L'Égypte s'était endormie, plongeant sa face dans l'obscurité, tandis que quelque part, de l'autre côté de la vie, le soleil continuait sa course éternelle, toujours égal, portant en lui-même l'espoir de renaissance au prochain matin du pays des deux-terres. L'obscurité de la nuit s'estompait des lueurs d'une lune qui jouait derrière les palmes des dattiers, lentement agités par la brise du soir comme des plumes d'éventail.

La nuit devint alors presque silencieuse.

Le pêcheur attacha sa barque sur le bord du rivage, et nous continuâmes à pied, tous deux côte à côte, envoûtés par le silence irréel de cette nuit-là.


 

Au détour du chemin, les arbres se firent plus rares, une immense forme pâle se découpait sur le ciel clair. Le pêcheur m'entraîna dans cette direction, sans mot dire. Au fur et à mesure que nous avancions, la forme se précisait, une lueur blanche, qui paraissait immatérielle, brillait sur le sommet. Je connaissais bien ce scintillement, c'était celui de l'électrum sous les rayons de la lune, en haut des obélisques du grand temple de la Ville aux cents portes.. Mais cet obélisque-là n'était pas une aiguille de granit dont le pyramidion aurait été recouvert d'or, c'était une immense pyramide dont les bases s'étalaient sur plus de quatre cent coudées. La contrée sauvage avait fait place à un jardin savamment entretenu. Les arbres et les fleurs étaient disposés autour de marais couverts de lotus dont l'odeur planait encore au-dessus de la terre endormie, bien que les fleurs fermées depuis le crépuscule eussent disparu de l'autre côté du miroir de l'eau. Et la lueur blanche se reflétait dans les mares multipliées par les plans différents formés de larges feuilles liquides au ras des eaux, dans la nuit claire.

La lune disparaissait dans la lueur qui captait le regard. ET il n'y avait pas un bruit, pas un oiseau de nuit pour chanter ces amours, pas un insecte, pas un clapotis, le vent s'était endormi à son tour, et la chaleur du jour retombait sur la terre humide formant un inquiétant brouillard chargé de parfums étranges. La terre semblait ici se recueillir.

Il nous fallut de longues heures pour traverser ces marais paradisiaques. Parfois un petit canal nous coupait le chemin qui continuait remplacé& par un pont de dalles blanches. Nous avions retiré nos sandales de papyrus en même temps, à l'entrée du jardin, par respect pour ces lieux sacrés, et nous avions continué pieds nus notre longue marche vers le plateau des pharaons dans le silence de la nuit.

La lueur semblait plus haute dans le ciel, et plus intense.

Mon batelier s'arrêta :

« Va, enfant, cette nuit t'appartient. Ton domaine est le domaine des dieux, ta maison est la maison des dieux. Rejoins le plateau des pharaons, et puisses-tu y retrouver le souvenir de tes ancêtres. »

Anti semblait très ému. Je vis dans la nuit son regard briller. Je continuais seul …

Le chemin commença alors à monter, et le jardin prit fin au pied d'une falaise. Le plateau des Pharaons …

C'était donc le domaine des dieux, un grand plateau rocheux au milieu des marais irréels que nous venions de traverser. L'île des dieux que décrivaient les vieux papyrus de la bibliothèque du temple de Thèbes, j'en avais rêvé si souvent, mais ce n'était pas une île …

« L'île est secrète et souterraine. Au profane qui s'aventurerait ici, elle apparaîtrait comme un plateau de rocs étranges. Ce plateau symbolise l'île de nos ancêtres. Et le Fleuve d e la vie coule sous ses pieds. »

Ces mots écrits dans les textes antiques remontaient à ma mémoire. J'étais seul au milieu du plateau, et les prêtres étaient bien loin. Pourtant, leurs leçons me revenaient par delà les années.

 

La lueur blanche était encore masquée par le terrain en pente, mais la voûte céleste était irradiée comme en plein jour. Le chemin était dallé de pierres polies comme dans le temple d'Amon, et je pouvais voir ma silhouette s'y refléter sous le clair de la lune qui me suivait, fidèle compagne.

