Dans la capitale de l'horizon, la vie continuait, brisée comme un cristal trop fragile dans la main d'un enfant. Chaque matin voyait le soleil renaître un peu lus rouge, et chaque nouvelle qui nous parvenait du pays nous rendait le regard un peu plus sombre. La ville perdait toujours un peu plus de son bonheur. Le Roi me convoquait souvent aux conseils de l'état, et je commençais à suivre, sans enthousiasme, les affaires civiles et militaires. Je n'aimais pas le général, et le Roi s'en défiait, lui aussi, l'utilisant comme on pousse un pion sur le damier d'ébène et d'ivoire du jeu de senet, sans jamais être certain de gagner la partie. Ils étaient tels Horus et Seth lutant pour le pouvoir. Et pourtant Seth était beau, encore jeune, grand et fort, le regard perçant sous ses paupières plissées, le sourire en coin quelles que soient les circonstances. Il avait quelque chose de rassurant par la force qui se dégageait de sa personne, mais quand il parlait, ses paroles impertinentes ne lui donnaient pas la grâce ni la préciosité des courtisans d'Horus. L'arrogance d'Horemheb contrastait avec le mutisme des scribes dont seul le bruit des calames usés rompaient parfois le silence que le Roi imposait entre deux décisions.

 

L'armée s'était installée dans la ville, les garnisons de soldats patrouillaient dans les rues où pourtant nulle surveillance n'était nécessaire. Je compris, au long des mois qui suivirent, l'emprise qu'imposait l'armée en habituant les habitants à la côtoyer, à s'y mêler, à entendre les rires des soldats et l'accent des mercenaires.

Les tavernes s'animaient, la nuit tombée, de cris et de chansons à boire, des femmes étrangères venues d'orient ou du sud enlaçaient leurs jambes autour des jambes des soldats, les enfants de Seth envahissaient la ville d'Horus.

De longues saisons passèrent, et l'on tâcha de faire de moi un prince alors que j'avais envie de solitude et de prière.

 

 

Beauté ne revint jamais de Thèbes. La ville d'Aton se mourait depuis son départ et le Pharaon lui-même, comme une fleur sans soleil, se fanait lentement, solitaire et résigné. Pourtant l'image de la Reine était partout, figée sur les murs des temples et des autels, sur chaque chapelle, chaque stèle, rendant plus cruelle son absence.

Dans le palais du Nord désormais vide, je restais des heures, prostré contre le mur de ma couche, où, du doigt, je suivais les lignes des peintures et des écrits prophylactiques qui protègent le corps durant le sommeil. Et je passais des jours entiers à me remémorer le départ de Beauté dans la barque dorée des prêtres, avec le désir de changer le destin, l'envie de courir sur le quai pour la retenir, la serrer dans mes bras pour lui dire de rester, tandis que ses mains caresseraient mes tempes fiévreuses.

La nuit, parfois, je traversais la ville morne et triste qui tentait d'oublier son malheur dans les chants des militaires et des filles de joie. Mais partout sur mon chemin hurlait la solitude de l'Égypte qui se désespérait.

Dans le palais du sud, près du lac abandonné où plus une barque ne voguait, les corridors étaient déserts, les lampes inutiles fumaient d'âcres odeurs d'huile rance, les soldats somnolaient, lamentables gardiens d'un roi prisonnier qui se diluait déjà dans les ombres de la Douat. Au seuil de sa chambre, pas un chambellan, pas un écuyer, pas un serviteur ne veillait sur la vie de celui que partout on appelait désormais « le grand scélérat ». Et je me couchais alors en travers du seuil, comme n'importe quel gardien de la porte aurait dû le faire, protégeant mon Roi de mon corps de prince.

Au matin, dès les premières lueurs, dès les premiers murmures, les premiers bruissements, je m'éveillais contre la porte, parfois ouverte par le dieu lui-même qui souriait en me tendant les bras, et qui, essuyant mes larmes de ses mains, me disait, comme pour me consoler :

« – Moi aussi petit frère, j'ai droit à la douleur … »

Le regard encore humide, la voix rauque et tremblante, le dieu retenait sa peine, restant dans l'embrasure de la porte. Le dieu souffrance, le dieu désespérance finissait de vivre en me berçant au creux de ses bras comme un petit enfant :

« – Quand tu es venu, petit frère, dans les rues de la ville, les portes restaient grandes ouvertes de joie et de bonheur. Ma Reine était là pour t'accueillir et te mener à moi. Elle n'est plus là et j'ai laissé les portes ouvertes en attendant qu'Elle revienne. J'ai mal d'être là maintenant devant les portes qui claquent au vent, je voudrais être encore à cette nuit passée à La suivre le long du Nil de ma jeunesse insouciante, je voudrais tant qu'Elle soit à mes côtés comme avant, revoir Ses mains et Son visage, La sentir simplement là. J'ai mal d'en être à maintenant. Autour de moi le silence est un chant funèbre, il n'y a plus Son rire. Elle ne marche plus dans le palais qui résonne encore de Son pas devant la grande porte de santal. Son absence est devenue ma solitude, et j'ai l'envie de fermer les portes sur moi. »

