La nuit du Pharaon – Episode 1

PREMIERE PARTIE : L'ENFANT-PRETRE

 

 

LE CREPUSCULE

 

Le grand faucon plane au-dessus des obélisques d'or, porté par les courants chauds qui l'entraînent vers l'ouest. Son vol, comme une danse, s'éternise le long du fleuve millénaire, et le soleil s'efface, embrasant lentement la brume de chaleur qui porte à mes narines les parfums mêlés des grands flamboyants rouges et des lotus qui se referment pour la nuit. Le clapotis des vaguelettes s'apaise, le vent du sud à la surface du Nil, les oiseaux se taisent, plus rien ne bouge. Sur l'Égypte ensommeillée le silence s'installe. C'est l'instant magique où le jour ne sait plus qui il est, c'est l'instant où la nuit n'existe pas encore, et pourtant, sur la ligne incertaine de l'horizon, bien au-delà du désert, le soleil agonise, blessant le fleuve ensanglanté de son dernier rayon.

Le crépuscule se dilue déjà dans l'ombre, trop bref, comme un adieu, la nuit menace, le temps fatigué se pose à mes côtés, l'Égypte s'endort à mes pieds, je la contemple une dernière fois. Thèbes se fige dans la moiteur du soir, les rues désertes disparaissent à l'ombre étirée des grands pylônes du temple d'Amon, tandis que les terrasses des palais se colorient des belles tapisseries qu'on tend pour la veillée. Les bassins d'eau tiède parfument les maisons de leur senteur de fleurs fanées. La ville engourdie s'apprête à sortir de sa torpeur quand la fraîcheur s'installe, légère comme un encens qui monte de la terre fatiguée. Une à une s'allument les torches de la nuit sur les balcons de bois, myriade de lueurs reflétant sur la ville les lumières des étoiles qui viendront consteller le ciel lorsque les dernières pâleurs crépusculaires se seront estompées. En haut des mâts du temple, les oriflammes commencent à bruire au gré de la brise froide du nord. Un chant monte de la terrasse d'un palais, là-bas vers le sud, tandis que la mélopée vespérale des prêtres emplit le sanctuaire des dieux endormis. Les ruelles s'animent peu à peu, des voix étouffées me parviennent par bribes en haut du temple d'où je n'ose bouger devant la beauté intemporelle de la plus belle ville du monde. J'ai l'envie de m'emplir de Thèbes pour l'emporter avec moi, tendre les bras une dernière fois pour embrasser jusque du bout des doigts ses palais et ses temples multicolores, son ciel rose de la nuit tombante, ses odeurs de fleurs et d'encens mêlés, ses jardins de sycomores et d'acacias, parsemés de lys, de marguerites, de bleuets, de mimosas, son fleuve aux brumes parfumées par les lotus bleus, les nénuphars blancs, les bouquets de papyrus où les belles s'alanguissent sous les regards des fils du Nil, j'ai l'envie d'emplir mes poumons de cet air sacré qui fait vivre, depuis la nuit des temps, les enfants d'Horus. J'ai l'envie de m'imprégner du calme et de la grâce de cette ville immense dont on ne peut apercevoir les limites du haut du plus grand des pylônes des temples d'Amon, je vais partir, avec au cœur la douce nostalgie du silence magique qu'impose le crépuscule à la ville des dieux. Mais je n'ai plus la force de lui tendre la main. Mes doigts s'agrippent sur les belles pierres qu'un artiste anonyme a sculptées durant des jours entiers, mes mains caressent une dernière fois la forme des mots sacrés qu'un scribe a recopiés sur la gorge du grand pylône, et triste, je ferme les yeux sur ma ville et je ma laisse glisser le long du mur, je n'ai plus mal.


La blessure au ventre me fait comme une morsure de serpent, une longue déchirure dans mon corps, mais je n'ai pas la force d'en retirer le poignard qui reste planté jusqu'à la garde.

Le temps qui s'était arrêté sur Thèbes revient tout à coup sur mon corps blessé, les secondes durent des siècles, des siècles pour que je redescende le long de l'escalier intérieur du grand portail, tâtant d'une main les parois que mes yeux fermés ne voient plus tant la mort me fait mal, et l'autre main aux doigts crispés autour de la blessure d'où s'écoule le reste de ma vie qui ne m'appartient plus.

Des siècles pendant lesquels la sueur ruisselle sur ma robe blanche teinte du rouge de la mort, des siècles et je tombe sur les dernières marches qui tournent autour de moi.

Combien de siècles encore, d'inconscience, de douleur, de regret, un dernier sommeil, et le froid réanime mon corps meurtri. Lentement je me traîne sur le dallage illuminé de lune dans la nuit claire de la dernière nuit. Des siècles pour atteindre enfin la grande colonnade où, enfant, je polissais les dalles millénaires du sanctuaire, et je reste là, longtemps, au pied de mes colonnes, baigné d'une robe de sang, avec l'envie de mourir avant qu'Aube ne me trouve, l'envie de me laisser glisser de l'autre côté de la vie avant que de pleurer, mais il soit déjà trop tard et je sens sur mes joues les larmes chaudes qui accompagnent le dernier adieu au temple de mon enfance.

 

(… à suivre …)