La nuit du Pharaon – Episode 17

 

J'eus l'impression que le souffle de vie venait de quitter mon corps. Ce n'était plus moi qui marchait dans les rues de la Ville, c'était mon double, mon Ka me tenait par la main sous la forme de Maya qui me guidait dans la nuit tandis que mon esprit tentait de comprendre ce qui m'arrivait. J'étais Roi.

Le bruit de nos pas se feutrait sur les dalles encore chaudes de la grande voie qui reliait le palais du sud au palais du Pharaon. Le chant des villageois du quartier Nord s'étouffait à mes oreilles tandis que se voilaient mes yeux comme on voile les fenêtres des chambres quand le soleil est trop violent. Nous avons marché le long des maisons blanches illuminées des lueurs dansantes des foyers grésillant sous les veaux gras et les bœufs ruisselants dont les odeurs de festins envahissaient la ville, les braises rougeoyantes rôtissaient les canards dorés, l'air sentait le poisson grillé dans les aromates d'orient.

s Roi.


Maya me conduisit jusqu'au palais du sud où les rires des courtisans fusaient comme les cris des oies sauvages dans les marais du matin. La voix d'un vieillard racontait une histoire qui nous parvenait par bribes, mêlée à la chanson d'une femme inconnue qu'accompagnait une harpe.

Surplombant la rue, les colonnes de la terrasse haute flageolaient dans les reflets des flambeaux qui illuminaient tout le bâtiment. Le grand portail était ouvert, les gardes s'en étaient allés avec de belles orientales dans les cabarets du centre. Mon guide me fit entrer dans la grande salle d'apparat, saluant au passage quelques familiers de la cour, mais il m'entraîna rapidement vers la terrasse des apparitions, là où la famille royale avait eu coutume de saluer le peuple chaque matin, avant la disparition de Beauté. De là nous surplombons la ville entière, lovée comme un serpent nacré entre le Nil verdoyant et les monts de la renaissance. La lune argentait la longue rue bordée de maisons claires où pétillaient les lointains foyers de la fête. Le nuit se constellait de myriades d'étoiles infatigables, et le serpent du Nil se doublait au ciel, comme un reflet, du serpent laiteux de la voûte céleste. La ville était pâle sous la caresse de la lune, œil d'Horus qui nous suivait dans notre fuite secrète. Car nous fuyions la fête, le palais et les courtisans. J'avais compris que nous allions vers le temple d'Aton, de l'autre côté du palais, en passant par le pont des apparitions qui enjambe d'une arche la rue principale.

Nous fûmes bientôt en haut des colonnades, sur la terrasse qui relie le temple au palais. A nos pieds s'étendait la grande cour déserte et miroitante sous l'œil d'Horus, bordée de nombreuses colonnes reflétées sur les murs recouverts de métal poli. Au milieu du temple, au fond de la cour, le grand kiosque de l'horizon brillait aux flammes des torches sacrées qui dégageaient une odeur d'encens précieux. Les bruits de la fête ne nous parvenaient plus. Maya se retourna, me faisant face, et tel un grand prêtre il posa une main sur mon front :

« – Ce soir tu seras dieu, bel enfant des dieux. »

Alors il ma lâcha la main, une grande émotion envahit mon cœur quand je vis dans son regard l'humilité de la tristesse, mais mon guide m'abandonna et je me souvins du prêtre muet qui m'avait accompagné jusqu'au sanctuaire d'Amon, cinq ans plus tôt. Je l'ai regardé repasser le pont des apparitions, puis s'éloigner sur la terrasse avant de s'évanouir dans l'ombre du palais royal. Déjà il ma manquait. J'avais vécu sans le connaître et lui pas vécu un seul instant sans oublier qu'il avait été le guide de celui qui serait un jour le Pharaon. Et ce jour était venu.

