbitre le combat. Voici qu'en ce jour tu entres comme novice dans le temple d'Amon où tu apprendras par toi-même à distinguer les enfants de Seth et les enfants d'Horus. »
En prononçant ces dernières paroles, il avait lancé un regard en direction du sanctuaire de l'Aimé d'Aton, mais je ne compris pas alors s'il le considérait comme un enfant de Seth ou un enfant d'Horus.
(… à suivre …)
[1] Le lac sacré du temple de Mout, à Karnak, a cette particularité d'être en forme de croissant de lune. Mout est le principe féminin de la triade thébaine : Amon, Mout et Khonsou, l'enfant lunaire.
[2] Le complexe des temples de Karnak comporte principalement le temple d'Amon, mais aussi le temple de Mout, le temple de Khonsou et un temple tardif dédié à Ptah dont l'épouse Sekhmet fut assimilée à Mout. Les temples se déploient encore sur 3,5 km de long, sur une largeur de 1,5 km. La triade de Thèbes correspond à la célèbre triade antique : Osiris, Isis et leur fils Horus, l'enfant lunaire, qui devint le titre de tous les pharaons d'Egypte. Osiris, dieu de l'au-delà, est représenté emmailloté dans ses bandelettes de momie.
[3] Amon est représenté avec la peau bleue, et son nom signifie « le caché ». Par comparaison, Osiris est représenté avec la peau verte.
[4] Un des attributs des prêtres d'Amon fut la peau de panthère, posée en écharpe sur le buste, une petite tête de l'animal était sculptée dans du bois et servait de broche.
[5] Les battants des portes étaient coulés chacun d'une seule pièce, avec, à chaque extrémité, un pivot qui venait s'encastrer en bas dans le seuil, en haut dans le linteau, il n'y avait pas de gond.