 

 

La Ville de l'Horizon se préparait à fêter l'année nouvelle. La saison chaude commençait et le fleuve bienfaiteur allait s'épandre sur le double pays jusqu'au pied des monts de la renaissance, balayant le désert de ses eaux primordiales. La fête du nouveau soleil aurait dû donner lieu aux plus grandes réjouissances dans la ville nouvelle.

Trois ans s'étaient écoulés depuis mon arrivée au palais, et depuis le départ de Beauté, chaque nouvelle année les fêtes prenaient un air un peu plus mélancolique. Du haut de la terrasse du palais du Nord, je pouvais contempler les lumières flageolantes des lampes à huile au creux des maisons affairées et joyeuses. Nul ne dormirait ce soir-là dans l'attente du banquet du palais du sud, je ne répondais plus aux princesses qui m'appelaient avec insistance de la pièce d'eau du jardin intérieur, juste au-dessous de moi. Une cruelle nostalgie me serrait le cœur, lancinante comme un chant monotone. Ankhsenaton émergea soudain sur la terrasse. Elle n'était vêtue que d'un lourd collier de lotus dont les tiges savamment entrelacées tressaient un pectoral sur son buste d'adolescente.

« – Prince, cria-t-elle, ce n'est pas un jeu, nous t'appelons depuis le crépuscule car un messager s'est présenté aux portes du palais, c'est un envoyé du Roi, j'ai cru bon oser venir te tirer de tes méditations. »

Elle gardait la tête baissée, comme l'étiquette l'exige lorsqu'on se présente sans y être invité devant le co-régent du Pharaon.

« – Relève-toi, Ankhsen, tu as agi avec sagesse, j'aurais dû répondre à vos appels. »

Elle leva la tête. Ses grands yeux noirs me pénétrèrent comme au jour de mon arrivée sur le Nil, lorsque le bâtiment des prêtres avait croisé la barque dorée des enfants de l'Horizon.

« – Pourquoi ne viens-tu plus jouer avec nous, petit prince ? »

Son impertinence me fit sourire. J'eus soudain l'envie de lui parler de la Reine, et je remarquai pour la première fois sa ressemblance  avec sa mère. Ses yeux maquillés pour la fête donnaient à son regard le magnétisme des déesses. Elle avait le regard d'Isis.

Sans répondre, je descendis les marches de la terrasse, posant au passage ma main, doucement, autour de sa taille, et tandis qu'elle m'accompagnait en silence, je ressentis ce trouble qui m'envahissait lorsque dans le temple aux cent portes, je me levais nu, le soir, paré du seul collier d'Horus, et je souris à la princesse, c'était un peu de Beauté retrouvée.

Le messager attendait dans la cour d'accueil, près du bassin où les enfants nageaient avec les canards. Les cris et les rires des petites princesses avaient distrait le jeune homme qui s'amusait à les éclabousser d'une main, tandis que de l'autre il serrait contre lui un précieux papyrus. C'était chose peu courante qu'un messager transportât un papyrus. Ceux-ci étaient réservés aux écrits sacrés ou aux grands édits royaux solennels. Lorsqu'il m'aperçut, le messager se jeta à terre tandis que les enfants en profitaient pour l'asperger abondamment, car ils ne m'avaient pas vu venir. Un mot suivi d'un geste de la main me suffit à les arrêter. Le silence tomba d'un coup sur le patio. J'en fus étonné moi-même, mon titre en imposait plus que je ne m'y attendais.

Trempé jusqu'à la peau, l'émissaire du Roi me tendait le papyrus sans oser lever son regard  sur moi.

« – Relève-toi, messager, je ne suis qu'un prince parmi les enfants du Roi. Quel est ton nom ? »

« – Mon nom est Maya, Seigneur. Pharaon m'a chargé de te porter cet écrit. Je devrai te conduire en secret auprès de lui cette nuit même. »

Ce n'était ni un des soldats ni un des messagers habituels de la famille royale. Il avait les yeux verts des gens du Nord et un visage encore adolescent. Le maquillage de la fête lui donnait un air de prince. Lorsqu'il se fut relevé, je vis qu'il avait la perruque tressée des courtisans du Roi. Mais il était vêtu du grand pagne blanc des prêtres d'Amon.