Lentement, je descendis l'escalier aux cent marches, et m'approchant du kiosque j'aperçus le Roi, vêtu de la robe blanche du jubilé, assis sur un trône d'albâtre. Le long bonnet blanc d'Osiris lui prolongeait le visage. Il portait au menton la barbe d'or des grandes cérémonies royales. Ses deux mains reposaient sur ses genoux serrés dans l'attitude hiératique des colosses du temple. Ses yeux étaient maquillés du long trait bleu qui souligne le regard des dieux, le regard d'Osiris, celui des morts quand ils sont déclarés « justes de voix ». Il ressemblait aux statues peintes, dans les sanctuaires d'Amon, il ressemblait aux corps préparés par les embaumeurs pour faire le voyage vers les champs d'Ialou. Mais ses yeux me regardaient, et sa bouche me parla :

« -Maître des Renaissances
tel sera ton nom désormais. Tu n'es plus l'enfant des dieux, tu es dieu et ton nom est l'espoir de l'Égypte.

Maître des Renaissances, car toi seul désormais portera l'espérance aux enfants du Nil. Les temps sont venus pour moi de me retirer au fond des temples pour servir le dieu loin des querelles politiques

L'Égypte blessée a besoin d'un sang nouveau, d'une âme pure et vierge. Les temples sont vides et les maisons sans amour. La haine hante les rues du double pays. J'ai traîné dans la poussière le clergé d'Amon qui se croyait tout puissant. Aujourd'hui le peuple se désole, subissant le combat des dieux sans comprendre. L'Égypte court à sa perte.

Je sais qu'un complot se trame contre moi, et si je reste sur le trône d'Horus, j'en serai renversé, assassiné et avec moi tous les miens. Toi aussi, enfant, tu risques ta vie. Un usurpateur sera placé sur le trône par le clergé d'Amon et le pays sera plongé dans la guerre et le sang. Le grand aigle noir de tes songes a envahi la ville depuis plus de deux ans.

Entends ce que Thot a insufflé à mon âme :
Voici :
Moi, Pharaon des deux terres, Force et Santé d'Aton déclare ceci :

J'abdique et je transmets le trône d'Horus au co-régent Tout-Ankh-Aton qui fut élevé dans l'amour et le respect d'Amon. Son nom sera désormais
Tout-Ankh-Amon et son titre de couronnement Maître des Renaissances.

Moi, Pharaon des deux terres, Force et Santé d'Aton
Je me retire dans le sanctuaire d'Aton pour y passer la fin de mes jours dans la prière et la méditation.

La Ville de l'Horizon ne sera plus que la ville d'Aton, et voici que Thèbes aux cent portes redevient capitale du pays des deux terres, ville chérie d'Amon, maison de Mout et de Khonsou, en accord avec le clergé d'Amon, par l'intermédiaire et la médiation de la Reine chérie de notre cœur pour le bien de l'Égypte et le respect des dieux.

La Reine restera dans le temple d'Amon sous la protection du clergé, elle est désormais la grande chanteuse du dieu, et le nouveau Pharaon retournera à Thèbes pour son couronnement et y prendra demeure jusqu'à la fin de son règne, puisse-t-il être long et bénéfique.

J'ai dit ceci le jour de l'an douze de mon règne. »

 

Alors il se leva. Il me parut gigantesque avec la couronne blanche d'Osiris. Il me prit par la main et me fit monter les trois marches qui conduisaient au trône. Là, le Roi me fit asseoir et m'enleva le grand collier multicolore qu'il m'avait offert dans le sanctuaire d'Amon. Lentement il se défit de ses attributs divins, et au fur et à mesure, il m'en habillait en dieu, d'abord la barbe d'or, retenue par un ruban noué derrière les oreilles, puis la grande robe blanche dont il fit tenir les deux pans autour de ma taille. Il me coiffa de l'Atef d'Osiris. Le grand bonnet de cuir blanc était léger, deux lanières lacées par derrière l'ajustèrent à mon tour de tête, serrant profondément mes tempes qui se mirent à battre comme la peau d'un tambour.

D'un geste rapide et sûr, il fit sur mes paupières le regard d'Horus à l'aide d'un grand pinceau bleu. Enfin il me remit le grand pectoral,  mais dans l'autre sens, les gemmes colorés contre ma peau, et la surface d'or ciselé face au regard des autres.

« – Sois bon envers les justes, mais sois ferme envers les méchants. Dans le monde, c'est la première loi à observer pour bien administrer tes états. Châtier le rebelle, déjouer les complots, c'est faire œuvre de Roi.