J'avais l'impression qu'un long périple venait de s'achever, et je restais quelques instants accroupi à regarder dans le miroir cet autre Khonsou qui me ressemblait. Je m'étais vu tant de fois dans le miroir des dalles du temple. Les leçons de mes maîtres accomplissaient à cet instant la transformation de mon être : d'initiable je devenais initié. Je foulais de mes pieds nus le sol millénaire de mes ancêtres.

Alors je me mis à courir vers la lueur d'électrum, mais le chemin paraissait de plus en plus long, comme dans un rêve. La nuit chaude étouffait mes poumons, la pente du chemin faisait faiblir mes jambes, le souffle manquait à ma gorge, les enfants de Seth, invisibles démons semblaient me repousser, quand soudain la grande pyramide s'offrit à mes yeux, éblouissant mon être.

Et les mots du papyrus revinrent à ma conscience :

« Vois initiable, au centre de l'île, le Grand Cristal des dieux. »

Le Grand Cristal était une immense montagne de calcaire, blanche comme le lait, polie comme la surface d'un œuf, douce et tiède comme la peau.

Au sommet de la pyramide, plus haut que trois fois le plus grand portail du temple d'Amon, scintillait le pyramidion d'électrum qui, en plein jour, devait éblouir le pays sous les rayons du soleil de Rê. Sous mes pieds, le miroir composé de plaques de métal ne renvoyait que mon image. Je comprenais enfin les mots du vieux papyrus :

« Les pyramides n'ont pas de reflet quand on est à leurs pieds. Il faut s'en éloigner pour les voir se dédoubler, et seule la crue du Nil peut alors leur faire un miroir assez grand. A son pied, la pyramide englobe son propre reflet, comme à midi elle englobe son ombre. »

Je fis le tour de la pyramide blanche. Elle était construite sur un immense socle de pierres polies bordées de métal. Aucune entrée n'était visible.

De l'autre côté se tenait une deuxième pyramide, étrangement colorée de deux tons, avec, au tiers de sa hauteur, un léger degré, une marche qui la séparait en deux, comme si la fine pyramide élancée, faite de calcaire blanc, avait été posée sur une pyramide tronquée en granit rouge qui lui servait de socle. La différence de pente était imperceptible, mais renforcée par les deux couleurs. Sans doute la masse des pierres de revêtement avait-elle été décalée pour aménager ce degré entre les deux parties de la pyramide. Dette deuxième pyramide était plus fine te paraissait plus grande que le Grand Cristal, mais les textes du temple me rappelaient qu'elle était légèrement moins haute.

« La Grande Pierre d'Isis est le principe féminin de l'épouse et sœur d'Osiris, l'ambassadrice des dieux. Le Grand Cristal est le principe masculin, la Grande Pierre d'Osiris. »

Autour de la Grande Pierre d'Isis, rouge et blanche, tout un complexe de temples masquait la base et l'entrée que je devinais derrière deux colonnes rouges. A l'orient, le grand temple principal était bâti de pierres monumentales, dressant des murs immenses semblables à des falaises. Une rampe disparaissait derrière de nombreux monuments annexes, s'enfonçant dans la vallée et couverte tout au long d'un toit de calcaire blanc supporté par un portique de granit rouge. Dans le creux du temple de la vallée, au milieu des jardins réaménagés par Thotmés, trônait, hiératique, le gigantesque sphinx de Khephren. A l'occident, des colonnades primitives supportaient un toit de granit. Le plateau de la montagne avait été taillé pour poser le socle de la pyramide. Au sud une petite chapelle de pierres démesurées, laissées brutes depuis des siècles, semblait sortir d'un autre âge.

La dernière pyramide paraissait toute petite auprès des premières, mais elle devenait de plus en plus imposante quand on s'en approchait, parvenant même à faire oublier la masse des deux autres. Entièrement recouverte de granit rouge, elle était lisse au sommet et du côté du soleil levant. Le reste de ses pans présentait des pierres brutes, inachevées.

« La troisième pyramide est le Pierre d'Horus, elle symbolise l'humanité. Il lui faudra des siècles pour se polir, mais elle montre au soleil levant une face déjà divinisée. »

Adossé contre la face orientale, un vieux temple était prolongé par une rampe à ciel ouvert qui descendait jusque dans la vallée. L'entrée n'en était pas gardée, le plateau tout entier semblait désert. Les salles intérieures étaient disposées comme un labyrinthe, je m'y enfonçai, espérant trouver l'ouverture de la pyramide rouge.