« – D'où viens-tu, Maya, viendrais-tu de Thèbes ? »

« – Pardonne-moi, Seigneur, que mon vêtement d'Amon n'offense pas ta vue, Pharaon m'a ordonné de me rendre ce soir à ton service, il m'avait envoyé chercher, il y a bien longtemps dans le temple aux cent portes où je me consacrais à la prière loin des conflits politiques des prêtres et du Roi. »

Comme un coup de poignard au cœur me revenaient soudain les souvenirs de mon enfance, le temple, le sanctuaire d'Amon, l'apparition du dieu et le grand lac sacré. Pendant des années Beauté, puis le Roi s'étaient évertués à faire de moi un prince co-régent, et à cet instant précis je basculais dans la nostalgie des temples de Thèbes, malgré la guerre des dieux.

« – Tu ne m'offenses pas Maya, au contraire, les chants et les parfums du temple semblent t'accompagner jusqu'ici. Sans doute nous sommes-nous croisés, jadis, entre deux colonnes quelque part dans la maison d'Amon. »

 

Et en parlant, je me souvins de l'avoir déjà vu quelque part dans le temple aux cent portes. Son beau visage était taillé comme celui d'une statue d'Amon, ses grands yeux clairs pétillaient sous de lourdes paupières dorées, et à mes paroles, son sourire dégagea de belles dents blanches, il aurait pu inspirer les sculpteurs et les peintres de l'Horizon.

 

« – Seigneur, oserai-je te rappeler qu'un soir c'est moi qui ai eu le privilège de te conduire jusqu'au sanctuaire d'Amon, sur l'ordre du Roi, la nuit de ta première initiation au cours de laquelle tu reçus le collier d‘Horus. »

« – Le petit prêtre muet, c'était toi … »

J'avais oublié ce guide, dans l'injustice de mon souvenir. Pourtant s'il avait failli à sa tâche ce soir-là mon destin aurait été changé, et avec lui tout l'avenir de l'Égypte. On avait déjà vu des prêtres conduire au sanctuaire un élu de leur collège qui n'était pas destiné à monter sur le trône avant sa consécration irrémédiable. La Reine Hatasou elle-même avait usurpé le trône, poussée par les prêtres d'Amon.

L'émotion serra ma gorge, et la honte aussi, d'avoir négligé dans mon esprit l'importance de ce prêtre déjà choisi par le Roi et que j'avais assimilé aux autres prêtres d'Amon. Ce qui avait été pour moi la nuit la plus importante l'avait été aussi pour ce prêtre-étudiant : depuis plus de cinq ans il devait vivre avec ce merveilleux souvenir d'avoir accompagné un futur Roi vers la divinité ; combien de fois avait-il rêvé de retrouver ce petit enfant prêtre qu'il avait guidé de sa main vers le sanctuaire, combien de temps avait-il espéré cette rencontre pour s'entendre dire :  « Je te reconnais, tu fus mon guide tel Thot accompagnant Horus, tu fus pour mon destin le scarabée qui poussa le soleil à l'horizon de ce jour béni des dieux », et pour toute reconnaissance je n'ai su que lui dire : « Quel est ton nom ? »

« – Et je te reconnais maintenant, tu étais l'envoyé du Pharaon le soir où  la Reine est partie, lorsque je fus nommé co-régent. Pardonne-moi, Maya, et sois mon guide une fois de plus, je ne t'oublierai plus, j'en fais le serment, et tu sais ce que vaut le serment d'un dieu … »

Alors, après un log silence au cours duquel je plongeais mon regard dans le sien, ce qui pour nous fut une cérémonie, il me remit le papyrus.

 

 

Edit de Pharaon.

 

Voici ce que je dis :

Gloire au soleil resplendissant à l'horizon : moi, force triomphante d'Aton, Maître des deux terres, j'ai lié de mes deux mains le lotus et le papyrus. J'ai étendu la gloire d'Aton du sud au Nord et de l'Orient à l'Occident ; les vivants et les morts chantent sa gloire, gloire à Aton pour des milliers d'années. En ce jour, douzième anniversaire de mon accession au trône d'Horus, moi, force vivante d'Aton, je déclare, moi, dont la voix est la vérité de Maât, je dis :

L'Égypte est devenue comme un corps sans âme, une maison sans vie, un jour sans soleil, un fleuve sans eau. Les enfants de Seth ont envahi le royaume depuis le pays nubien jusqu'à la grande verte, je suis l'Osiris renouvelé et je pars pour le pays des ombres.

Horus devra combattre son frère Seth afin de vaincre le mal :

gloire au puissant taureau d'Égypte, puisse Isis intercéder auprès des dieux pour ta victoire, aujourd'hui, jour de l'année nouvelle, an douze de mon règne, moi, force cachée d'Aton, j'abdique en faveur de mon co-régent et frère :

Tout-Ankh-Aton

(… à suivre …)