Le royaume entier dépend de ton bon gouvernement. Il est plaisant de voir les travailleurs qui s'affairent, mais n'exige pas trop du peuple si tu veux qu'il te vénère. Il a le pouvoir d'effacer ta mémoire et celle de tes ancêtres, tout dépend de l'amour que tu lui portes.

Méfie-toi du noble qui parle trop, c'est un provocateur. Courbe la multitude qui s'agite à cause de lui et ferme-lui la bouche. Fais cela pour quiconque, quel que soit son rang.

Sois juste envers le citoyen de ton pays : quel que soit celui que tu punis, souviens-toi que c'est un fils du Nil. »

 

Il prit un bassin d'albâtre rempli d'eau parfumée dont il m'aspergea les pieds. Et voici qu'il défit ses sandales d'or dont il me chaussa. Alors il se tint devant moi, pieds nus, baissant les yeux d'où je voyais couler de grosses larmes. Son torse était secoué de sanglots silencieux. Il n'était plus vêtu que d'un pagne court. J'attendais qu'il relève la tête, mais après avoir levé les bras au ciel dans l'attitude de la salutation au Pharaon, tête basse et regardant la poussière, il recula des trois pas rituels et, sans un regard, il s'éloigna de moi pour toujours. Il traversa la cour du temple sous les derniers rayons de l'œil d'Horus, presque nu sous le ciel d'Égypte : l'abandonné d'Aton se retirait dans la nuit finissante.

Je suis resté longtemps comme une statue de pierre, les yeux clos sur ce monde désespéré qui m'était légué. Lorsque le premier rayon du soleil renouvelé vint frapper mes paupières fiévreuses, je vis devant moi en longues rangées blanches tout le peuple de la ville qui me regardait sans comprendre son nouveau maître. Et le peuple attendait mes premières paroles, mais je ne savais que dire, je me sentais délaissé, solitaire au milieu de ces étrangers, couronné comme un roi alors qu'au fond de moi je n'étais qu'un enfant-prêtre de douze ans, et désespérément je cherchais un mot à leur dire, une phrase à prononcer, mais Thot ne m'en inspirait pas. Sekhmet alors vint à mon secours, la déesse de la guerre poussa son rugissement de lion lorsque soudain le grand portail du temple s'ouvrit dans un nuage de poussière : sur son char d'apparat, entouré de sa garde personnelle, le général Horemheb faisait une entrée sacrilège, le javelot à la main, semant la stupeur dans la cour sacrée où les fidèles s'éparpillaient comme une nuée de papillons devant l'aigle, mais à part une première rumeur causée par la surprise collective, le silence était resté, pesant étrangement sur l'assistance.

Le général, hautain, descendit de son char doré et s'avança vers moi, croyant être en présence du Pharaon aimé d'Aton, tandis que ses soldats menaçaient de leurs lances la foule repoussée derrière la colonnade. Et voici qu'en s'avançant vers moi il devenait moins arrogant, moins sûr de lui, surpris d'abord de ne pas reconnaître sa victime, puis consterné lorsque je me fus levé pour descendre les trois marches du trône d'albâtre, éblouissant les murs du temple des reflets de mon collier d'Horus. Sekhmet me donna le courage de parler lorsque je fus à quelques pas du général, Maât et Thot placèrent des paroles de sagesse sur ma langue :

« – L'Égypte est menacée dans son âme et dans son corps, elle est comme un temple sans dieu. Vois, ses enfants se terrent et la crainte les fait gémir. Or voici qu'Horus a placé en moi son espoir et m'a choisi pour régner sur le pays des deux terres. Thèbes aux cent portes va refleurir au cœur de l'Égypte et chacun va pouvoir chanter les louanges d'Amon.