De salle en salle, je parvins au sanctuaire qui s'adossait contre la pyramide. Au centre, un bassin rempli d'eau faisait comme un miroir où seul le ciel se reflétait. L'aurore éclairait le ciel de ses premières lueurs roses.

Je défis ma chemise de pèlerin, me plongeant dans l'eau fraîche. Le soleil à cet instant dut laisser poindre son premier rayon par delà l'horizon. La face polie de la pyramide s'irradia de lumière, éblouissant le bassin dont les vaguelettes firent scintiller les murs du sanctuaire. Mon cœur tressaillit dans ce bain de lumière primordiale et s'emplit d'une joie inconnue devant ce signe des dieux. Ce n'était pourtant qu'un peu d'eau et un peu de soleil, mais c'était pour moi la purification divine, j'étais l'Horus renouvelé.

 

 

Nous restâmes plusieurs semaines dans la région, faisant commerce avec les fonctionnaires chargés de l'entretien du plateau des dieux. Après ma première visite nocturne, en tant que pèlerin et novice d'Amon, je pus pénétrer en plein jour jusqu'au pied des tombeaux, m'imprégnant de l'atmosphère magique de ces lieux sacrés.

 

Lorsque arriva la saison sèche, nous reprîmes notre voyage à la voile, en remontant le Nil. Le pêcheur retournait dans son village du Nord, et je le priais de m'accompagner jusqu'aux Murs Blancs[1], l'ancienne capitale de l'Égypte. En quelques mois je m'étais attaché au pêcheur. Nous avions respecté chacun nos secrets, je ne savais rien de sa famille, de sa ville, de son passé, ni même son nom. De même, il ne m'avait jamais questionné sur mon panier, mais je sus bien vite, lorsque je le vis se détourner pour respecter mon secret, qu'il connaissait, sans s'en effrayer, la présence de Neb dans sa barque. Je ne lui avais pas parlé du palais ni du Roi, me contentant de me faire passer pour un pauvre pèlerin, novice du temple d'Amon. Et voilà qu'au moment de le quitter j'appréhendais cette séparation. Nos silences durant de longues journées avaient été comme un discours divin, je ne pouvais envisager nos adieux devant la ville désormais toute proche. Je résolus de m'enfuir comme un voleur la première nuit que nous passerions aux Murs Blancs.

Le lendemain matin, après la nuit sur le rivage, je me réveillais seul. Le pêcheur était reparti mystérieusement, me laissant dans le panier de Neb quelques pains de froment et du lait de buffle enveloppé de feuillages. Le serpent était à mes côtés, bien au chaud sous ma chemise comme chaque nuit. J'adressais un dernier adieu à l'ombre du pêcheur disparu, en reprenant le chemin qui longeait la rive.

Les paysans étaient nombreux, et me saluaient superstitieusement au passage. Le soir même j'arrivais dans la ville de Ptah.

Me présentant devant le parvis, je demandai asile aux prêtres du grand temple, mais il ne me fut pas répondu. Je m'endormis contre l'enceinte de briques en attendant le petit jour.

 

Les prêtres semblaient distants et suffisants. Je ne méritais pas encore leur lumière, malgré mon regard d'initiable. Ils me firent attendre de longues semaines devant la grande porte toujours close. Les habitants de la ville s'habituaient à ma silhouette méditative accroupie en plein soleil dans l'axe de l'entrée. Les enfants étonnés et curieux m'apportaient chaque jour une soupe de racines et des galettes de blé. Je suis resté longtemps à maudire en silence l'inutilité de ces prêtres top sûrs d'eux, leur arrogance. J'avais envie de leur dire qui j'étais, d'où je venais, et peu à peu ma rancœur fit place à l'indifférence, puis je ne cherchais plus à comprendre ni même à penser. Je me contentais de suivre sur mes tempes le ruissellement de la sueur qui perlait de mon front juste sous le turban de lin grisâtre. Je suivais ces larmes du corps le long de mon cou jusqu'à la taille, sous ma chemise chiffonnée qui s'imbibait du suintement de ma peau. Mes tempes battaient sous le soleil, je n'appartenais plus à ce monde. Mes mains machinalement faisaient le geste de prendre une soupe parfois, mes jambes marchaient un peu vers le point d'eau, je regagnais ma place sous le soleil torride.