Je dis ceci :
Je relève ce qui était ruiné parmi les monuments éternels, j'écarte le mensonge loin des deux terres et je rétablis partout la vérité. Les sanctuaires étaient ruinés, les dieux détournaient leur tête de cette terre, leurs cœurs étaient dégoûtés de leurs statues mutilées et ils laissaient dépérir ce qu'ils avaient créé. Or voici que les temps ont passé sur ces choses, et aujourd'hui Ma Majesté se lève sur le trône de Ses pères pour gouverner le pays d'Horus, les deux terres sont désormais sous la surveillance de Sa face et tout le pays s'incline devant Elle. »

Alors Horemheb s'inclina. Mais dans son salut je vis la satisfaction d'un tuteur malhonnête qui désirait régner sur le pays par l'entremise d'un enfant prisonnier. Il crut bon d'ajouter une phrase rituelle :

« – Je me réjouis de ton avènement, nouvel Horus ! »

Je relevais son sourire au coin des lèvres :

« – Hor-emheb emheb Hor ; Horus-qui-se-réjouit réjouit Horus à son tour[1] ! »

Il ne releva pas le jeu de mot, mais à son regard je vis qu'il avait compris que nous ne serions jamais amis.

Ce n,'est que peu après que m'apparut l'ampleur du complot. Le général s'était allié tout le clergé d'Amon, et le Pharaon déchu avait su jouer au dernier moment son ultime pion sur le grand damier de l'Égypte. Et j'étais ce pion, en réserve depuis douze ans. Je venais à mon tour de jouer serré, mais la partie &était loin d'être gagnée.

 

En rentrant au palais par le pont des apparitions, j'eus l'impression de sentir l'aimé d'Aton à mes côtés, comme s'il venait encore, dans l'ombre des colonnes, me rassurer. Les soldats étaient à la porte et gardaient le palais.

 

 

La nouvelle vie commença par les préparatifs du couronnement. Le Divin Père Ayï avait négocié mon règne avec le clergé et l'armée. Il devenait Grand prêtre d'Amon pour rester à mes côtés et m'aider dans la lourde tâche qui m'incombait désormais. La principale exigence des prêtres d'Amon fut de m'éloigner de la charge religieuse des rois, car il n'eut pas été convenable qu'un protégé d'Aton devienne grand prêtre d'Amon après les jours sombres de la persécution du grand dieu. Il m'était interdit d'officier religieusement en public, il me faudrait garder mes cheveux et le pagne des princes. C'était donc m'enlever pratiquement toute ma puissance de Pharaon. Mais je savais en moi-même qu'un jour je pourrais rétablir la vraie charge des fils d'Horus sur mes épaules, je n'en parlais à personne, pas même au Divin Père. J'obtins cependant une concession sur les prétentions du clergé : selon la tradition, toutes les statues relevées dans le royaume seraient à mon image, et soulignées de mon nom de couronnement.

A Thèbes, les grands architectes avaient repris la construction d'une salle commencée par mon père, vers le sud du temple d'Amon, inachevée car abandonnée par mon frère lorsqu'il s'était retiré de la capitale. Les peintres venaient me voir jusqu'à la Ville de l'Horizon pour donner à leurs travaux la ressemblance de mon visage. Mais je savais déjà que leurs peintures seraient les peintures des morts, car eux-mêmes n'avaient plus rien de vivant dans le regard. Seul le grand sculpteur de l'horizon avait réussi à mêler à son art devenu classique la vivifiante spiritualité qu'avait su imposer l'aimé d'Aton durant son règne. Le sculpteur avait fait en quelques jours un admirable buste de calcaire coloré, si fidèle qu'on eut dit mon propre visage posé sur un socle. Selon la coutume, il avait réalisé ce portrait modèle d'une dimension inférieure à la réalité, et sans incruster le regard, à cause de la magie des formes-pensées de ceux qui auraient pu en vouloir à ma divinité, car le pouvoir des mots et des désirs est infini pour ceux qui savent le langage des magiciens. Et les artistes sont des magiciens. Seuls les masques funéraires se devaient d'être le parfait reflet de la réalité.

Comme le général, rassuré, commençait à desserrer son étreinte, je décidai bientôt de retourner vers la ville aux cent portes, superviser les travaux de restauration des temples de mon enfance.

(… à suivre …)


[1] Horemheb, signifie littéralement quelque chose comme « Horus est en fête », « Horus se réjouit ». En inversant la place du nom d'Horus dans la petite phrase « Hor-em-heb », « em-heb-Hor » devient : « Celui qui réjouit Horus ».