Plus tard encore les fièvres s'emparèrent de mon corps et de mon âme et je ne bougeais plus. Un soir j'ai vu un visage se pencher vers moi, une bouche parlait mais je n'entendais plus, j'ai souri à celui qui m'a tendu une coupe de boisson brûlante et pourtant sans chaleur, j'ai senti la boisson envahir mon corps comme la sève envahit les branches de l'arbre jusqu'au bout des brindilles. Des phrases rituelles me parvenaient aux oreilles, à travers les lourdes portes du temple qui s'ouvraient pour moi dans la nuit sans lune, des chants sans cesse répétés tournaient autour de ma tête. Des ombres glissaient sur mes paupières rougeoyantes, comme le vol des grands oiseaux noirs au crépuscule d'un ciel d'orage. Le son d'un tambour, les cliquetis des sistres, des millions de démons peuplèrent mes rêves cette nuit-là. Ils étaient des milliers de prêtres sacrilèges qui voulaient me conduire à leur lumière en m'enfonçant dans l'ombre. Ils furent des centaines d'officiants aux masques grotesques qui dansaient entre les colonnades, le plus grand ouvrait sa gueule de chacal, et je m'en retournais, lassé, mais retenu de force par les fantômes de cette fête sordide. Ils m'approchèrent le visage de leurs pieds à baiser, mais les portes de bronze s'ouvrirent soudain, laissant paraître une statue dorée aux bras articulés, et dans mes songes inconscients, j'éclatais de rire, et l'éclat de mon rire pulvérisait la poupée aux membres déchiquetés. A mes pieds, Neb s'enroulait, la gueule ensanglantée du sang des prêtres sacrilèges.

Au matin de ce songe, un prêtre s'est avancé :

« – Tu peux entrer, enfant pèlerin, le collège des prêtres initiateurs a décidé de t'accorder de faire un premier pas vers la lumière. Ils ont répété cette nuit les cérémonies initiatiques et le temple est prêt à recevoir en son sein un nouveau postulant, puissent les mystères divins peu à peu se révéler à ton esprit ouvert et attentif. Bois ce vin de recueillement, avant de franchir les portes de la lumière. »

Je ne répondais pas, je souriais au prêtre étonné qui insistait d'une voix que je n'entendais plus. La fièvre avait quitté mon corps épuisé, et je levais les yeux vers le soleil comme on lèvre un visage vers une eau fraîche qui soulage et purifie :

« – La lumière, elle n'est plus dans vos temples, elle est là, au-dessus du chemin, dans le temple du ciel. »

La foule qui nous entourait devint muette et ce silence soudain me ramena à la réalité, sur ce parvis du temple où je venais de refuser d'entrer. Les visages souriants guettaient, inquiets, la réaction du prêtre initiateur. Ses joues gonflées de pourpre retenaient un crachat hésitant tout contre mon visage. Puis l'acteur s'affola, déchira sa robe de lin noir, et prit d'un geste brusque mon bâton pour le brandir au-dessus de ma tête d'enfant nu et désarmé devant la foule qui murmurait contre le fourbe. Les yeux exorbités du prêtre se révulsèrent devant la mort qu'il ne comprenait pas. Calmement je lui repris mon bâton où s'enroulait mon long serpent ensommeillé qui confondait encore le bras du prêtre et le mien, sans même songer à mordre.

Un enfant paysan battit des mains et tous les assistants firent de même en dansant autour du prêtre noir qui regagnait son temple en titubant de honte.

Les portes des ténèbres se refermèrent à jamais pour moi. Un sourire de vieillard et une main d'enfant me guidèrent vers une cabane de boue échée où le jour passait à travers le toit délabré de ses branchages. Ce sourire était celui qui m'avait apporté la veille le remède brûlant mais sans chaleur qui m'avait ôté les fièvres, et cette main était celle qui m'avait porté de l'eau durant ma longue attente devant le temple de Ptah.

(… à suivre …)


[1] Les Murs Blancs : nom égyptien de Memphis, capitale de l'ancien empire, dont le dieu principal est Ptah.